L'effort contre la douleur de l'antipathie

Ma lucidité et ma franchise m'obligent à reconnaître ceci : la hauteur, même bien réelle, que j'éprouve dans l'effort à chaque moment de ma vie, et qui m'incite à chercher sans cesse une activité difficile et productive, est certainement relative, de façon paradoxale en apparence, à une volonté sous-jacente de m'épargner le mal, une longue peine servant alors à oblitérer une douleur lourde. Il m'arrive, par moments de bref désœuvrement où j'ai accompli provisoirement toutes mes idées, de me remettre à la place des autres, de redevenir normal, de sentir qu'aucun projet ne me tenaille, d'être en dispositions de simplicité et de facultatif, de me figurer n'avoir pas d'envie préoccupante sinon des passe-temps sans insistance dont l'agrément se situe dans le temporaire, et de comprendre alors que mon œuvre masque mon défaut d'ordinaire et mon manque de « morale ». Et je suis aussitôt malheureux de n'être aimé de personne, de ne compter pour quiconque, de ne tenir de place dans aucun cœur, de savoir simultanément que l'entreprise d'écriture d'un savant obscur est vouée à l'insuccès et consiste en un ratage sûr et programmé d'un triomphe, d'avoir même du mépris pour cet homme monomaniaque qui, au détriment des personnes réelles, s'obstine d'un univers aussi virtuel et inconséquent qu'Internet où rien ne parvient jamais nulle part et où tout est vain et futile, image étrange d'un être déshumanisé, artificiel au point de croire communiquer avec des électrons et des avatars, et enferré jusqu'à penser que tout ceci, à savoir se constituer une identité distincte et profonde, a de l'importance et même une importance supérieure. Alors, je me dis qu'il faut que j'invite des amis, que je gâte mes enfants, que ma femme me désire, que je dépense mon temps à d'altruistes inutilités qui me donneront l'impression de gagner des âmes véritables, une chaleur proverbiale qu'au moins on peut partager et saisir, fût-ce une chaleur affectée et banale, mais complice. Ce que je veux compenser, au fond, c'est ce défaut de vertu que l'oisiveté procure quand on a si peu de projets hautains qu'on se sent disparaître en soi, et le reporter et convertir en accessoires de sympathie, me rallier à la morale facile et reconnaissable selon laquelle la mièvre gentillesse des êtres envers soi démontre au moins son effet positif. Être aimé est toujours plus aisé en se contentant des signes extérieurs, des témoignages convenus, des abandons de réflexion. Se bâtir revient à être égoïste et à paraître distant. Une épouse pense : « C'est un père absent, un mauvais père ; il passe tout son temps à se distraire sur son écran ; il s'occupe avec un monde virtuel. Il néglige sa famille et les gens : ce qui lui arrive de mal, il le mérite. »

La solitude, il est vrai, ne réalise que soi et, à la rigueur, les quelques rares alentour qui pourraient encore admirer ; l'effort sur soi est en cela un égoïsme en un environnement où nul n'aspire à aimer des essences constituées. L'abandon de l'œuvre-de-soi, au contraire, justifie l'effusion : ce sont toujours ceux qui doutent de leur contenu qui oublient leur devoir d'être et qui se donnent aux autres, et c'est une manière de se rassurer sur sa valeur que de s'épancher à dessein de susciter l'approbation et le contentement faciles de gens négligés. Ainsi, la moindre pause du travail ouvre des perspectives poignantes sur son rapport à autrui : tout perfectionné que je suis, je m'aperçois que je ne dispose de personne que moi-même, que mon labeur a érigé une distance universelle, que ma hauteur me rend lointain à l'affection des autres. Je vis dans une tour qu'on me reproche, selon une modalité comportementale dont l'étrangeté d'effort ne me vaut qu'antipathie, nul ne m'accueille beaucoup avec sourire, je ne bénéficie nulle part d'un amour inconditionnel pour me consoler par sa certitude, en sorte que je suis intempestif même parmi les miens. Mon être-de-travail est si disparate avec ceux qui m'environnent que je suscite partout un sentiment d'éloignement et de relative indifférence.

Si aimer revient à fuir l'œuvre, il n'est pas entièrement faux qu'en quelque part œuvrer revient à fuir l'amour, du moins la considération de l'amour, le projet de l'amour qui s'éloigne à mesure qu'on se construit selon des critères moins recopiés et automatiques, et, incidemment, on échappe par le travail acharné au malheur sentimental de ne susciter l'amour de quiconque.

Ce n'est certes pas dans l'objectif de cette échappatoire que je me forge par écrit, mais, outre l'irrépressible désir de comprendre et de m'augmenter, dans le souhait pourtant irréaliste qu'on m'aimera pour ce que je suis devenu et non pour ce que je fais pour les autres, ni pour le temps que je passe avec eux. D'ailleurs, même en mon égoïsme – appeler cela ma « monomanie de supériorité », si l'on veut (c'est avant tout une volonté qui s'oblige à devenir supérieur à soi), en l'oblitération nécessaire, pour ne pas désespérer, de la mesure de l'inimitié que j'inspire, on voit que je ne puis m'empêcher de partager mes trouvailles, non pour m'en faire apprécier mais bien par façon de pure générosité : j'ai souvent dit, et je le pense foncièrement, que je tiens en premier lieu à permettre à mes lecteurs de gagner du temps sur la vie, et que je publie toujours à destination de l'enfant que je fus et qui eût profité des enseignements que j'apporte pour lui trop tard.

Alors, m'efforçant puissamment, je me dis : « Comment pourrait-on m'aimer pour des signes extérieurs ? Qui aime-t-on vraiment d'être comme tout le monde ? » mais lorsque je me retire un instant du travail, je trouve autour de moi des personnes hostiles, déprises de sympathie et ne me comprenant pas, et je songe : « Qui peut aimer un être aussi absurde qu'un écrivain ? Ne faut-il pas des gentillesses banales pour être aimable ? N'est-ce pas ainsi le code universel et reproductible par lequel on acquiert la tendresse ? » Mais la volonté d'exceller – ou bien juste son habitude – me pousse à des projets nouveaux, à d'autres progrès, à des entreprises pensives qui m'accaparent contre tous, et me voici déjà en train d'explorer un domaine que je n'avais pas anticipé, suis de nouveau en voyage sur un autre territoire de moi-même et du monde, c'est trop fort en moi, il faut que je parte, il faut que je découvre encore, il faut que je me complète, et parallèlement il faut que j'oublie la froideur et la rancune qu'on me destine, je redeviens un être enfermé qu'on pourrait aimer pour sa grandeur mais parmi des êtres qui n'aiment que les témoignages d'affection ordinaires, après quoi, brièvement disponible, l'esprit revenu en repos, ému d'un court temps vide où je devine que tout m'est étranger et me voit comme un monstre, je retourne à mon clavier, fuyant la conscience fulgurante de cette atteinte brûlante – ne susciter qu'indifférence ou mépris –, et m'efforce à disséquer cette lumière pointue inédite qui me ferait pleurer si je ne faisais que la regarder sans la pénétrer.

Et j'écris « L'effort contre la douleur de l'antipathie », ou quelque autre texte dont la teneur est bien une construction, avec la conviction d'avoir ajouté, à l'édifice de ma personne, une pierre blanche et glacée de plus.

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