Autre inconvénient à aimer un écrivain

Une autre raison qui rend difficile l'amour durable pour un écrivain prolifique – je parle de l'aimer en tant que personne et non pour ses écrits –, c'est qu'en toute logique, son amante sait qu'elle devrait s'imposer de lire à mesure toute l'œuvre de son aimé : en effet, pour aimer quelqu'un, il faut connaître ses pensées, et il ne fait pas de doute que les pensées d'un écrivain se situent largement dans ses écrits – c'est une singularité de sa profession que les actes de son métier soient largement dirigés vers son intimité. Or, si cet écrivain écrit beaucoup, il advient que son amante doit beaucoup lire également, ce qui ne manque pas de susciter, en des mœurs paresseuses comme les nôtres, quelques lassitude et exaspération : c'est que la régularité de cet effort, les gens ayant tendance à s'attribuer à de moins en moins de contraintes en vieillissant, induit chez la Contemporaine un épuisement et une frustration qu'elle dirigera de plus en plus contre l'auteur même, qu'elle délaissera peu à peu et se résignera à connaître moins. Alors, elle ne peut vraiment se persuader qu'elle est amoureuse si elle ne lit pas son amant-écrivain, car il lui faut se trouver des excuses pour ne pas le faire, ce qui revient toujours tôt ou tard à ce qu'elle n'en a pas envie et donc qu'elle n'apprécie pas la forme de sa pensée, et c'est pourquoi elle peut se sentir plus d'intérêt à le quitter qu'à entretenir sa relation, parce qu'alors elle ne peut feindre comme avec un autre de l'aimer pour ses qualités puisque celles-ci se trouvent pour beaucoup en son travail où elle répugne progressivement à les fréquenter. C'est donc explicitement qu'elle sait qu'elle l'aime moins ou ne l'aime plus, elle ne peut se le cacher, puisque sa désaffection littéraire prouve qu'elle ne s'intéresse plus à lui : comment une femme qui ne lit plus l'œuvre de son amant-écrivain pourrait-elle se convaincre qu'elle l'aime encore ?

– Or, on peut m'objecter que, tout en sachant qu'elle devrait lire les textes de son amant, la femme n'y parvienne point, c'est-à-dire alors que par son propre amour elle se méprise. Oui, mais je doute qu'une Contemporaine puisse maintenir durablement contre elle un tel sentiment, car la fonction première d'un être humain est de s'accorder une certaine estime : il faudrait donc que bientôt sa difficulté se retournât non contre elle mais bien contre l'auteur de cette difficulté, et c'est justement où l'écrivain se verrait de nouveau reprocher quelque chose d'essentiel. Quoi qu'il en soit, elle résoudra toujours son autodépréciation dès la première « pause » qu'elle osera faire dans sa relation avec son amant, et c'est où l'on peut penser qu'elle n'y reviendra plus. –

C'est en quoi l'écrivain a beaucoup plus de risques d'être quitté que la plupart des autres professionnels : les mœurs négligentes et la vacuité intellectuelle qui touchent chaque personne au monde l'affectent beaucoup plus, parce que la volonté de lire et donc de le lire lui, qui pour son amante signifie évidemment l'amour, baisse aussi régulièrement chez elle que chez un autre pour qui la diminution de la lecture n'a pas autant de signification. En somme, une femme finit par quitter un écrivain pour la raison qu'elle ne souhaite plus lire en général, tandis qu'avec la même évanescence elle ne verrait aucun inconvénient à demeurer avec n'importe quel autre professionnel pour qui la curiosité assidue à son métier est d'une faible conséquence parce que de peu de rapport apparent avec l'homme qu'elle croit aimer. Ainsi, tout être qui, pour preuve qu'on l'aime, nécessite le maintien d'une certaine constance d'effort, contient en soi le ferment de la perte de ceux qui l'aiment, amis compris : tacitement, il demande beaucoup à son entourage, même sans exiger lui-même qu'on le lise, et déjà trop pour qu'une Contemporaine se porte longtemps à l'entretien de son esprit, par conséquent de son amour pour lui.

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