Des constellations de mots - troisième addendum
Un vrai problème opératoire que je rencontre désormais quand j'écris et qui survient à chaque phrase, à chaque proposition, sans que j'aille le chercher, sans qu'il s'agisse nullement d'un scrupule fabriqué pour la pavane ou pour me flatter d'un casse-tête, c'est la sensation que les premiers mots qui me viennent sont toujours mauvais, qu'ils s'appliquent mal à ma pensée, qu'ils sont trop éloignés de sa révélation, qu'ils la trahissent plutôt qu'ils ne la traduisent, que mon idiosyncrasie se trouve altérée par l'emploi d'un fonds impersonnel qui rabat le singulier à la mesure plurielle, qu'à conserver ces mots j'y déformerais et plierais ma réflexion au point qu'elle perdrait en intégrité et profondeur jusqu'à me la faire oublier, que ce sont des raccourcis pratiques mais plus ou moins inexacts, comme autant d'approximations – facilités et proverbes – qui, juxtaposés en nombre, rapprochent le texte de la mentalité commune et qui non seulement atténuent la portée de la découverte que j'y escompte mais finissent par le rendre presque tout à fait faux, quoique plus entendable au profane. Je suis de plus en plus tenté, pour pallier cette impression d'insuffisance, d'apposer des guillemets à la plupart des termes que j'écris et que j'estime mal contourer ma pensée, tous ceux que je crois partiellement impropres à la restituer fidèlement, mais c'est un procédé qui serait si récurrent qu'il rendrait mes articles illisibles, de sorte que je me résigne à une moindre quantité d'imprécisions. Le vaste dictionnaire numérique que je me suis constitué et que je complète depuis une vingtaine d'années m'aide à affiner mon lexique, parce que mon esprit procède par amalgames et que j'ai toujours premièrement l'envie d'utiliser un vocable qui n'est pas exactement adapté à mon idée intime (ou qui peut n'y avoir qu'un rapport phonétique), or j'ai aujourd'hui recours à ce dictionnaire avec une fréquence qui serait presque déshonorante tant il paraît se réduire à un « truc » impersonnel d'écrivain en mal d'inspiration, à ceci que c'est un outil que j'ai élaboré seul, qui m'est particulièrement destiné et dont nul autre ne saurait se servir : il est lui-même une création individuelle. Surtout, nous recourons tous à un dictionnaire, tacite et recelé, collectif et bien plus négligent et fautif, plus inconscient et médiocre que celui auquel prétend l'artiste en recherche et composition, et c'est celui de l'expression usuelle : tout homme utilise le langage fallacieux, frauduleux et spécieux de la communication opportuniste. Je récuse davantage ce dictionnaire tu – dictionnaire de la simplification et de la connotation – que celui que j'utilise et déclare, et je le récuse non juste pour mon œuvre mais pour ma parole, autant que, dans la relative improvisation d'un propos, je suis capable de m'en passer : je parle toujours, si je puis, sans relâchement et avec le souci de rendre de la manière la plus authentique, en tous cas la moins désinvolte possible, la teneur unique, irremplaçable, de mon idée – ce qui ne présume rien peut-être de sa justesse, au moins est-elle alors justement retranscrite.
L'origine de ce problème est que j'ai tant travaillé, avec tant d'acharnement et de soin, au souci de la vérité, y compris en la fiction (car dépeindre une vision nécessite une conformité de son image intérieure et de son rendu littéraire : je suis sûr que maints auteurs se contentent de se laisser porter par les mots sans s'en tenir aux images auxquelles ils tenaient initialement), au point d'en faire ma spécialité et ma constance jusqu'à traquer toute espèce de flou, de louche, de douteux dans un texte, ligne après ligne, à défaut sinon de me respecter, que j'en suis devenu un peu maniaque, sans doute. C'est que je crois avoir repéré que presque toute erreur humaine vient du consensus, et que ce consensus est dérivé de la volonté de se faire comprendre de tous, ce qui passe notamment par l'emploi de termes accessibles abaissant l'individualité au niveau du déjà-universellement-su. Je lis actuellement Grothendieck et j'aime beaucoup sa curiosité et sa franchise mais je trouve qu'il compromet sa profondeur par l'usage d'un lexique « sociable » à destination d'une compréhension rapide et d'une commodité d'écriture : pour être fluide à autrui et à lui-même, il vulgarise et se galvaude, il ne parvient pas à une parfaite spécificité, ce à quoi, moi, je ne puis plus me résoudre sans en tirer l'impression d'une faute, d'une indignité, d'une dépendance. Je me défie des mots-des-autres qui sont toujours les plus immédiats et qui s'estompent toujours à mesure qu'on cherche mieux. C'est ainsi par exemple que quand on est mécontent, quelque chose nous « fait chier » ou nous « emmerde », mais ces deux expressions ne veulent rien dire (sans parler de ce que littéralement elles sont évidemment : on se contente de telles déclarations-pensées, sommaires et valant n'importe quelle exclamation choquante, sans exprimer si c'est par obsession, accaparement, importunité, ennui, insistance, etc ; bref, l'humeur ainsi formulée est indistincte, se présente sous la forme d'une violence très banale, ne prend pas de forme unique, ne traduit pas une situation originale, écorche le monde, nivèle la réalité, et, si l'on doit permettre cette expression pour un locuteur énervé et hors de lui, elle est indigne d'un écrivain de langage rigoureux et d'un philosophe de pensée exacte. Cet exemple se prolonge à quantité d'occurrences moins familières, en vérité à toute tournure qui se présente lexicalisée, c'est-à-dire comme un ensemble préfait et plutôt automatique, doté de significations antérieures et qu'il faut ignorer en majorité pour l'appliquer à une circonstance vécue (personne en effet ne vous incite à aller aux toilettes ni ne répand sur vous ses excréments quand il vous « fait chier » ou vous « emmerde », il ne faut entendre par là qu'une communauté suggestive à laquelle renvoie l'expression), ce qui revient à dire qu'environ tout ce que nous exprimons est de cette nature : la langue telle qu'elle se présente immédiatement et pratiquement à nous est un amalgame désignifié.
Et cette gêne que j'éprouve, cette instance à distinguer les mots, est plus inconsciente et intrinsèque qu'on ne peut croire, ce n'est pas seulement une théorie d'écrivain ni une résolution-de-métier telle qu'on doit se la réciter régulièrement pour la garder à l'esprit : c'est que je sens vraiment, tandis que j'écris, comme par l'effet d'une intuition térébrante, qu'il existe à tel mot tracé là un substitut plus net qui invalide celui que j'ai couché, de sorte qu'à l'instant même d'écrire, cet appel d'exactitude me tente à de continuelles retouches qui, ralentissant le rythme de mon écriture, si je m'écoutais complètement pourraient être infinies et torturantes. J'entends un autre mot, je le devine comme couleur, mais je ne détiens pas sa forme, je sais seulement qu'il existe. Or, le mot provisoirement écrit, j'ai la conscience, exacerbée jusqu'à la culpabilité, qu'il n'est pas le meilleur, j'en souffre comme d'un matériau déficient pour bâtir une œuvre en cours de gâchis, cette relativité m'indispose, cette résignation à un ingrédient qui ne convient pas, cet amateurisme, quelque chose assurément ne va pas, et je détiens à présent suffisamment de synonymes pour obvier à cette négligence, je dispose d'assez de méthode pour ne pas me contenter de ce brouillon, déjà il me vient « à la bouche » et « à l'instinct » quantité de termes interchangeables dont je perçois en loin qu'un seul sera moulé à l'idée que je veux exprimer. Cet appel et cet effort me deviennent chaque fois plus impérieux, plus sensibles et ralentisseurs, convoquent en moi une déontologie chaque fois plus nécessaire et incontournable, m'obligent à plus de recherche difficultueuse (j'en viens à interroger parfois des Intelligences Artificielles, et par exemple « incontournable » est le fruit de Perplexity à qui j'ai demandé une expression équivalent à « qu'on ne peut négliger », mais mon dictionnaire fait peut-être mieux, puisqu'en synonymes d'« impérieux », qui correspond approximativement à mon idée (j'y ai préfèré un terme associé à un préfixe négatif, car c'est bien quelque chose « à quoi je ne puis échapper ») je trouve d'abord « impératif » puis « indomptable » qui a le mérite de m'appartenir, à ceci près qu'en allant quérir d'autres synonymes sur Internet je découvre enfin « irrésistible » encore plus juste qu'« incontournable » et qu'il faut que je lui supplante – cette parenthèse sert à traduire concrètement l'épreuve que j'affronte désormais pour tout mot important de mes textes). Or, ce travail acharné ne sert qu'à atteindre à un résultat dont la différence – outre que personne ne me lit – ne sera perçue par aucun lecteur. Je m'épuise en vain, et pourtant n'ai aucune alternative, rien qui sans ce labeur me laisserait en paix : mon progrès est ma malédiction, écrire me devient toujours plus pénible, car plus je m'améliore mieux je pressens l'existence d'un terme meilleur ; et, bien que je n'aie jamais pris plaisir à rédiger un texte, chaque mot est une embûche, un heurt, un problème scientifique, une équation à résoudre, et même une syncope pour ce qu'il me tarde d'exprimer, en sorte que le moyen à présent est presque l'ennemi du but, et le genre de texte – fiction ou essai – n'y change rien. Je lutte avec âpreté, résiste contre l'évident, contre le normal, contre le commun, contre tout ce qui est de l'ordre du moindre réflexe langagier, et ainsi il me faut réformer par étude chaque terme instantané et qui me fait l'effet d'être trop clair c'est-à-dire associé à trop de préjugés implicites, pour le transformer en difficultueuse étude, en sachant que « mon » instantanéité est déjà le fruit d'un certain travail de sélection immédiate, en sachant aussi que je dois tâcher de sonder et déjouer ce qui, chez un autre lecteur, sera compréhensible au sens d'irréfléchi, et donc, par glissements successifs, erroné et source de confusions (nul ne doit tirer d'un de mes textes un sens qu'il croit contenu dans ses acceptions préétablies : j'insiste pour que ce soit mon sens qui illumine ou éclate en son esprit).
Bref, mes écrits se complexifient – processus et résultat (bien que, je pense, le texte n'en soit pas beaucoup plus difficile à lire) – : c'est surtout que la somme de calculs effectifs avant de fixer un mot devient prodigieusement longue. Pourtant je n'y puis rien, je me mépriserais de ne pas procéder avec autant de scrupules, je ne puis plus que viser à l'art qui commence par la correspondance d'une intention et de l'effet, je dois écrire avec toute la mesure personnelle dont je suis capable ; car je ne puis concevoir, comme notre siècle est venu à le croire, qu'un texte est ce que pour le plaisir du défoulement on abandonne à son instinct le plus prochain. Je suis, moi, plus que jamais, indésireux de rejoindre par mon expression le niveau de naturel de mon Contemporain : j'estime cela pour le langage une déliquescence, pour le locuteur consciencieux une abdication, et, pour l'écrivain, de l'usurpation.
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