La théorie de l'éthique universelle
L'immense tort du partisan du « sursaut de choc moral », la faute grave de l'adepte de la « conscience universelle », le lourd vice-de-forme du croyant de la « limite inacceptable », et l'autopersuasion forcenée de l'amateur du « seuil de dignité intérieur », c'est de se figurer que l'homme est capable de reconnaître, comme dans son sang, la vilénie et l'abjection et de s'en scandaliser dès qu'il les rencontre, tirant de son instinct même la sorte de pierre de touche pour évaluer le mal.
Cette doctrine non seulement n'est pas innocente mais constitue l'argument fallacieux par lequel tout mal peut librement s'installer. Pour le dire autrement, il n'existe pas un mal qui ne procède fondamentalement de cet axiome ; le mal, du moins un mal, naît toujours de l'idée que le mal, commission ou conception, produit un sentiment de traumatisme contre lequel la nature humaine individuelle se révolte immédiatement.
Pourquoi permet-elle le mal ? Parce que selon cette conception, l'éthique devient une sorte d'absolu inné qu'il est impossible en soi de négliger et qui crée forcément une conscience-du-mal, ce qui résout en fait tout dilemme : si je ne sens pas, au sens de dans ma chair, qu'il y a sur le sujet une dérive morale, alors c'est que cette dérive n'existe pas puisque rien en moi ne s'en sidère, puisqu'aucune sensation de gravité ne m'affecte ; ainsi ne dois-je pas m'empêcher de poursuivre le régime de tranquillité et d'estime-de-soi où j'existe en intégrant l'idée nouvelle comme une simple habitude, une conséquence normale. Si l'on suppose qu'au contact d'une horreur un système de valeur en soi devrait se soulever, quand rien in petto ne se formalise, on admet qu'il n'y a pas d'horreur et que ceux qui en parlent exagèrent et ne font que fanfaronner.
C'est sans aucun doute la meilleure façon de vivre heureux : la conscience sait qu'il vaut mieux mépriser telle pensée qui la met mal à l'aise et qu'il lui est préférable de la relativiser ou de l'oublier pour accroître son confort. L'idée rassurante que le mal inquiète forcément celui qui s'en rend coupable procède d'un défaut considérable de psychologie. Le procédé à l'origine de cette erreur est très souvent le même : en gros, on se sert d'un exemple qu'on croit connaître, en général celui du nazi-en-uniforme, et l'on postule qu'il est invraisemblable qu'un tel homme n'ait pas perçu son inhumanité. On a tant associé a posteriori de connotations au mot « nazi » qu'on amalgame le banal partisan du national-socialisme avec un monstre multirécidiviste sans se rappeler qu'à l'époque « nazi » n'était que l'abréviation du nom d'un parti politique ; partant, puisqu'on « sait » avec une irréfragable certitude que c'était un monstre, on est aussitôt sûr qu'il ne se pouvait qu'il ne le sût aussi, et c'est même une évidence telle qu'il suffit de ricaner à ses contradictions, aussitôt le tour est joué, le mal, comme on l'a « démontré », est foncièrement conscience-du-mal. On croit alors que, à défaut de le savoir tout à fait, le nazi avait dissout son questionnement moral dans la haine ou tout autre sentiment d'extrême violence qui oblitérait son jugement critique, et l'on se rassure d'être soi-même incapable de brutalité et de n'avoir contre personne de rancune. La question est ainsi réglée : le nazi était un méchant-su, et tout autre exemple d'immoralité se caractérise certainement de la même façon.
En vérité, ce n'est psychologiquement pas du tout ainsi que le nazi se représentait une faute morale, pas davantage que le peuple allemand favorable à Hitler ne perdait sa conscience de lui-même dans une colère effrénée quelconque. Ni le partisan du nazisme ni l'électeur du dictateur ne se sentait, en général, un désir féroce, un goût criminel ou une volonté de nuire : il y eut d'ailleurs fort peu de repentis et de contrits sincères parmi eux, preuve que jusqu'après les guerres on ne se sentît rien à se reprocher. Arendt n'a pas eu raison, ni beaucoup d'autres comme elles, d'écrire que c'est l'insensibilité ou l'indifférence qui fit la plupart des déviations de l'époque. L'obéissance fit sans doute son office, mais ce n'était pas une obéissance mêlée de crainte de sanctions, une obéissance oppressée ou forcée, une obéissance d'esclave ou même de serviteur.
Il n'existe pas un homme enthousiaste – enthousiaste comme le furent assurément les peuples des temps terribles et des heures sombres – dont l'élan ne provienne d'une véritable et pleine adhésion plutôt que d'une volonté assumée de destruction. Un parti auquel on souscrit est une valeur qu'on endosse, une valeur pour soi positive : il est faux de prétendre qu'il existe des partis fondés seulement sur des inimitiés ou des antithèses. Ce n'est pas parce que je ne veux pas une chose que je me fédère ou rallie, mais c'est parce que je me prononce pour autre chose au nom d'un idéal opposé. Pour le dire simplement, le ségrégationniste américain du Sud ne se contentait pas de réagir à une peur que lui évoquait un pouvoir noir, mais il avait bel et bien foi en l'idée que les Blancs étaient meilleurs pour gouverner : en somme, l'idée négative qu'on prête à son adversaire n'est que la conséquence d'une idée positive qu'on veut attribuer ou attirer à soi et aux siens. Si vous cherchez en vous-même ce que vous n'aimez pas, vous verrez que c'est toujours par contraste avec ce que vous aimez premièrement.
C'est pourquoi, dans tous les cas où la morale intime est convoquée, l'esprit est aisément détourné de l'horreur par une théorie qui séduit, et cette diversion de pensée est ce qui empêche très souvent d'être confronté au dilemme et de seulement percevoir le point inquiétant. Ce n'est pas quelque passion oblitérante qui a permis de ne pas voir la turpitude, c'est une valeur : jamais personne ne se sait aveuglé par une passion, parce qu'elle ne représente toujours pour lui qu'une valeur. Il n'y a aucune raison de penser que le peuple allemand que sur les films d'archive on voit tendre par milliers des drapeaux et des bras au Führer en souriant, avait beaucoup de raisons de feindre : son émotion était de bon gré, et Mein Kampf largement diffusé ne dissimulait guère la stratégie du nazisme. Les soldats allemands de l'époque, SS et SA, ne semblaient pas des individus de particulière conviction ni pudiques à masquer leurs scrupules : peu exceptionnels, ils se battaient simplement pour leur pays comme c'est le cas dans presque toutes les guerres.
(Nos Résistants, si adulés chez nous après la guerre et, j'ose le dire, après tous le mépris et la défiance que les Français si coopérants et craintifs leur vouèrent durant la guerre – lire Georges Darien, par exemple Bas les cœurs ! – placardés sur de célèbres Affiches rouges dont un protagoniste fut récemment panthéonisé, ressemblent à s'y méprendre à d'autres Résistants, des Allemands dont on ne parle guère sauf dans Le Hussard bleu de Roger Nimier, et qui furent considérés par les Français comme des terroristes de gêner par leurs sabotages l'avancée des troupes dans un pays dont la défaite avait commencé et semblait inéluctable. Le sentiment de dignité est toujours une question de camp parce que seuls les victorieux qui écrivent l'histoire : aujourd'hui on a des héros très bien établis, mais les héros d'alors étaient en pleine confusion, preuve qu'elle n'existe pas, cette alarme intérieure qui avertit du franchissement de la limite morale. Si l'Allemagne avait gagné, Jean Moulin fût resté un membre de « l'Armée du crime », et c'est ce qu'on en retiendrait à présent, et même ce serait pour le Contemporain aussi évident que l'héroïsme de Manouchian et la monstruosité des nazis.)
Or, croire que ces millions d'êtres ne sentaient au fond d'eux pour tout but que l'envie de tuer, assumée d'injustice, c'est ce qui relève justement de l'immoralité la plus décomplexée. S'il est immoral de le croire, c'est parce que cela décomplexe justement toute personne qui, ne se sentant pas l'envie première de tuer, se saurait aussitôt un homme bon. Ce simplisme moral est l'accès le plus direct à l'immoralité : « Ils se conduisent mal parce qu'ils sont mauvais et parce que le monde les reconnaît tels, mais je partage, moi, les valeurs du monde, je ne saurais donc mal agir : la cloche de détresse retentirait en moi au premier écart de conduite ! » Mais c'est trop compter sur une similitude évidente des circonstances ; or, toute situation est nouvelle pour le sujet qui la vit, il n'existe pas un homme qui se soit retenu ou forcé d'agir à l'imitation d'un événement d'autrefois : personne ne se sent placé dans l'alternative d'un événement déjà passé, et personne ne croit en l'exactitude de deux moments dès lors qu'il est acteur ou penseur d'un d'eux. Ainsi, la mémoire n'a rien à voir avec la morale, il est donc vain de prétendre que le souvenir-des-siècles sera de quelque perfectionnement pour l'humanité.
Il n'existe pas en l'humain un déclic universel où la vertu se signale automatiquement, comme une détente ou une goupille qu'on entendrait se mettre en branle : la vision manichéenne de la morale est pour les imbéciles du confort moral. Pire, cette idée passablement mièvre offre à chacun l'opportunité confortable de se savoir héroïque, car lui « saurait indéniablement quand il faut résister ou s'opposer », selon l'ordre d'une fibre qui s'activerait au premier indice d'un trouble. Il n'est par conséquent même plus question d'y songer : « la monstruosité se sent ». Or, pour toutes les questions que l'histoire a proposées au jugement des gens, fors la propagande et la légende des nations, on doit bien constater que très rarement l'individu s'est insurgé contre un dévoiement manifeste de la justice et de l'équité – ceux qu'on vante comme des modèles en la matière sont partout des minorités, et même d'infimes minorités. Oui, mais le Contemporain, lui, « saurait », il le saurait sans hésitation, et il le saurait parce qu'il croit avoir bien appris son cours d'histoire-géographie. Comme si à toutes époques d'abjection il n'y avait pas eu des cours d'histoire-géographie, et même comme si ces époques d'abjection n'étaient pas précisément celles où l'on dispensait le plus de cours d'histoire-géographie ! Qu'est-ce que la connaissance de l'histoire-géographie a à voir avec la morale ? On rend les enfants civiques, et l'on voudrait qu'ils voulussent moins tuer au nom de leur patrie ! Quelque leçon de psychologie serait plus nécessaire et instructive ! et de la littérature, peut-être ! de la philosophie ! Or, de psychologie, de littérature et de philosophie, le Contemporain est singulièrement dépourvu si l'on excepte ce qu'il croit savoir de Freud, quelques citations de Hugo, et deux proverbes de Socrate. Il n'a pas l'idée d'un principe éthique qu'il pourrait expliquer, mais heureusement il sentirait poindre dans son cœur la moindre objection à ces principes : on ignore par quel miracle, c'est tout bonnement merveilleux !
L'idée d'une « éthique universelle » est bien une fadaise, et c'est une fadaise dangereuse qui entretient le mépris de toute pensée éthique. La morale ne se juge pas comme une sensation, elle n'est pas comparable à une douleur lorsqu'un corps étranger perce la physionomie humaine universelle : la conformation morale ne dépend d'aucune nature et se constitue par acquis, selon un enseignement lentement intériorisé, et pas plus tuer un homme que manger de la viande ne choque la conscience de façon innée. C'est pourquoi, si je proposais à quelqu'un d'accepter un acte censé heurter la décence, on risquerait de se trouver surpris de ce que ce Contemporain, et avec lui une majorité d'autres, serait capable d'agréer par confort personnel – et n'est-ce pas au juste l'enseignements des expériences de Asch, de Stanford ou de Milgram ?
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