Comme on fait appliquer l'illégal sans un scrupule

L'arrêté du 15 mars 2024 relatif à la réforme scolaire dite du « Choc des savoirs » – il s'agit notamment des « groupes de besoin » – contredit, selon le rapporteur public, le décret du 30 août 1985 : l'arrêté est donc jugé « incompétent », et le Conseil d'État l'annule.

Cependant, ce dernier remet bizarrement à la rentrée prochaine cette annulation, et il le fait, énonce-t-il, afin de ne pas désorganiser les établissements scolaires. J'écris « bizarrement » car c'est une décision curieuse de proroger ce qui est illégal au prétexte que c'est la légalité qui causerait du désordre – mais avec tous ces Conseils de Nommés-Cooptés, on n'est plus à une contradiction ni à une complaisance près.

Cette situation n'est pas seulement pour révéler un manque de solidité juridique de nos administrations : on peut entendre qu'un ministre, qui n'a en général aucune notion de Droit, ignore que l'arrêté est inférieur au décret et que, ne pouvant le contredire, il doit s'y conformer. Je n'estime jamais le Contemporain au-delà de ce que je lui constate, et je ne prétends pas qu'un politicien soit meilleur dans son domaine qu'un plombier ou qu'un garagiste dans le sien. Non, ce qui me questionne, c'est le fait suivant :

Plus de 7000 chefs d'établissements, plus les inspecteurs des matières concernées, plus leur administration, ont appliqué une décision illégale. Aucun d'eux ne s'est même interrogé si elle était juridiquement fondée. C'est autant de personnes qui se trouvent impliquées dans des ordres entachés d'arbitraire et de vices-de-forme, qui n'ont sonné aucune alerte, qui n'ont pas seulement entrevu qu'il relevait de leur rôle d'y émettre un doute, une réserve, une objection, sinon une critique interne.

Ce sont des gens qui n'ont pas eu cure de la légalité de leur travail.

Autrement dit, on peut demain les enjoindre à appliquer une autre décision illégale, il est probable qu'ils s'y conformeront comme pour celle-ci.

Pourtant, si l'on admettait qu'il est du devoir de tout fonctionnaire de dénoncer un délit qu'il constate dans le cadre de son service, il faudrait concevoir que toutes ces personnes, qui ont contribué à l'exécution d'une décision sans la vérifier, sont comptables d'incompétence, du moins d'irresponsabilité, puisque nul n'a estimé qu'il fallait examiner même superficiellement et procéduralement les documents – pièces et actes – à l'origine de leur obéissance.

Il faut y songer : aucun n'a cherché à savoir si l'ordre, pourtant délicat et litigieux, était légal !

Un tel aperçu serait scandaleux et ahurissant s'il n'était pas aussi prévisible : dorénavant, personne ne conteste une autorité, personne ne s'estime apte à se pencher sur le droit ni n'a le moindre désir de le faire, personne ne veut risquer l'ennui d'une sanction hiérarchique à cause de questionnements, et, cela, quitte à accompagner une infraction, quitte à être complice d'un délit. Ils étaient prêts à commettre l'application d'un ordre illégal, et ils l'ont bel et bien fait !

Et pourtant, après cet épisode, chacun continue de croire qu'il a fait ce qu'il avait à faire et que le reproche incombe uniquement à ceux qui ont rédigé l'arrêté. Le blâme n'effleure même pas leur estime-de-soi. Ils sont ainsi très contents de passer à autre chose...

... d'illégal, peut-être !

Ils ont accompli leur mission en soldats conformes et sans individualité.

Or, si ma mémoire est bonne, Benjamin Constant, un des pères de la République, écrivait qu'il est du devoir du citoyen de s'opposer à l'ordre contraire à la Loi. Notez bien, non de son droit : de son Devoir. Voici donc, selon Benjamin Constant, biens des gens qui n'ont pas rempli leur devoir de citoyen, qui ne sont pas des citoyens ou qui ne méritent pas de l'être : ils ont vu l'épineux problème qu'imposait une décision controversée et difficile à exécuter, mais, sans y chercher de faille, sans même vérifier que le « cachet fût authentique » (autrement, tant c'était évident, ils auraient trouvé l'erreur et s'en serait servi pour ne pas s'y soumettre en arguant du droit constitutionnel à ne pas se plier à un ordre illégal), ils ont organisé ce problème, ils l'ont appuyé et soutenu, ils ont entériné la décision et l'ont presque consacrée tel un décret divin par obéissance passive.

Mais Benjamin Constant indiquait aussi logiquement que l'obéissance passive ne saurait constituer une excuse, parce qu'alors il suffirait de prétendre toujours avoir reçu des ordres pour agir de manière crapuleuse et inique : c'est pourquoi, en substance, il mettait à la définition d'homme la condition de sa conscience et de son objection possible.

Ainsi, si l'on demandait à ces chefs d'établissements, inspecteurs et administrateurs :

« Pourquoi ne pas vous être opposés à un ordre illégal ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas seulement assurés de sa légalité ? »

Ils répondraient probablement :

« Parce que ce n'est pas notre métier. Parce que nous ne sommes pas des professionnels du Droit. »

On leur répondrait alors sans doute :

« Mais puisque c'est votre devoir de citoyen et d'homme ! Ne faut-il pas que vous soyez des hommes avant d'être des chefs d'établissement, des inspecteurs et des administrateurs ! »

...

Et c'est ce qui m'amène à cette question finale, à laquelle je n'ose répondre :

Où sont décidément passés les hommes, dans ce pays ?

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