Considérations sur le service minimum

J'ignore s'il est en effet légalement possible d'obliger quelqu'un à travailler – ceci est pour mettre en cause les dispositifs prétendus de service minimum et de réquisition. Je voudrais bien savoir si une personne s'est déjà opposée à réintégrer le travail malgré les convocations, et si elle a été poursuivie pour cela, et si elle a déposé un recours au tribunal administratif, au Conseil d'État ou constitutionnel ou à la Cour des Droits de l'Homme pour signifier le principe suivant :

« Nul ne peut exiger par la force ou la menace que quelqu'un effectue un travail qu'il refuse. »

Je n'imagine pas le fondement légal par lequel on pourrait le contredire en arguant par exemple : « Un homme n'est pas libre de son emploi : si on le paye pour une action, il ne peut refuser de l'accomplir si elle doit profiter à une multitude, même s'il se rétracte d'un précédent engagement. » Un tel règlement serait proche des dispositions de l'esclavage, et c'est à ce titre qu'il doit se contester. « Pour tout ce que je te demande, tu dois obéir, même quand tu manifestes ton refus par la grève. » : quelle exigence injuste ! Voyez comme je n'invoque pas le perpétuel « droit de grève » : je parle d'atteinte au libre choix d'une activité professionnelle, et en appelle au droit essentiel de répondre à autrui en toute occasion : « Je ne veux pas le faire, même payé : fais-le toi-même, si tu y tiens ! »

Il est vrai qu'il y a quelque inconvénient, durant de larges mouvements de protestation, à ne pas pouvoir prendre l'avion, se procurer de l'essence ou amener ses enfants à l'école. Il ne s'agit pas de nier que si tous les personnels soignants ou de sécurité arrêtaient le travail, il en coûterait aux Français la contrainte d'une énorme désorganisation et peut-être la perte de leur vie. Je l'entends bien ; mais si demain ma mère ou ma femme meurt faute d'avoir été prise en charge à l'hôpital parce qu'aucun chirurgien n'a accepté d'exercer, je ne me plaindrai ni des médecins vacants ni de ma Nation, parce qu'après tout, compter sur les autres est le luxe d'une société de confort que je reconnais un bienfait surérogatoire, un supplément civilisé, un bonus dont je n'ai rien à réclamer, et je me placerai mentalement plutôt en la situation de qui, livré à lui-même ainsi que sa condition originelle l'y rappelle, n'a pu résoudre seul un problème et qui a certainement trop espéré de son environnement social. Autrement dit, je n'estime pas que le chirurgien a un devoir de sauver ma famille, seulement souhaité-je qu'il soit disponible et apte à le faire si j'ai besoin de lui, mais j'admets son intervention un privilège à moi octroyé et non un service qu'il me doit au prétexte que je vis dans un pays développé où je paye l'impôt. Si le chirurgien refuse de travailler, je ne veux pas l'obliger, ni tenir pour axiome que son contrat est d'opérer, ni qu'une police veille après lui s'il exécute bien les gestes auxquels sa profession le destine lorsque c'est contre sa volonté. Et si son refus occasionne la mort en ne permettant pas qu'on soit soigné et sauvé, je ne dois pas le juger responsable de ce trépas, même si j'en puis être tenté sous l'émotion, parce que ce trépas serait de toute manière survenu sans lui, tandis que seule la guérison est à mettre à son crédit et peut lui valoir ma gratitude.

Il est certes malheureux que tant de gens soient, pour toutes sortes de choses, dépendants de la compétence d'autrui, mais il est encore heureux, et même quasi miraculeux à bien regarder avec recul, que tant de gens puissent, dans la majorité des cas et presque toujours, recourir au service d'autrui pour ce qu'ils veulent au-delà même du besoin et notamment pour des vétilles et du superflu. Je dois me résoudre à ce que, si l'école ferme, mes fils viennent avec leur père à son travail : ainsi vivrons-vous la journée, et peut-être plusieurs, comme si l'école n'existait pas, comme si elle était une faveur, ce qu'elle est en effet malgré nos oublis d'enfants gâtés des civilisations. Et je ne vais pas, comme d'aucuns le proposèrent quand une pandémie grave fut supposée sévir, imposer aux agriculteurs et transporteurs de se mettre en péril pour m'apporter à manger, selon le credo égoïste que c'est « de leur responsabilité » et parce que je manque à trouver de quoi vivre sans eux : je n'avais qu'à me débrouiller d'une autre manière, c'est surtout que j'ai trop présumé de leur soutien comme s'ils étaient à mon service inconditionnel et en permanence.

Mais je ne suis ni le tyran ni le maître de personne, et personne n'est mon sujet ni mon esclave. Si quelqu'un refuse de travailler pour moi malgré l'argent que je lui propose, dois-je juger légitime de l'y forcer parce que nul ne veut s'atteler à la tâche ? Une grève, si je ne me trompe, ce sont des êtres qui ne perçoivent rien durant leur cessation d'activité : ils s'affament en quelque sorte, et si je ne puis les remplacer moi-même et m'occuper de ce qu'ils auraient fait pour moi, faut-il, maigris comme ils sont, les fouetter peut-être et imposer qu'ils reprennent leur rôle de serviteurs ? Pas question. Cela m'évoque trop la situation de gens qui, lorsqu'un arbre est tombé en travers de la route, se contentent d'attendre qu'un employé communal se charge de déblayer la voie, tandis que seuls ou ensemble ils auraient pu sans mal pousser l'arbre et passer, et ainsi ne pâtir que d'un contretemps.

Et si demain la police et l'armée refusaient de travailler et que des émeutes éclataient pour piller mon village et ma maison ? J'attendrais avec fermeté les malfaiteurs qui pourraient venir, et je crois que je serais encore capable, avec mes pauvres outils lamés, de former parmi mon voisinage une milice sans attendre un secours qui signale mon incomplétude et sur lequel, à présent que j'y pense, sachant comme chacun usurpe sa compétence, je n'ai depuis longtemps jamais beaucoup misé.

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