Une inversion de la morale

Un symptôme de dégénérescence de la morale vitale, j'entends par cette expression une fondamentale propriété de l'homme consistant à repérer et à adopter les comportements les plus propres à la vie individuelle et collective, c'est de se prosterner pour servir le petit plutôt que le grand. Tout être humain d'une certaine spontanéité tient d'abord à distinguer et à reconnaître la supériorité, et veut la favoriser de sa pensée et de son action : il s'y associe par sa volonté parce qu'il devine que l'altesse peut contribuer à des conséquences importantes sur lui et sur autrui, et, à ce degré de salubrité primale et foncière, il est encore un être constructif, il tient à conquérir et à triompher, et dans ce but il ne renie pas sa tentation de soutenir ce qui est élevé et, comme un étendard actif, porte et réalise ses valeurs. Sa conformation « physiologique » rend propices ses observations vers le haut, tandis qu'il sait que l'abaissement de la tête courbe son dos, écrase ses vertèbres et le rend moins mobile et plus impotent : cette analogie exprime que l'homme semble bâti émotionnellement pour aimer ce qui le surplombe et pour agir en faveur de ce qu'il aime, non parce que c'est juste ou bien mais simplement parce que ce lui est logique, profitable dans une perspective de survie ou de vie étendue.

Or, une certaine décadence a créé l'homme artificiel qui baise le pied sale et malade et qui se complaît à la contagion, en s'en arrogeant une vertu : il aide des souffreteux à accomplir des mouvements de moribonds, et il a beau savoir que ces ladres rampants n'arriveront pas loin, là où il se croit une vertu, c'est qu'il fait ce que personne de sensé ne consent à faire, en quoi il se voit seul et s'estime unique – son amour-propre se satisfait de son anomalie d'être humain. Un fou a toujours pour consolation d'agir selon des règles que personne ne comprend, mais il n'est pourtant pas mécontent quand beaucoup d'autres fous le rejoignent : cette compagnie le confirme en lui retirant ses doutes et en lui conférant une existence sociale, et les fous, même innombrables, se sentiront toujours par l'originalité même de leur folie une sorte de singularité et de bravoure. Ce faisant, il abandonne l'intérêt pour les insignes de la grandeur, il s'en dégoûte graduellement jusqu'à les déjuger et les honnir – les fous s'entraînent entre eux – : il vient alors à s'engouer d'emblée, comme un contre-instinct, pour tout ce qui est vicié et vermoulu, caduc et cacochyme, et il va appréhender d'office avec haine tout ce qui lui inspire une impression de rayonnement et de surpassement. Au nom de cette piété même, ce sont des hommes qui, quand la parousie viendrait, rejetteraient un nouveau Christ s'il avait l'inadvertance de faire connaître sa nouvelle en des termes surhumains.

Une vertu intrinsèque avait jusqu'alors communiqué à l'homme le goût du magnifique, c'est pourquoi il vénérait les arbres hauts, adulait les femmes superbes, accordait aux initiateurs des actes difficiles tant d'égard et d'admiration. Il faut croire que c'était devenu trop commun, qu'il n'y avait pas là assez de quoi se singulariser, et la loi du nouveau remplaça le fond de cette heureuse disposition : on préféra laver les lépreux, donner aux pauvres, et faire bon accueil aux prétextes de honte. Il est vrai qu'ainsi on pouvait inspirer la reconnaissance, parce que celui qui n'a rien s'impressionne toujours des attentions et des dons qu'on lui prodigue et qu'il sait contre nature : l'Exorable se sent utile parce qu'il relève une vie souvent vouée au nanisme, tandis que l'idole dans sa position d'éthernité dédaigne ses disciples et ne se sent nullement l'envie de leur communiquer la gratitude – c'est seulement la grandeur de ses actes qui entretient la motivation de son séide. Il est pourtant vrai qu'on sent plus de sympathie en la limace qui parait considérer qu'au lion qui néglige. Seulement, le zélateur du Grand contribue aux effets de la grandeur, et son service incite chacun à l'imiter, tandis que le défenseur du Petit répand l'opportunisme de la défectuosité et des pitiés, et multiplie les obligations du fort au profit du faible, jusqu'à créer une morale où l'on se méfie d'abord des géants au lieu de les admirer d'abord : il faut concevoir deux sociétés disparates et incompatibles en l'accomplissement de ces conceptions, car où ces représentations coexistent elles s'opposent, entrent en lutte et veulent s'anéantir ; chacun veut répandre sa vision, sa mission. Or, favoriser la beauté et la puissance, pour autant qu'on sache les identifier, est une doctrine solide pour une société qui tient à « dresser sa colonne », mais consoler de la misère établit un régime général du regard inversé « vers le bas » selon lequel on assimile la vertu au manque, au moins une vertu pour celui qui soigne, et, se complaisant ainsi à assister, on tend à multiplier la faiblesse. Et je démontre de cette manière qu'avoir pleinement conscience de tout cela, c'est reconnaître qu'on est généreux quand on encourage le supérieur, et qu'on est égoïste lorsqu'on console la faiblesse.

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