Travail contre détail

Je ne veux pas dire qu'un grand travailleur est quelqu'un de négligent ou de brouillon, car il faut pour tout vrai travail un savoir-faire précis qui lui permet d'en venir rapidement et utilement à bout, mais avant tout il est celui qui a conscience d'un rendement. Il réalise bien son action, mais avec l'efficacité qu'il estime nécessaire, et comme il a justement une grande quantité de tâches à accomplir et agit avec performance, il s'oblige à manquer certains détails dérisoires qui ne touchent pas au principal de son effort et sur lesquels s'appesantissent ceux qui ne travaillent pas : qui n'écrit jamais au stylo trouvera toujours qu'un grand écrivain à les doigts un peu tachés d'encre et le lui reprochera. Celui qui ne fait pas ou rarement les courses, l'aspirateur, la mécanique ou la cuisine, s'étonnera qu'un aliment superflu ait été quelquefois oublié de la liste, qu'il reste de la poussière dans un coin de pièce ou sur un meuble écarté, que le bleu de travail soit maculé de cambouis ou le tablier de saleté grasse : même, il concentrera ses remarques sur ces détails pour se donner de l'amour-propre, parce qu'en effet il ne commet pas ces « erreurs » pour une raison simple, c'est qu'il a si peu l'habitude d'effectuer un travail qu'il y accorde une attention toute particulière quand il s'y attelle, ce qui lui prend trois fois le temps que le travailleur véritable y accorde. Voilà pourquoi dans toute maison, la bourgeoise-au-foyer réprimande le domestique sur des vétilles qu'il ne sait pas appartenir aux charges qui lui incombent. « Mon nègre, tu as égrainé des tonnes de coton avec célérité, mais l'autre jour, en plongeant la main dans la récolte, j'ai constaté qu'il y restait encore quelques petites graines. Et d'ailleurs, quand je te vois avec tes paumes abîmées et ton vêtement poussiéreux, je me dis qu'à ta place je serais plus soigneux. — Eh ! sans doute Madame, pense le nègre en ricanant en lui-même, mais à ma place, minutieuse et propre comme vous êtes, vous n'égraineriez pas le dixième par jour de ce coton qui vous rend si riche par ma célérité, et vous recevriez tel nombre de coups de fouet pour les kilos de différence d'avec votre nègre performant mais dont la vitesse ne permet pas une parfaite maîtrise du détail, et qui est certes un peu sale aux épaules. » Or, ce nègre répond plutôt hautement : « Oui, Madame », car il sait que la femme du maître ne peut pas comprendre ce que c'est que Travail, à quoi elle prête des élégances qui ne relèvent que de Hobby et de Décoration, comme elle fait par occasions avec ses habits et ses napperons.

Le mécontentement porté sur des détails signale précisément la personne qui a oublié la caractéristique du vrai travail : qu'il soit bel et bien fait, et en quantité. Faut-il plutôt admettre que pour être excellent, il soit réalisé avec telles manières mondaines, délicates et subtiles que s'imaginent ceux qui n'ont jamais travaillé ? Or, ce serait à condition que le travail ne soit pas bel et bien fait, ni en quantité.

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