Le choix de l'esclave
À Alexis Haupt
On propose aux esclaves noirs, tant de fois par décennie, d'élire le maître qui les dirige. Ils votent ainsi parmi des gens qui font sur l'esclavage bien des propositions qu'aucun d'eux n'est tenu de respecter, mais nul ne propose d'abolir l'esclavage, les esclaves eux-mêmes ne se figurent pas qu'il puisse exister un autre régime que l'esclavage, et il leur semble, depuis qu'ils ont acquis le droit de voter pour le maître, qu'ils ont atteint le niveau le plus élevé de prospérité et de démocratie. Ceci est si vrai que chaque fois qu'un candidat leur propose ne serait-ce que d'altérerl'esclavage, ce qui est exceptionnel, ils prennent aussitôt peur et préfèrent se rallier à un autre, craignant trop le désordre et l'anarchie. Voici donc qu'un peuple noir se porte à une élection où quelques rares Noirs se présentent ; or, ce ne sont jamais de vrais Noirs qu'il choisit mais des Blancs affectant d'aimer les Noirs, cajolant des Noirs théoriques qu'ils imaginent, tout comme Carlyle aimait le Noir dans Discours de circonstance sur la question negro parce qu'il trouvait que c'était un « gars rapide et souple, une créature affectueuse et pleine d'entrain », mais ils ne connaissent pas les Noirs, ils n'ont jamais vécu parmi eux, ils se sont toujours tenus éloignés des lieux où l'on côtoie les Noirs, et leurs familles très blanches ont soigneusement sélectionné les cercles blancs qu'ils fréquentent et où ils travaillent depuis toujours et pour toujours.
Ce ne sont même pas, selon l'expression de Malcolm X, des « Oncles Tom » c'est-à-dire des Noirs au service des Blanc : ils n'ont tout simplement rien à voir avec des Noirs.
Mais les Noirs sont contents parce que depuis certaines révolutions symboliques qui les ont bien flattés, les femmes noires peuvent voter aussi, ce qu'ils nomment avec fierté « suffrage universel », et ils bénéficient d'un parlement où des personnes censées les représenter feignent de lutter en leur faveur sans jamais remettre en question l'esclavage. Ils ont donc une Assemblée Nationale des Esclaves composée de gens qui, comme les esclavagistes, estiment foncièrement que les Noirs ne pourraient jamais se gouverner seuls : ce sont bien quant à eux les Oncle Tom de la plantation, Noirs qui jouissent de conditions favorables en contrepartie de leur obéissance au système des Blancs et en récompense de la façon dont ils tempèrent l'ardeur des Noirs. Et quand ces Oncle Tom sont interdits de voter au parlement, en série et par le biais de loi qui offre aux Maîtres de décider sans contrainte tout ce qu'ils veulent, les Noirs ne remettent toujours pas en cause ce régime qu'ils estiment encore le meilleur du monde, bien qu'ils voient alors leurs Oncle Tom rester sans colère contre la défausse de leurs devoirs et prérogatives.
Il est curieux que presque aucun groupe d'esclaves ne décide de se passer d'esclavage et de maîtres, ce qui serait le meilleur moyen de démontrer leur dignité, mais l'habitude est la plus forte, et ils font veulement ce dont ils sont accoutumés. Le pire est que leurs maîtres sont mauvais et leur coûtent cher, qu'ils établissent des législations sans compétence, tandis qu'au moins les esclaves ont coutume d'agir de leurs mains, savent ce qu'est l'agriculture, œuvrent de façon bien plus difficile que les Oncle Tom dans les champs qu'ils cultivent, et que décider d'une politique, comme choisir l'endroit et le prix où l'on vend le coton, est beaucoup moins pénible et compliqué que le récolter, en sorte qu'il paraît que les représentants d'esclaves ne valent pas la moitié d'un d'eux.
Ce système de scrutin absurde s'appelle chez nous « élections républicaines » : c'est la circonstance où des hommes qui pourraient sans trop de mal et avec autonomie décider et voter directement les lois qui les concernent, estiment par habitude qu'ils ont besoin pour cela de gouverneurs auxquels les lois ne s'appliquent guère. Et les esclaves continuent ainsi de ramper dans la plantation, aspirant perpétuellement à devenir tous des Oncle Tom.
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