Le cinéma pour toute expérience - addendum

Si le cinéma finit par constituer pour l'esprit d'un spectateur une expérience pratique de la même nature illusoire qu'une action personnelle – il faut étendre le cinéma à toutes les formes de souvenirs numériques et empiriques que laissent aussi bien les commentaires des réseaux sociaux que les jeux vidéo (il est rare aujourd'hui qu'un adolescent n'ait pas tué des centaines de personnes) –, parce que notre cerveau, constitué tel qu'il est depuis de longues générations, croit d'instinct non seulement que ce qu'il voit est vrai, mais que le mouvement de la caméra revient à celui de la tête et du corps. Alors il faut admettre qu'en ce qu'il imite un acte, le virtuel se substitue progressivement au réel jusque dans la volonté de réaliser au monde une action. On pense toujours acquérir assez de vécu rien qu'assis dans son fauteuil ou son canapé pour autant qu'on observe des points de vue changeants ; il suffit que la fonction d'apprentissage visuel soit stimulée pour qu'on estime avoir agi en suffisance, car l'action humaine, pour ne pas dire la vie intérieure humaine, ne consiste depuis des millénaires qu'en l'impression d'avoir traité des informations changeantes. On sous-estime l'importance de l'image sur la sensation de vivre, en supposant à tort qu'un homme qui n'a pas marché de toute la journée sentira essentiellement la culpabilité de n'avoir rien fait : or, son cerveau éprouve qu'il a beaucoup agi rien que par le regard, se rappelant qu'il a visité quantité de lieu et affronté nombre de situations. Si le corps ne peut se leurrer par une imitation de fatigue musculaire, le cerveau, lui, pense le contraire et peut facilement se surmener rien que par l'observation d'un écran, en sorte que celui qui se fie plus à son cerveau qu'à son corps croit intrinsèquement qu'elle a bel et bien agi (on souffre autant de migraine après s'être effectivement démené d'une vraie journée de travail physique qu'après avoir longtemps fréquenté sans bouger des images mobiles).

Ce phénomène explique la conséquence de la multiplication des écrans qui est qu'après une pseudo-activité virtuelle, on ressent une hausse de passivité réelle parce, que le spectateur se croit empli d'agir après n'avoir fait que regarder. Cette confusion esthésique atténue le désir de vouloir agir dans la réalité après qu'on a été persuadé d'agir dans sa tête : c'est pourquoi, en dépit de leurs contestations « de tête », les gens ne se révoltent pas « de corps », et c'est même pourquoi ils épuisent tout l'effort physique dont ils seraient capables dans la conviction qu'ils ont déjà difficilement œuvré à s'informer et à communiquer. On ne les convainc pas aisément qu'ils n'ont réellement rien fait quant à la cause pour laquelle ils se sont tant renseignés grâce aux images. Leur cerveau les trompe dans la créance qu'ils sont éreintés et défoulés – saturés – d'efforts mentaux qu'ils ont déployés, mais à l'heure où ils vont dormir, ils ne parviennent pas à trouver le sommeil, parce que la condition y serait que non seulement la tête mais le corps soient fatigués. Ils ont purgé le sentiment qui, sans écrans, serait monté en eux de devoir « faire quelque chose », et ce sentiment étant retombé par illusion, le fait de regarder des images qui défilent, quand eux-mêmes ne « défilent » pas, annule et remplace la conscience atavique de la réalité existant en l'être humain, conscience qui n'a pas eu le temps de s'adapter aux ersatz de vie qu'un rectangle diffuse et qui ressemble tant aux divers mouvements de la vie. Voilà comme le cinéma – et tous écrans – a permis un nouvel usage, déformé, des sens : celui par lequel, en les remplissant d'images factices, chacun perd la sensation même de la nécessité et de l'urgence d'agir pour de vrai ; ainsi, l'image ou l'illusion du vivant phagocyte et supplante la véritable vitalité.

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