Un exemple typique d'auto-déresponsabilisation

Il ne me viendrait pas à l'esprit de me plaindre d'un phénomène qui m'est si prévisible qu'il ne provoque chez moi aucune mauvaise surprise susceptible d'induire la rancune ou la haine, mais comme il s'agit en l'occurrence d'un indice révélateur de la structure mentale du Contemporain, je ne puis le taire sans scrupule, par souci d'édification et parce qu'aucun intérêt ne me retient d'énoncer une vérité, fût-ce contre des règles de « courtoisie » ou « d'étiquette », fût-ce contre les mœurs générales, fût-ce contre mon image même.

On sait déjà que j'ai peu d'estime pour celui qui se prétend lecteur aujourd'hui et qui ne fait que couvrir du prétexte de culture son penchant à la passivité et au loisir – c'est un homme qui, pour disposer de beaucoup d'objets constitués de papier et de pages, n'a peut-être de sa vie jamais lu un livre ; mais on sait moins que je nourris en général à peine plus de respect pour ceux qui prétendent me lire et qui, le plus souvent, se contentent de feuilleter mes articles courts à dessein de s'attribuer une bonne image d'intellectuel concerné. Il fut un temps où je moquais et chassais ces adeptes de l'intelligence ponctuelle et décorative qui ne s'engagent jamais dans un commentaire plus que superficiel et qui, cependant, se targuent de maintenir quelque veille spirituelle à l'attention des auteurs qui, sur les réseaux sociaux, pourraient trouver un jour une chance de réussir et au succès desquels ils auraient alors la fierté de s'associer.Ils se sentent présents, mais l'écrivain ne les trouve jamais ; ils suivent un courant qui, lorsqu'il est abondant, les incite au soutien enthousiaste, mais qui, lorsqu'il n'est qu'un ruisseau connu de peu d'initiés, les fait douter de son importance, de leur jugement, et les pousse à ne pas déclarer leur adhésion, ce qu'ils font au prétexte de pudeur, de timidité et de diverses formes de profondeurs.

La condition même du succès d'un auteur est de propulser un succès par des apparences de succès antérieurs. On sait combien de Contemporains se contentent d'acheter des « vues » et des « likes » pour susciter l'engouement, et il semble que cela fonctionne assez bien, les gens ayant le goût du grégaire : ils n'ont d'effusions que pour des modes, aimant premièrement appartenir à un flux au lieu de se sentir la grandeur d'admirer tout personnellement une œuvre ou un individu. Ils attendent toujours la preuve par le nombre pour confirmer leurs choix. Celui qui se sait seul à ressentir des épanchements se craint illégitime et s'inquiète : il lui faut, avant d'être sûr, solliciter une foule ou il ne conserve pas sa sécurité d'esprit et se sent incertain. Il n'existe guère de gloire qui ne se soit surtout efforcée d'abord de faire son accès rapide auprès d'une multitude : les progrès lents s'accordent mal avec le peuple impatient et très soucieux de consensus ; on préfère les mouvements d'acclamation amples qu'on peut facilement reconnaître et auxquels se fédérer sans douter ; nous connaissons fort peu de triomphes par degrés, et qui ne peuvent logiquement naître que de groupes d'individus intègres sans égards particuliers pour les vogues ; il faut ici que tout crie victoire tout de suite, ou l'on a trop peur de ses propres goûts et l'indécision rend timoré : sceptique, on ne célèbre plus, on se tait avec une pudeur gênée, le temps des victoires est passé, on ne garde plus, au sujet de tel homme ou de tel travail, qu'un reste d'élan réprimé et dorénavant refroidi, par honte même de l'avoir pu inutilement réfréner ; il faudra que par amour-propre ce ne soit pas en vain et pour de vils prétextes qu'on a abandonné cette piste ou ce soupçon. En l'homme contemporain, le désir d'agréer est si fort qu'il consent à s'être brièvement trompé plutôt qu'il ne persiste à avoir raison tout seul : c'est ce qui explique depuis longtemps l'injustice des succès arbitraires et la « providence hasardeuse des lauriers » ; la vérité crue, c'est que la société n'élit que par sursauts et par « suite », jamais par appréciation scrupuleuse et individuelle, strictement rationnelle, de mérites. On entretient encore le mythe du « rêve américain », imprévisible et fabuleux, pour se cacher qu'on manque de critères et de résolution propres : c'est ce qui fait la bizarrerie historique et méprisable de tous les triomphes savants où l'on ne couronna jamais un homme à égalité d'un autre homme pour des causes bien nettes et relatives à ses seuls travaux.

Et ceci vient notamment de ce que le Contemporain en majorité ne connaît pas d'autre moyen de justifier ses opinions personnelles que des arguments d'autorité comme le nombre, et c'est pourquoi sa solitude en n'importe quel domaine le tourmente beaucoup : il se demande au fond s'il n'aurait pas tort d'être isolé par un avis qui lui fait un fardeau et une importunité, et il lui tarde de trouver des gens qui partagent ses vues, ce qui, lorsqu'une telle rencontre se réalise, lui cause plus de soulagement que de bonheur. Il y a fort à soupçonner que la satisfaction fameuse de découvrir un ami qui vous correspond dérive essentiellement voire exclusivement du plaisir veule de se sentir confirmé : l'amitié, qui est si réputée délivrer du « sentiment d'être seul », rassure surtout par le retrait de la crainte de s'être trompé, en ce qu'on croit détenir moins de risque d'avoir tort à plusieurs – nul n'est plus heureux parmi les esprits médiocres que celui qui dispose de quantité d'amis qui agréent ses opinions sans résistance. Le peu d'effort qu'on manifeste pour exister avec des thèses qui ne sont jamais contredites ou uniquement par des minorités qu'on croit pouvoir négliger offre une vie dénuée du souci de la véritable réflexion : ce qui « nuit » à la bienheureuse fluidité du cours de l'existence, c'est la discorde, qui nécessite justification et acte : un heurt naît du besoin de s'expliquer et d'agir en conséquence au lieu de s'abandonner à des routines et des opinions faites. À la rigueur, même l'opposition dialectique, qu'on peut fuir, reste de nature à permettre l'indifférence quiète et l'oubli béat, mais l'incitation à conformer ses idées à des agissements sidère et brusque, car si l'on peut annihiler un débat dans le champ des entreprises théoriques, sa cohérence propre, qui donne du crédit à son estime-de-soi, exige au moins qu'on fasse ce qu'on prétend découler de ses valeurs vantées : en somme, la pratique est une exigence qu'on ne relègue pas aussi facilement au rang des intellectualités et des abstractions.

Voilà pourquoi tant que vous écrivez publiquement sans obliger le lecteur à une position active, il vous lit, souvent en superficie, avec sa négligence habituelle et distraitement adhésive puisque ça ne lui coûte rien et lui rapporte quelque illusion de sa sociabilité ; mais lorsqu'une sollicitation le force à prendre parti, que fait-il ? Il cherche à savoir si l'action à laquelle ce parti l'engagera est largement suivie : ce n'est que selon l'impression d'une masse qu'il y accordera son soutien – ainsi se crée toute chaîne contemporaine d'engagements d'homme à hommes. On regarde d'abord si l'effet impressionnant d'une foule induit qu'on y accorde du crédit, et pour justifier cette vérification pourtant logiquement futile, on se fabrique des arguments fallacieux : est-ce que je prends le risque d'être seul à être dupe selon les termes de cette œuvre ? Combien d'autres sont a priori sensibles à cette cause ? Je suis curieux de savoir si cette action suscite des émules pour constater comme le monde se comporte, etc ; en vérité, c'est tout le processus d'adhésion en soi qui a besoin d'une incitation par le nombre. On ouvre toujours une cagnotte en y plaçant son propre argent bien en vue, parce que sa réussite finale dépend notablement de l'afflux initial qui l'alimentera ou non en une poignée d'heures. Rien de plus voué à l'échec qu'une œuvre qui n'attire pas immédiatement des partisans : le temps personnel de la réflexion joue toujours en sa défaveur.

Ainsi, dans la plupart des occasions où un auteur obscur requiert son lectorat pour une participation volontaire et décisive, son public l'approuve hautement et clame le bien-fondé de l'entreprise mais refuse de se mobiliser concrètement et d'investir pécuniairement dans l'action : ceci est particulièrement vrai pour les affinités établies selon un ordre intellectuel ou esthétique selon lequel l'engagement initial, de nature tacite, n'implique que fidélité relative et, à la limite, de rares encouragements formels – un pareil adhérent ne se sent nullement entraîné à davantage que l'espèce de passivité distraite, théorique et reculée à laquelle il s'est habitué et où il trouve son confort, au nom de sa liberté, terme spécialement galvaudé lorsqu'il sert à des amateurs de culture. Ce refus d'agir vaut aussi bien pour les actions les moins « actes », les moins engagées, les plus anodines, qui n'impliquent ni risque personnel, ni déplacement privé, ni dépense, pour autant qu'elles suscitent une vague intervention dans la réalité c'est-à-dire de contrainte hors de la distance douceâtre du livre. Par exemple, c'est toujours pour l'auteur prendre un risque de désaffection que s'adresser directement à ses lecteurs en posant une question : l'audience se voit comme mise en demeure de répondre, et cela suffit souvent à troubler la sérénité sécure où elle vous conçoit à son seul service et à altérer la relation stable selon laquelle elle croit déjà vous honorer suffisamment de vous lire en silence. Je garde le souvenir d'une lassitude énervée qui me prit sur Wattpad en voyant que presque aucun de mes 170 abonnés ne produisait jamais sur mes textes un moindre commentaire : cette attitude de consommateur passif et profiteur m'horripila comme une indignité méprisable, et je fis à ces figurants la condition de se signaler au moins une fois tous les trois mois pour s'épargner que je les bloque. Qu'advint-il ? Que ceux encore doués de réponses s'offusquèrent de cet ultimatum qui leur imposait le petit devoir d'une accessible assiduité – ce fut bien peu, quatre ou cinq peut-être – tandis qu'aucun des autres ne corrigea son comportement en envoyant un court message de temps en temps. On me fit bien comprendre que je perdis plus de 150 lecteurs à cause de cette condition, et si je les supprimai en effet, j'ignore d'où l'on tient que je les « perdis », car je ne crois pas qu'aucun d'eux me lut une fois c'est-à-dire me comprit rien qu'un peu. Je n'aspirais point à des disciples : il me fallait seulement la preuve que c'étaient bien des hommes qui me consultaient quelques fois puisqu'ils « s'abonnaient », non des machines ou des fantômes. Le Contemporain perpétuellement diverti s'avère toujours une créature de routines faciles : il s'enraye ou disparaît quand vient le temps d'une forme même lointaine de présence et de contrat.

Mais voilà l'anecdote que je veux relater, parce qu'elle est très commune dans le milieu des auteurs et occasionne nombre de déconvenues qu'une simple lucidité préliminaire pourrait aisément épargner :

Lorsqu'un amateur annonce la publication d'une œuvre qu'il propose à la vente, son réseau se trouve ennuyé : chacun de ses correspondants ordinaires sent bien qu'indirectement on le sollicite, mais presque aucun n'est désireux de s'engager jusqu'à acheter. Tant qu'il ne s'agissait que de flatter, l'effet ne coûtait rien et faisait même l'impression d'une bonne action qui rendait agréable le modique effort de la louange, mais il faut cette fois s'en sortir avec une dépense plus substantielle, et cela pèse. Un trouble naît, parfois malheureusement provoqué ou exacerbé par l'artiste qui, pour des raisons comptables, peut avoir besoin d'anticiper ses ventes : comment se dégager de l'obligation d'une participation à celui dont on fut partisan régulier du temps où il ne réclamait rien ? Problème délicat. La résolution du dilemme passe alors par des formes ostensibles : si je manifeste mon intérêt pour l'entreprise, je « donne » à l'auteur quelque chose, puisque je lui donne un plaisir, pourquoi donc ne pas le féliciter au lieu de lui verser de l'argent ? Cette attitude madrée, qui consiste à transiger avec la teneur du don, se constate en toutes circonstances où un artisan propose une chose à quelqu'un qu'il aperçoit : le badaud qui fait des compliments n'achète jamais, c'est pour ne pas débourserqu'il se croit rendre une façon de service, ainsi juge-t-il intérieurement avoir déjà payé et être quitte. En tout spectacle, c'est celui qui y assiste sans avoir payé son entrée qui applaudit le plus fort.

Je reçois rarement autant de « likes » que dans ces articles où j'annonce la sortie d'un livre ; le débutant en Psychopathologie y verrait une belle promesse de ventes et augurerait un succès, ignorant la déception qui l'attend ; j'y devine exactement le contraire. Douze personnes spontanément intervinrent sur Facebook pour encourager ma dernière parution, ce qui constitue environ six fois le nombre ordinaire ; mais ceci ne changea rien à mon pronostic perspicace et froid selon lequel le livre ferait peu de commandes ; je prévis trois à cinq achats les quinze premiers jours – il s'en fit trois –, puis une vente en moyenne tous les six mois – c'est ce qui doit arriver. Tout ce cycle des excuses n'en demeure pas moins, chez le Contemporain, quoique augurable, assez ignoble et misérable ; il est pourtant parfaitement logique et, pour cela, ne me procure nulle espèce d'amertume ou d'insatisfaction. Même, je suis en définitive plutôt content de prouver à mon entourage auquel j'ai fait ces remarques combien je suis habile dans l'art de prédire et circonvenir les hommes.

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