Grand garçon

Tout ce que je puis ajouter à mon portrait autobiographique pour expliquer la direction d'un certain orgueil – même si cet orgueil ne se manifesta jamais du temps que j'étais jeune –, c'est que j'ai grandi tôt et fort, que j'étais replet le temps de l'école primaire, et que je n'ai pas cessé d'être physiquement plus haut que la majorité de mes camarades jusque vers le début du lycée – je mesure aujourd'hui un mètre quatre-vingt-un.

Ce détail est d'une influence plus importante qu'on ne peut penser : c'est qu'un enfant robuste est toujours un peu conscient de sa force et croît sans beaucoup craindre ses camarades ni sans en être dérangés ; un enfant malingre est plus souvent appréhensif des brutalités d'autrui, sait moins se défendre et aspire parfois à prendre le dessus des peurs qui l'ont longtemps habité. Si aucun de ces attributs, grandeur ou petitesse, n'empêche l'accès à la supériorité, le motif et la manière de cette ascension sont possiblement assez différents. Le Fort est solaire, au sens où il grandit sans offuscation et pour lui-même, il n'a rien à cacher de ses vœux simples où n'entre a priori nulle rancune ou dépendance ; le Faible est au contraire lunaire en ce qu'il se développe à l'ombre de machines qui lui imposent et dont il veut s'extraire, et il n'envisage pour triomphe que des appareillages intellectuels qui sont toujours un peu controuvés et biaisés, comme des concours et examens – en somme, le Faible réclame une fierté dont le Fort n'a pas besoin.

Aujourd'hui que je reste d'une certaine vigueur (bien que je ne pèse que soixante-treize kilos), je ne redoute pas de me battre, et j'estime même que c'est une façon loyale de régler un problème, honnête et franche, plutôt que d'aller dénoncer ou plaider ; mais celui qui crût dans le sentiment de sa faiblesse fait volontiers de la chicane un instrument en sa faveur, préférant fourbir les armes compliquées et retorses de la rhétorique et de la procédure afin de l'emporter contre l'épreuve défavorable du corps – il se voit notamment comme foncièrement diminué et doit suppléer à cette déficience.

Il ne faut pas sous-estimer l'impact de la forme physique dans le développement de celle de l'esprit : quand on a l'habitude de regarder les gens quinze centimètres au-dessus d'eux, on se sent toujours plus en sécurité, mieux à l'abri, relativement exceptionnel peut-être, et quand ses interlocuteurs doivent nettement lever la tête pour communiquer à soi, le regard descendant qu'on leur porte vous fait d'autorité le gardien de ce petit entourage qui s'amasse comme des nuées d'enfants et qui quelquefois se réfugie près de soi, réclamant une défense contre quelque poursuivant. Ce fait établit un certain rapport politique à autrui, l'autre paraissant moindre que soi puisqu'en dernier recours c'est toujours quelqu'un qu'on peut brutaliser avec la certitude de gagner (cette perspective rêvée constitue perpétuellement la consolation du Fort : s'il voulait, en quelques coups, tout serait réglé), c'est pourquoi il se sent envers les autres un devoir de protection. Du moins, comme en général on ne provoque pas celui qu'on craint physiquement, c'est en l'absence générale de crainte qu'a grandi le Fort, ce qui le rend plus confiant et moins complexé, tandis qu'au contraire, la pensée de résoudre un litige par la violence ne se présente probablement jamais à un être étriqué, ou juste selon des fantasmes qu'il sait illusoires : il lui faut alors plutôt concevoir des plans, fomenter des machines, bâtir des stratagèmes, manières détournées qui finissent par caractériser une mentalité de complot et d'abus, et par déformer le sens d'une certaine justice « naturelle ».

J'exagère un peu, mais il est indéniable à tout homme grand que la haute taille confère psychologiquement non une supériorité mais une responsabilité, qu'elle oblige à des égards, qu'elle incite à « faire attention » : on casse plus de choses malgré soi quand on est grand, on ne se faufile pas, et l'on ne se « défile » pas parce qu'on ne saurait passer inaperçu. Par exemple, je ne pouvais « jouer à la bagarre » avec mon frère plus âgé sans prendre des précautions pour éviter de le blesser (ce que, pour son malheur, je n'ai pas toujours réussi à faire !), et dans tous les jeux sportifs où la corpulence compte, l'enfant qui assume sa grandeur doit être vigilant, s'applique même parfois divers pénalités ou handicaps pour rivaliser à égalité sans humilier les autres ; cela m'arrivait souvent, et je crois n'avoir pas pratiqué une activité physique collective sans me demander, en observant mes coéquipiers et adversaires, quels freins il faudrait que je me misse – au football par exemple je jouais toujours gardien de but par crainte de me tordre une cheville ou de pousser quelqu'un trop fort (j'ai le souvenir d'un coup de pied lancé par moi contre un camarade qui m'avait excédé, c'est un de mes rares faits de violence : deux doigts aussitôt cassés !).

Or, cette disposition à considérer autrui, fût-ce en tant que géant maladroit qui redoute d'abîmer les autres, induit un rapport soigneux au Faible, même parfois une certaine hésitation à progresser, dans la crainte « d'écraser » les autres, sentiment diligent et scrupuleux que ceux restés longtemps chétifs n'ont pas et peuvent difficilement connaître, étant sans raison d'avoir éprouvé par l'expérience ce souci de « faire du mal ». C'est chez eux plutôt le désir de s'élever contre la « destinée » de leur physionomie, de « forcer » le sort avec insistance, souvent même contre les lois de leur âge en allant produire près des adultes et des puissants quelque impression artificielle de leur avantage, avec la soif de montrer que la « nature » n'a pas tant de valeur que la volonté d'exceller, mais il leur demeure une fébrilité, peut-être malsaine, sous forme de faim de revanche. Ainsi, les petits parvenus sont souvent tout jalousies rentrées et esprits processifs, s'accompagnant d'une nervosité qui dissimule mal vengeance et hargne, tandis que le colosse reste plutôt quiet et s'élève par envie intime, non par comparaison, sans le souhait de s'affirmer contre quelque Ridicule, et probablement, à cause de cela, avec peu d'ambition de la nature que la civilisation valorise – études, diplômes, discours et arguties, tout ce par quoi on cherche à prouver sur autrui une supériorité que le corps ne suffit à indiquer.

On vérifiera, il me semble, que les hommes politiques, et qu'en général toutes personnes mâles qui occupent des places importantes au sens d'une hiérarchie – car c'est surtout de virilité qu'il s'agit dans cet article –, sont plutôt des individus de petite taille.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: #discussions