Une maison pour ses enfants

J'ignore sous l'effet de quel égoïsme ignoble le Contemporain peut concevoir des fils sans leur donner la puissance élémentaire de vivre avec indépendance quand ils seront majeurs, c'est-à-dire sans les pourvoir au moins d'un toit et d'une subsistance. Je veux notamment dire ceci, au risque de courroucer mon lecteur plus irresponsable et plus vil qu'il ne s'est jamais su :

Un adulte sans soutien réussit en moyenne à rembourser ses crédits en vingt années de travail, après quoi vient le temps où il lui reste à financer l'étude de ses enfants, leur logement ainsi que d'autres petites choses pour eux ; or, ces études ne sauraient se prolonger bien au-delà de quatre ou cinq ans, dans la plupart des cas. Après lors, ce parent (je ne parle encore que du parent que ses parents n'ont guère aidé) perçoit surtout un argent « de poche » en ce qu'il n'en a plus un véritable besoin : qu'en fait-il dans la plupart des cas ? Il le dépense en vétilles, pour des projets dérisoires et des luxes mesquins ; il ne songe pas que cet argent est précisément ce qu'il aurait aimé trouver au commencement de sa vie pour parer aux crédits qu'il a contractés, de sorte qu'avec ce reliquat de plaisance dont ses parents ont bénéficié et qu'ils ont dépensé en divertissements superflus et puérils, il aurait pu acquérir le principal et se dispenser de la plupart des tracas d'une existence comptée qui, passé le moment de ses études, lui permit non même de subvenir à ses besoins mais de payer aux banques le droit – principal et intérêts – de posséder une maison et de se nourrir.

Quand j'aurai remboursé mes dettes, l'équivalent de leur loyer reviendra à mes enfants, sous forme de versement mensuel qui leur fera comme une rente. Il n'est en effet aucune raison pour qu'après ce temps je me sente, sauf lubies et caprices ridicules, ces envies honteuses issues de l'espèce de libération enfantine qu'on voit tant chez le vieillard insouciant, voitures chères, piscines dispendieuses, appartements de villégiature, ainsi contribuerai-je à rattraper le sinistre décalage où, d'une génération à l'autre, le Jeune est obligé de s'épuiser en relative urgence pour gagner d'habiter une maison qui, dans vingt ans seulement à force de remboursements onéreux, lui appartiendra, après quoi il se sentira à son tour si libéré qu'il en profitera égoïstement pour s'égayer en n'importe quoi. Un sentiment de scandale me point à la pensée de toutes les excuses qu'on se trouve pour ne point verser à son fils ce qu'on aurait aimé trouver au départ de son existence mûre, à savoir non pas des privilèges et gâteries infâmes et corrupteurs, mais juste de quoi réduire la pression de l'argent et le montant de ses crédits, c'est-à-dire de quoi diminuer la dette qui grève la liberté et pressure la mentalité. Les parents lui disent, en substance : « Je t'ai nourri et logé, grâce à nous tu as suivi des études, maintenant que tu es est en âge et en capacité de travailler, va donc débuter ta vie sans rien comme si tu étais nu dans les rues du monde, ou, du moins, avec presque rien qui t'appartienne, sans un refuge autonome ni une économie qui puisse bien te soutenir. Nous avons fait notre devoir... et t'invitons quand il te plaira à profiter du jacuzzi que nous achèterons, et, si tu le veux, à passer tes rares congés dans l'appartement que nous acquerrons au bord de la mer. » Eh bien ! je trouve la pratique issue de cette pensée – qu'elle soit ou non accompagnée de son aveu ou d'excuses – abjecte et méprisable, parce qu'elle oblige des générations à entrer dans la vie à crédit plutôt que franches de toute créance, comme si les parents étaient non seulement incapables mais insoucieux d'assurer un état minimal de survie à leurs enfants : ils estiment avoir rempli leurs devoirs en les finançant jusqu'à l'âge où ils étaient contraints de le faire, après quoi c'est comme s'ils s'en débarrassent, bien qu'ils leur garantissent leur aide au cas où, avec la somme de crédits déjà cumulés, leur viendrait un énième problème de voiture qui les achèverait – et dès lors ils s'abandonnent à un train de vie inédit où le profit qu'ils font de l'argent superfétatoire les gâte intrinsèquement et parfois même les rend plus avares qu'ils n'ont jamais été.

La plupart de ces gens se consolent de cette différence en se disant qu'ils sont passés par cet état pénible au même âge, et les voilà qui trouvent qu'il était bien nécessaire de souffrir vingt ans pour rembourser la banque au taux qu'on sait, que cela forge le caractère et habitue au sain travail, comme ces imbéciles qui, ayant tout fait pour être « exemptés » sans y parvenir, jugent aujourd'hui le service militaire une magnifique opportunité pour les autres. Qu'on y regarde bien, et l'on verra que ce système sordide est passé en habitude et en mœurs, au point qu'on suppose qu'il faut que le jeune adulte contracte des dettes pour le seul profit de posséder ce qui lui est indispensable, sans que quiconque se soucie de cette injustice qui revient, une fois jeté dans le froid, à devoir solliciter des usuriers pour profiter d'un manteau à soi !

Pourtant, s'il avait eu un peu plus d'argent, le Jeune s'adressait à un prêteur en moins bonne position de force et contraint de réclamer peu d'intérêts ; il s'endettait sans conséquence, remboursait moins longtemps et se déprenait d'une pression considérable à un âge où il est d'autant plus cruel de la lui faire endurer que ses revenus sont faibles, et bientôt il considérait à son tour que faire des enfants engage à leur servir un départ aussi dégagé que possible de ce dont ils ne sont pas coupables, comme le besoin d'un logement et d'une automobile. Alors cet enfant même, habitué tôt à cet usage qui lui aurait paru un principe et le contraire un déshonneur, aurait eu la possibilité de sortir plus tôt du tracas des remboursements, et songeant à ses fils à son tour avec un même esprit de dignité et de vertu, etc, en boucle vertueuse et emplie de vraie sollicitude.

... Mais ce serait, il est vrai, faire peu de cas des banques, du commerces du luxe ainsi que d'une société accaparée au confort, toutes entreprises auxquelles je demande pardon pour mon manque de considération intempestif et certainement « idéaliste » – bien que tout de même je ne me répande pas en excuses, sachant bien que, pour ma peine, le Contemporain qui devrait s'en concerner oubliera cet article, et, s'il n'y parvient vite, effacera et consolera sa mauvaise conscience en recherchant déjà quel nouvel objet dispendieux et futile il peut encore s'acheter au détriment de ses fils.

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