L'âge et l'image de l'âge
Méfions-nous que malgré notre force, l'âge ne nous retire, sur la seule apparence des faiblesses attachées à cet âge, la puissance que la tradition confère fixement à une image. Peut-être un homme vieux est-il moins respecté, est-il plus chahuté ou méprisé non selon sa grandeur ou son autorité, mais uniquement sur le fondement qu'il est vieux et que c'est ce qui convient à son âge. Qu'adviendra-t-il alors de lui s'il supposait que son essence et que son attitude étaient ce qui faisait sa vertu auprès de son entourage : le voici condamné à perdre en estime, et il constate son impuissance, et il tente en vain d'altérer cette déchéance où on le place malgré lui, et il est seul à savoir qu'il n'y peut rien et n'a pas déchu ! C'est une injustice effroyable que le monde si imbécile puisse vous juger selon des catégories qui ne dépendent point de ce que vous êtes : à son regard qui ne distingue nulle nuance, il est seulement pratique que vous apparteniez à tel classe à laquelle nulle n'échappe, et l'obtusion de sa facilité prévaut sur une représentation sensée et pertinente, sur toute vérité même, sur la moindre complexité ; il faut pour son confort que vous soyez ce qui est aisé à reconnaître, que vous correspondiez à la pensée qui lui donne de la tranquillité, que vous soyez conforme à sa stupidité d'imageries inamovibles. À l'heure de votre grand âge, vous serez pour lui un presque-mort, un déjà-mort, un ancien-mort dès qu'il aura intérêt à anticiper le deuil de vous et à ne plus se soucier de vous comme un homme, et en dépit de vos esprits, vous n'aurez plus accès à sa considération d'être vivant, bien qu'en maintes choses et peut-être en totalité la vitalité soit plus fluide et féroce en vous qu'en lui.
Qu'au travail on vous mette progressivement à l'écart, non sur la foi de vos changements véritables mais sur le banal ostracisme du préjugé, qu'on vous écoute moins même en dépit du perfectionnement dont vous témoignez, qu'on vous fasse plus de difficultés en raison de cette négligence coutumière qu'on attribue à des corps considérés comme passés, et que vous ayez à subir la suffisance des méprisants les plus bêtes et populaires : c'est une destinée selon laquelle il ne faut s'attacher dès à présent à personne, et vivre aussitôt dans la certitude de n'être jamais aimé pour soi. Toute la consolation peut venir d'une résolution permanente et profonde : ne pas se persuader aujourd'hui d'être apprécié pour ses qualités, mais savoir que toutes ces affections ne sont posées que sur des superficies, et qu'on goûte en vous une sorte de miroir-cliché. On me sera moins favorable peut-être dans l'avenir, mais n'importe si je sais déjà que ce n'est pas à moi qu'ils sont favorables aujourd'hui. J'apprendrai tôt à vivre dans la solitude intérieure et à ne pas m'illusionner aux sympathies diverses qu'en mes différents âges ils me témoigneront. Même s'il me sera impossible d'avoir encore sur mon univers humain une certaine emprise, je m'en consolerai en sachant que ce n'est pas au déclin de mes forces que je le dois, mais à la médiocrité de leur jugement – je tâcherai tout de même de demeurer excellent et de conserver sur eux l'effet de ma supérieure équanimité.
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