Un monde de jeux
Il devient de plus en plus difficile, pour ne pas dire presque impossible, de faire admettre aux générations nouvelles, notamment aux jeunes adultes, que la vie n'a pas pour but principal ni secondaire le bonheur, et que le jeu – et toutes ses variations – n'est pas la réalisation la plus légitime et accomplie de l'existence.
L'humanité perd le sentiment du travail comme objectif ; elle le réduit à un moyen. Ses mœurs sont imprégnées de l'idée qu'un métier sert à gagner de l'argent à seule fin de pouvoir accorder du temps au loisir. Ce qui prime, c'est de s'accomplir, certes, mais personne ne trouve que l'accomplissement procède de l'excellence de la volonté ou de soi : est accompli celui qui s'adonne au maximum de plaisir.
Selon ces mœurs homogènes, prégnantes et influentes, il est de plus en plus ardu de faire entendre à un adolescent pourquoi il doit travailler au collège ou au lycée : en effet, les activités qu'on y exige ne servent pas à la satisfaction immédiate, et la perspective même d'un diplôme, avec l'idée qu'il permettrait de prétendre ensuite à une profession, est lointaine et abstraite pour un esprit puéril, d'autant que la profession n'est vue elle-même que comme un moyen et donc comme un procédé indirect. Pourquoi se fatiguerait-il à tel exercice de mathématiques ou à telle rédaction de français, lui qui ne veut même devenir ni ingénieur ni écrivain !
Cette vision extrêmement courte et obtuse, où toute activité indésirée est subordonnée à l'anticipation d'une conséquence matérielle favorable, induite par une société faisant grand cas du « bonheur » de l'enfant et s'abstenant de s'édifier durant son temps libre au prétexte qu'un progrès découle toujours d'une certaine peine, renonce à considérer le travail comme condition du perfectionnement individuel, et ne se livre à l'effort qu'en la perspective d'une récompense, se départant de ce que l'application-même améliore l'homme. C'est une société qui diffuse de plus en plus la pensée que les progrès doivent croître dans le jeu, que les échecs qu'on rencontre doivent aussi amuser, à la façon dont on finit fatalement à atteindre un résultat à force de passer des heures devant le même logiciel. C'est pourquoi une majorité de gens sont venus à n'exercer un métier qu'avec les inavouables négligence et inintelligence, constatées presque chaque jour, de ceux qu'on oblige à déclamer leur leçon, uniquement contraints, et rien de ce qu'ils font dans ce cadre ne reçoit l'excellence personnelle pour motivation. Leur désir n'est toujours qu'à accéder au temps du congé ou du week-end pour s'amuser – ce sont perpétuellement des personnes qui, au travail, vont mal « comme un lundi » –, et beaucoup rêvent d'un monde de jeux où chacun, rien qu'en restant derrière l'écran à abattre d'autres figurines ou à vanter des produits offerts, gagnerait sa vie, captifs volontaires d'un permanent orgasme décérébré, à peu près comme un nourrisson qui gagnerait de l'argent en ne faisant que boire du lait à température idéale. La mode du télétravail, sur laquelle se sont manifestement rués les Français (nous savons pour quoi faire, n'est-ce pas ? c'est-à-dire : nous savons pour quoi ne pas faire), avec tous ses arguments intégrant même un arsenal légal, nous rapproche d'un tel monde affectant à domicile une activité où la concentration durable est exclue et où nul collègue ne peut plus témoigner de l'affligeante médiocrité de l'assiduité et de la productivité.
Au rythme où ce phénomène évolue, on peut admettre, à quelque terme qui n'est peut-être pas loin d'être échu, la coexistence de deux sociétés antagonistes, dont l'une vivrait « dans la réalité » et entretiendrait l'autre qui, considérée déficiente et dispensée de travail, se fondrait béatement en quelque « irréalité » de leurs désirs établie loin en leur « moralité ». Ne constate-t-on pas déjà que le « partisan-du-bonheur » est si sensibilisé aux contraintes qu'il souffre de multiplicités de syndromes l'« empêchant » de s'intégrer au monde jusqu'alors admis comme « normal » : hyperactivité, phobie scolaire, dyslexie, dyspraxie, trouble du sommeil, problèmes relationnels, obésité morbide ou anorexie... ? Tous ces gens encore assez contents mais jamais rassasiés – leurs angoisses sont généralement dérisoires, on les plaint seulement d'avoir mal au ventre lors des évaluations importantes –, en constante quête de contentements supplémentaires, ne valent souvent pas grand-chose en privé selon quelques-uns des critères historiques attribués à l'individu (je veux dire, pour ne parler qu'en gros, qu'ils sont vraiment aux antipodes d'un Hugo ou d'un Einstein), et, même par l'usage qu'ils font de leurs jeux vidéo et réseaux virtuels, ils ne disposent, si l'on y regarde bien, que d'une faible somme de compétences particulières et assez facilement rattrapables, au point que c'est objectivement qu'on peut s'interroger s'ils ne redeviennent pas des animaux de la pensée ou des fœtus entretenus. La logique intellectuelle et morale, existentielle, ontologique, paradigmatique, qui les porte, ne se réduit qu'à ce qui leur procure de la satisfaction, ils s'abandonnent dès lors en une espèce de retraite spirituelle où ils se tiennent hors d'atteinte de toute représentation, et le monde réel des espaces et des corps leur apparaît de plus en plus sous l'impression anticipée et effroyable de douleurs inacceptables, de risques et de périls : ils exigent le droit à paître et, cependant, ils réclament le dû despensions pour ce que de complaisants docteurs leur diagnostiquent des « handicaps ». Ils ne sont rien par leurs propriétés humaines, mais ils pèsent beaucoup par la pitié qu'ils inspirent ; indéniablement parasites, ils n'entendent pas les raisons qu'on leur fait d'essayer une tâche au-delà de leur su : « À quoi bon se perfectionner ? disent-ils. En serons-nous plus heureux ? » Ils croient d'ailleurs effectivement devenir meilleurs en ce qu'un commerce opportuniste et louangeur leur enseigne qu'en passant de quelque niveau à un autre ou qu'en gagnant tant d'abonnés, ils ont bel et bien accru leurs facultés, ce qui est évidemment un leurre et ne se concrétise d'aucune sorte ni même en termes de pratiques : il faut bien voir à la fin qu'Internet n'est qu'une machine à répéter des procédés, et que seul le hasard environ y fait distinguer des personnes – c'est la leçon des ères divertissantes à laquelle des Picasso, des Kandinsky et des Pollock profitèrent tant.
Et je n'exagère pas : si demain l'école, si toutes les écoles nationales, devenaient soudain facultatives, il fait peu de doute que les élèves les déserteraient : les parents même admettraient que leurs fils n'ont qu'à trouver un métier d'autre manière, et peut-être que la fréquence de cet abandon obligerait les entreprises à embaucher sans qualification – il est vrai qu'on rencontre de moins en moins de patrons qui se fient aux diplômes compte tenu de ce que leurs validations perdent en exigence et en crédibilité en France : c'est déjà devenu pour eux un réel tracas de chercher des diplômés compétents ; et croirait-on, après avoir constaté le peu d'esprit qu'il faut pour réussir Sciences-Po, que ces étudiants soient encore longtemps admis les meilleurs espoirs de la République ? Or, qu'adviendrait-il sans les écoles, ces ultimes foyers d'un peu de travail et d'effort ? Des cohortes molles et sous allocation se présenteraient perpétuellement aux portes des agences de chômage pour faire valoir leur incapacité comme on fit dans les dernières années du service militaire « obligatoire », et l'on rencontrerait partout des gens veules et inaptes aux intelligences et aux patiences d'une simple conversation humaine : c'est déjà si souvent le cas parmi tant d'êtres-bêtes qui ne réclament, tout en feignant de vous écouter, que de rentrer chez eux pour se divertir en sports et en canapés. On connaît quantité d'adultes qui s'invitent non pour discuter et s'apprendre des choses, mais pour s'abrutir simultanément sans parler devant la même série télévisée : qui ose élever ces spécimens au rang même relatif d'êtres humains ? Une langueur décourageante, une flemme universelle, s'étendra sur le monde, et l'oubli morne consommera les heures, les jours et les années, en zapping inlassable et dans la moiteur sourde et torpide de cerveaux constamment fascinés et ne désirant que végéter en paix, en paix dans le silence vague et stérile, impénétré, de leur intérieur sale et désordonné. « Ils sont imbéciles ! », s'étonneront peut-être des entités intelligentes extérieures en les observant. Oui, mais à ce qu'il paraît, ils seront heureux.
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