Galvaudage des lèvres, et de bien d'autres choses
Il est faux que les baisers quotidiens, ceux que les couples s'échangent régulièrement et sans y penser, entretiennent l'amour : la preuve en est que ceux qui y sont habitués, comme au départ d'une journée de travail, s'ils ne les font pas en sont plutôt marris qu'ils ne sont contents de les prendre. Même, leur absence se signale bien davantage que leur présence, en sorte que ce n'est pas qu'on ait satisfaction à les faire, c'est qu'on ressent un doute et un effroi à ne pas les recevoir. C'est comme les « Je t'aime » que se répètent sans y penser les amants déjà stylés, conformés et copieurs, en formules expurgées de toutes profondeur et intensité, en adages et en automatisme : ce sont des us dont le défaut laisse un manque quel que soit leur bienfait banal, pareils au meuble qu'on ne regarde jamais mais qu'on serait inquiet de ne plus rencontrer au même endroit.
Ces irruptions d'intime dans la sphère anodine et publique galvaudent l'amour en le tournant du côté des rituels rassurants.
Initialement, un baiser est une émotion, et le contact des lèvres produit une excitation sensuelle ; c'est à cela que se destine le baiser, à la suggestion d'un attrait et d'un interdit, mais le smac sec et habituel rode à la coutume où disparaît l'intention de l'amour : le rapprochement de désir devient une formalité, aussi vrai qu'on s'éloigne d'un homme en lui serrant poliment la main ; le geste s'altère en impersonnalité s'il se change en routine. C'est pourquoi j'affirme que les actes d'amour devraient en toutes leurs expressions conserver leur force originelle grâce à leur rareté, et par exemple qu'un couple ne devrait jamais fréquenter une même salle de bain ni un même lit, à moins que ce ne soit délibérément afin de s'envisager nus et s'émouvoir à la proximité et aux caresses. L'habitude de la nudité réciproque rompt la curiosité et le plaisir de découvrir un corps, et l'obligation de partager le lit conjugal ôte le plus souvent à la couche sa connotation subversive : c'est au même titre qu'on ne place pas le godemichet sur la cheminée à la vue de tous ou qu'on n'expose pas la boîte de préservatifs sur n'importe quelle console de la maison. Une pudeur est nécessaire à entretenir la vivifiante surprise de l'amour, mais l'usage et même la soumission aux conventions maritales anéantissent graduellement jusqu'au soin de s'apprêter, comme on est alors constamment percé du regard de l'autre et qu'on n'ose plus s'y soustraire – on finit par péter ou se gratter l'entrejambe devant son conjoint sans considération de sa présence. Qu'une femme s'impose de subir le ronflement nocturne de son mari, ce n'est pas tant de quoi m'impressionner par son abnégation que suggérer qu'il fait longtemps qu'elle a cessé de l'aimer ; qu'un homme assiste à l'habillement journalier de l'épouse médiocrement vêtue, ce n'est pas indiquer qu'il l'aime assez pour trouver à ce rite assez de charme à entretenir son sentiment, mais cela signale que, faute de dégoût pour la position désavantageuse où il la voit, il la croit à sa place quand elle ne fait que porter une assez vilaine culotte. J'ai ouï parler d'un couple de retraités qui se contraint à avoir un rapport sexuel tous les matins au réveil, désir ou non, ce qu'ils doivent valoriser sous l'appellation « entretenir l'amour » : or, c'est pour moi le plus grand désastre de l'amour de faire même de la sexualité l'habitude qui s'impose à telle heure, quand même l'érection et la lubrification viendraient naturellement.
Cet exemple fait rire et semble impossible ? C'est à bien regarder à quoi s'obligent les couples contemporains, tant ils témoignent leur amour d'une façon générale et processive – ou alors, qu'ils démontrent, s'ils le peuvent, par quoi se distingue leur propre manière d'exprimer un sentiment qui, en principe et selon la logique puisqu'il est personnel, ne devrait connaître de manifestation que singulière et privée !
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