Théorie du succès et des moeurs

La condition du succès, pour un auteur, est surtout de ne pas déparer des mœurs de ceux qui le lisent. En général, l'artiste et le savant, pour leur triomphe public, doivent d'abord susciter l'approbation d'admirateurs. La société surestime toujours les prestiges nationaux parce qu'elle a l'impression de les avoir fait naître, et, en renouvelant leurs gages de grandeur et son sentiment favorable, d'en être encore digne. C'est pourquoi elle raconte sur eux des histoires vantardes, elle en fait des légendes parce que ces légendes impliquent le bon-goût perpétué, et les met en scène. Le respect pour une valeur reconnue rejaillit toujours sur le fidèle ; il faut donc attester par principe de cette valeur, quitte à la vanter et l'extrapoler. Il n'existe guère de biographie de savant objective et mesurée, je n'ai presque jamais lu l'histoire d'un écrivain dont on ait parlé bien honnêtement pour sa réalité objective au regard de ses textes ; une stricte philologie dément toujours l'hagiographie, on y trouve quantité d'excès de louanges et de suppositions destinées à impressionner, et c'est comme si le projet initial consistait surtout à se conforter d'avoir choisi le bon sujet – c'est le bon homme –, respect principiel dont la nation saura gré au biographe : il y faut un grand renfort de présomptions, y compris dans la lecture-même qui nécessite de fortes déformations – c'est toujours pour le philologue une consternation, tant l'aberration du sens-critique est patente, de vérifier qu'en toute logique il est très improbable que le savant ait pensé ce que le biographe lui attribue. Mais le Patrimoine est ainsi connoté qu'il ne faut pas y attenter, afin d'éviter de contredire l'appréciation, le jugement, la sympathie, les choix de la Patrie : une société se pose avant tout en défenseuse de tendances plutôt que de vérité, elle attend d'emblée qu'un compatriote la confirme. Cela, le Contemporain l'a parfois compris, parce qu'il constate facilement le préjugé positif associé aux savants même qu'il ne connaît pas et dont par défaut on prétend du bien et l'on s'insurge contre les gens mieux renseignés – et combien par exemple le dévoilement des impostures de Pasteur a soulevé de résistance ! Mais on n'en a pas déduit la révélation simple, pourtant si féconde pour la compréhension des successions des réussites, qui peut se traduire ainsi :

Si une société tient à conserver le prestige de savants passés qui l'ont soutenue, elle tient non moins à ne favoriser au présent que les savants qui la soutiennent – la dichotomie serait insensée. En d'autres termes, le triomphe du savant ne procède que de son adhésion aux mœurs, et non point, comme on suppose par éloge pour insister sur sa puissance, de son dépassement, de sa supériorité, de sa transvaluation. Ainsi son succès doit-il s'analyser non en rapport avec ses innovations mais, au contraire, avec ses approbations. Ce changement radical de paradigme dans la compréhension des réussites savantes servira mieux que toute autre analyse à expliquer la généalogie et le processus des savants : il s'agira toujours de se demander de quelle manière l'intellectuel, pour être plébiscité, était non en avance sur la société qui le recommanda et le considéra en exemple, mais exactement adhésif à elle.

Ce paradigme constitue dès lors un enseignement extrêmement fécond pour l'analyse historique des succès artistiques et scientifiques.

Car la société, à travers le savant, ne fait perpétuellement que se proposer en exemple, en modèle, en parangon. On n'en a jamais vu qui fût soucieuse ni capable d'admirer ce qu'elle n'était pas déjà disposée à entendre. Une société est une cour qui n'introduit que des mentalités acquises, serviles et aptes à la compléter. Selon cette théorie, on ne doit donc jamais trouver, dans l'histoire des savants-à-succès, d'esprit foncièrement en opposition à la pensée dominante de son audience.

Corollaire logique : il ne doit pas exister de savant vraiment reconnu qui ait proposé de véritable révolution intellectuelle. Tout ce que la critique juge alors de superbement novateur dans la pensée d'un d'eux est une surestime arrangée pour dissimuler qu'en fait la société où ils se développèrent était désireuse de les entendre et conquise d'avance à l'idée d'expliciter ou de prolonger ses propres représentations. La société des lecteurs n'attend que des justifications, pas des innovations, ou uniquement des innovations dans la manière de la justifier. En général, la légende insiste sur les obstacles que le savant a rencontrés, présentant son succès comme une suite de barrières barbelées qu'il fallut courageusement franchir avec blessure : c'est toujours surexposer les embûches quand honnêtement on constate plutôt la facilité d'accès à la célébrité. Il arrive que le succès soit venu après la vie du savant : mais alors qu'on voie comme il vint dès que la société fût prête à l'entendre, c'est-à-dire aussitôt qu'elle fut gagnée d'avance à la thèse « nouvelle » ! En vérité, le terrain était bien dégagé : les Juifs attendirent, dit-on, l'avènement du Christ que leurs augures avaient prédit, et ils obtinrent avant Lui beaucoup de faux prophètes ; semblablement la société trouva-t-elle, à force de recherches assidues, des représentants pour asseoir les modalités de ses conceptions et les installer dans la communauté savante. On ne peut ainsi pas dire que les entraves imposées à ces hommes furent si dures, à quelques épreuves près qui font les vicissitudes de toute vie humaine – on lit aisément chez le biographe la manière de faire d'événements insipides chez les auteurs de grands drames symboliques, c'est toujours en somme : « Le décès de sa mère lui fut un chamboulement considérable. » En revanche, si l'on est franc, on remarque toujours comme le triomphe au contraire fut rapide : ces êtres passèrent à la pleine lumière avec une stupéfiante soudaineté.

Naturellement, on prétendra que c'était grâce à leur génie qui méritait et forçait un tel éclairage social. Or, l'analyse psychopathologique d'une époque montre pour l'essentiel que le temps était venu où la société était en capacité d'accepter telle conception. Or, pourquoi l'était-elle ? Est-ce donc qu'elle était plus tolérante et instruite ? Non, c'est beaucoup plus simple : elle accepta la conception parce qu'elle la détenait déjà, sans qu'il fût besoin au préalable d'un individu. Les mœurs font cela : on sait des choses sans les avoir méthodiquement argumentées, on se figure des idées par imprégnation, par l'environnement général avant de les imputer à une théorie et à un nom, puis on cherche les noms afférents après les avoir senties, pour les expliciter. Mais elles étaient déjà là. Voilà pourquoi un savant qui a réussi n'a jamais rien établi : il a servi de prête-nom. À travers lui, la société qui l'acclama s'acclama elle-même. Sur le nom de société elle mit le nom d'un savant, et ensuite elle le porta aux nues : ainsi, c'est elle-même qu'elle adora et qu'elle célébra. Il n'existe pas de savant adulé par elle qui l'ait contredite.

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Comment n'y a-t-on jamais pensé ? Le succès ne dépend que de ça, et, à bien y regarder, on ne connaît pas d'exception. On fait toujours grand cas que Molière fut enterré de nuit parce qu'il était réprouvé des Catholiques, on exacerbe les critiques qui le conspuèrent et qu'on cite abondamment, mais on atténue simultanément, comme par une sorte de pudeur, l'extraordinaire engouement qu'il suscita spontanément au sein d'une société qui commençait à découvrir le divertissement et se lassait des guinderies courtisanes difficultueuses notamment en alexandrins. C'est toujours ainsi : le biographe (français) exagère, et les traverses furent moindres. Je parle ici du grand consentement des sociétés qui lurent ces savants et qui se distinguent quelquefois du pouvoir. Hugo connut certes l'exil (à quoi, ceci est notable, on ajoute la mort tragique de sa fille Léopoldine pour épreuve et pour résistance – or, comme il est absurde de tenir à démontrer qu'un assez banal accident (au XIXe siècle encore, la vie des enfants était précaire) personnel fut une auguste douleur justifiant encore sa gloire), cependant il était infiniment populaire, et il le fut environ dès le début de sa carrière : la société des lecteurs n'était pas Napoléon III, et l'on peut remarquer d'ailleurs que tant que l'empereur était populaire, Hugo lui resta favorable, que c'est entre autres choses ce qui fit le succès initial du poète parce qu'alors encore il ne se départit pas de l'avis général (on vérifierait sans mal que Hugo fut presque toujours un ardent défenseur de la doxa, de sorte qu'on pourrait expliquer son travail comme une tentative, volontaire ou non, d'identifier et de confirmer la vox populi). Il ne convient que d'examiner quelle était la société majoritaire des lecteurs, avant de prétendre que le savant endura des oppositions. On confond souvent les maux qui adviennent extérieurement loin de l'approbation des foules (réprobations d'un certain nombre de concurrents et de critiques), et les difficultés diverses que les savants rencontrent naturellement dans le cours de leur vie, façon de les exhausser davantage. On fait de controverses particulières et normales, inhérentes à une profession, où ils furent contestés comme tout le monde, des souffrances considérables qu'ils durent lourdement et puissamment vaincre pour triompher, comme s'élevant au-delà par bravoure. Mais par exemple Baudelaire n'eut manifestement guère d'intérêt à son procès, ni même Flaubert dont la renommée était déjà gagnée. Jamais un tribunal suffit à invalider et à retourner l'opinion des lecteurs. Les biographes tiennent au fond à prouver non que le succès fut chèrement acquis, ce qui serait objectivement impossible, mais que tout ne fut pas si facile, quitte à relever des détails dérisoires et communs. C'est pourquoi ils mettent toujours au nombre de ces difficultés la mort de proches, la maladie, la dureté des compositions, les exigences d'éditeurs... On s'amuserait, je crois, à présenter son voisin fonctionnaire selon de telles critères de « fastidieuse lutte » et de « farouche opposition » : j'en connais un qui s'estime persécuté par son employeur et qui a aussi divorcé, il ne lui manque que d'avoir produit un écrit complaisant et célèbre pour qu'on fasse figurer ces mortifications dans une biographie au titre des « altières souffrances de l'artiste ». On le fait aussi bien avec Houellebecq douloureusement alcoolique, et Nothomb écrivit récemment sur son pauvre père ambassadeur.

On le sent, ces rehausses, où l'auteur, déjà célébré, doit rétrospectivement avoir à tout prix mérité son succès quitte à lui fabriquer des traverses, signalent l'inverse de la difficulté réelle ; on doit comprendre non : « Quelle grandeur il lui fallut pour s'extirper des défenses que l'existence lui fit ! », mais, à la mesure des extrapolations manifestes qu'on échafaude sur des difficultés courantes (parce qu'enfin, suppose-t-on qu'il existe un seul livre qui n'ait pas donné lieu à une critique négative ? Tout auteur a ses parasites, même moi. On voudrait s'indigner par exemple que Proust n'a pas été reconnu chez Gallimard : mais son écrit était (et reste) mauvais pour bien des raisons, et la biographie dissimule souvent que l'auteur, tant il était fortuné c'est-à-dire favorisé par le sort, leva sa difficulté chez un autre en payant.), il faut plutôt s'interroger : « Quelle aisance la société fit d'emblée à l'auteur pour qu'on prenne la peine d'indiquer qu'en tel mois il connut une douleur dentaire ou une blennorragie ! » Oui, mais, rappelle-t-on, Van Gogh vécut pauvre. Eh bien ? il eut de l'avance sur les mœurs ; né quinze ans plus tard, il eût été célèbre – Nietzsche a connu une destinée similaire, mais la société l'a rattrapé un petit peu plus tôt, tandis que la maladie mentale l'avait atteint. Encore Van Gogh eut-il la chance, ou la misère, de n'avoir eu que quinze ans d'avance sur la société : chance car au-delà, la postérité, qui a mémoire courte, ne l'eût jamais reconnu et admis ; misère car ces quelques quinze ans sur la piètre société ne sont pas de quoi signifier un grand génie : c'est même, tant elle déchut alors en goût et en réflexion, plutôt quinze ans de rétrogradation, en sorte qu'on peut dire que Van Gogh avait de l'avance sur la stupidité de la société qui, tant qu'elle se tint à un certain point de dignité, ne le célébra pas, mais dont, après sa mort et quand elle déclina, il sut se faire apprécier – je n'aimerais pas être reconnu par une société naufragée et dévastée dans le divertissement.

La condition psychologique nécessaire pour que le lecteur admette le talent, c'est que l'œuvre ne soit jamais au-delà de lui, ou aussitôt il la réprouve, car en vérité on voit rarement qu'il cherche à s'y enfoncer plus qu'il n'est capable. Une résistance intérieure l'empêche de lire un ouvrage pour ce qu'il ne pense pas déjà, et tout son effort consiste à y quêter la confirmation de ce qu'il sait. Il n'est jamais révolutionné par ce qu'il lit, ne découvre rien avec curiosité et chamboulement, aussitôt que le véritable neuf intervient il le rejette, et ce qu'il dit de ses émois positifs ne réfère point à ce qu'il a vraiment appris mais toujours seulement à ce que l'auteur a « révélé en lui » : un livre ne lui est génial qu'à hauteur de ce qu'il était préparé à entendre. Un texte qui le dépasse le frustre, il tolère peu de rendre un effort pour ce qu'il ne sent pas ; et cela vaut aussi pour la société des lecteurs savants qui trouvent plus de douleur que d'intérêt au livre d'un confrère réfutant le paradigme où ils demeurent ; il existe psychologiquement une loi du confort qui interdit d'emblée à soi l'accès d'un mode de réflexion étranger, fût-il plus juste, en ce que sa considération oblige à un remodelage de soi et à une assimilation difficiles. Ce que la société prétend de son ouverture intellectuelle est leurre et vantardise : on n'est édifié que par ce dont on était prêt à recevoir l'enseignement, c'est-à-dire par ce dont on était préalablement d'accord. Jamais on ne vit une société entièrement retournée et convaincue par la justesse d'une opinion savante : il faut que cette opinion lui ait initialement paru acceptable, et même propice. Toute impression de société changée par un auteur ne montre qu'un fait : c'est que cette société était déjà en cours de changement, et qu'il y a eu concomitance de l'auteur et du changement, au même titre qu'en cette société il se trouva quantité de personnes pour et contre le changement, mais ce changement, l'auteur ne l'a nullement produit, il a plutôt illustré le parti nouveau, son nom servant d'emblème à ceux qui étaient favorables au changement.

Il faut cesser de croire à l'influence des auteurs sur la société. Les mœurs leur sont antérieures et d'une inertie inexpugnable, même sous la pression des raisons les plus solides et déroutantes. Ceci est même plus aisé à démontrer qu'on ne pense : la société passe son temps à ignorer les génies plutôt qu'à les célébrer. Il n'est pas un expert de n'importe quel domaine savant qui ne reconnaisse que sa discipline comporte beaucoup plus de hauts talents méconnus et négligés que de célébrités admirées, ni qui n'admette que les célébrités y furent moindres en génie que les individus obscurs qui les entourèrent : ces célébrités furent juste plus ostensibles et intervinrent après des décennies de préparation d'ouvriers intellectuels véritablement géniaux parce qu'avancés, après quoi la société proposa enfin d'écouter et de considérer leur théorie – Copernic précéda d'un siècle Galilée. Le spécialiste est souvent étonné que rien que des hasards semblent avoir présidé à leur distinction, et perpétuellement s'inquiète que leurs prédécesseurs ou successeurs de plus haut talent n'aient pas été entendus. Il n'y a que le novice, cet adepte de la vieille « culture générale », pour croire que la notoriété fait généralement justice à la grandeur et qu'une gloire atteint nécessairement le meilleur savant : c'est que non seulement la notoriété ne reconnaît évidemment pas tous les talents (cela, il le sait déjà, et il consent proverbialement à cette « fatale injustice »), mais quand la notoriété touche un savant, celui-ci est toujours déjà dépassé par de meilleurs que lui, qui, en avance sur l'état intellectuel de la société, sont dénigrés par elle pour ne savoir se limiter à la lenteur de ses progrès. En sorte que la notoriété ne valorise que des hommes attendus et conformes, « démeurés » et « racoleurs », des complaisants (qu'ils s'ignorent tels ou non). De toutes époques, le triomphe ne vient en effet qu'à ceux « qui savent attendre » c'est-à-dire qui sont capables d'arrêter leur progrès pour que la société les rejoigne. Un savant vraiment performant qui n'a pas le temps de rester en arrière ne sera jamais notoire, à moins qu'il n'ait que quelques années d'avance sur elle pour qu'elle se souvienne de lui peu de temps ensuite. La notoriété, c'est pour la société si lente le retard et la décrépitude, jamais le fleuron ni la pointe. Dans une société populaire et de divertissement, comme elle n'évolue qu'en fonction du peu de sa liberté qu'elle consacre à l'art, à la philosophie et aux sciences, il n'existe pas une gloire méritée. Dans une société savante, les préjugés d'instruction et toutes les formes laborieusement apprises tiennent lieu de conservatisme, et la gloire ne signifie guère davantage. L'auteur glorieux fut celui qu'on était prêt à admettre, et qui représenta, de façon caractérisée et très souvent accessible, la pensée dominante qui était déjà, quoique sans théoricien du jour, assez profondément installée.

C'est pourquoi toute l'histoire des « révolutions » philosophiques et littéraires – et certainement scientifiques – doit être réévaluée selon ce principe, et regardée non comme un cycle de génies inspirés les uns des autres et qui, sous cette influence collective, ont contribué à l'édification de leurs contemporains et par suite de la postérité, mais comme une somme d'adéquations, d'agrégats, de complicités, avec les mœurs qui étaient préparées à les entendre et à les approuver et qui, pour cette raison, les ont favorisés. Il faut réviser l'idée grandiloquente de cycle et de surplomb que rien ne justifie, rebâtir une conception plus juste des célébrités qui ne furent que les esclaves des mœurs, du moins que leurs représentants, et cesser de croire en un cercle prestigieux d'influences supérieures et miraculeusement inspirées veillant depuis leur champs Élysées sur les sociétés où elles condescendent et leur insufflant généreusement leurs bienfaits. Ces hommes furent les élus de la société, il convient d'en instruire enfin les raisons. Quand elle crut que Céline dénonçait les horreurs de la guerre dans Voyage au bout de la nuit, comme elle s'accordait avec cette vision qui lui servait de déculpabilisation morale, elle vanta son style comme une innovation capitale et elle en fit son héraut, mais quand elle s'aperçut dans Mort à crédit que Céline la dénigrait et présentait manifestement ses noirceurs et ses hypocrisies, elle jugea son écriture indigne et elle en fit un indésirable, elle chercha des motifs de l'agonir. L'écrivain « de génie » est toujours celui qui exprime ce que le lecteur peut supporter et veut accepter, mais cette idée de transcendance retombant des Mémoires pour enseigner la Vérité pure aux Contemporanéités renouvelées, en un perpétuel Progrès de générations, soutenue par tant de Gardiens dont l'Esprit et l'Œuvre constitueraient le patrimoine vénéré, voilà une naïveté mystique qu'on peut cesser d'entretenir si l'on veut avoir une conception objective et sûre de la succession des succès. Cet assemblage est puéril et sans étai ; c'est une vision qui s'élabore mais ne se constate pas. Un auteur n'a jamais transmis son avance à sa société, son œuvre n'a jamais permis l'instauration d'une pensée vraiment nouvelle ; tout au plus son avantage aura-t-il été de la désinhiber en telle valeur qu'elle éprouvait mais ne se justifiait pas encore, pour laquelle elle gardait des incertitudes ou des scrupules, et c'est pourquoi elle exprima à son égard, en plus de sa fierté d'avoir « su porter et reconnaître » tel génie qu'elle déclare, une espèce de gratitude, mais cette reconnaissance ne procède pas de la nouveauté qu'elle prétendit apprendre de lui : elle fut bien plus soulagée que ses valeurs fussent confirmées par une caution savante, qu'augmentée par l'apport dont elle se croirait redevable – la société ne veut certainement pas qu'on l'édifie, elle ne l'a jamais souhaité, toutes les tentatives en ce sens n'aboutissent qu'à la manifestation de sa rétivité. L'élite qui veut lui enseigner foncièrement l'humilie, c'est pourquoi elle n'accueille avec ouverture que ses propres suppôts. Elle ne balance pas à choisir ; elle ne prend en général aucun risque à être contredite. Elle ne dispense ses faveurs qu'à ceux qui lui ressemblent.

Ainsi, si l'on y examine et passe les contradictions qui ne sont qu'apparentes – car nul individu ne peut tout à fait à la fois homogènement et parfaitement se superposer à la société : la société est un égrégore c'est-à-dire une mentalité diffuse et intangible ; un particulier non seulement est pourvu de l'idée de sa singularité et d'une attitude au moins un peu relative à telle conviction mais rencontre nécessairement d'autres particuliers qui, même en faible nombre, se croient uniques et donc légitimes à le désapprouver, donnant l'illusion, mais très partielle, d'une opposition –, les auteurs glorieux qu'on admet de grands inventeurs de concepts ont en réalité puisé l'essentiel sinon la totalité de leurs réflexions dans le bain prégnant de la société où ils vécurent. La société fut le point d'origine de la réflexion qu'elle impute à l'auteur qui n'a fait que la répéter ou traduire, et, feignant de la découvrir avec bonheur et bien conforme à ses dispositions, elle s'est consacré elle-même : elle a besoin de ce génie particulier pour se croire et se constituer une grandeur collective, car un génie collectif sans incarnation ne lui est pas assez matériel et sensible ; il lui faut des êtres à récompenser, ne sachant comment congratuler des mentalités – autrement, elle devrait inventer des fêtes de purs symboles qui seraient quelque peu ridicules sans caractérisations nettes. Ce n'est pourtant pas que je nie aux auteurs la faculté de concevoir des idées inédites – je m'estime la preuve vivante d'une telle habileté –, mais je n'imagine pas comment, s'ils étaient effectivement portés par la société, elle eût pu supporter sans honte qu'ils remarquent sa fausseté et la contredisent ? Cela ne se rencontre jamais, cela ne s'est jamais rencontré, on n'a jamais rencontré, je crois, une société, fût-ce une société de savants d'une certaine « impartialité », qui ait reconnu avoir tort : le premier mouvement d'une société qu'on corrige est de résister au changement qui lui réclame trop d'efforts et qui blesse son orgueil, particulièrement son orgueil savant – une société qui se reconnaîtrait « primitive » n'aurait pas logiquement de pareilles susceptibilités. C'est donc en simple cohérence qu'il faut qu'un auteur aimé ait seulement accompagné cette société dans ses usages et réflexions : il eût sinon levé contre lui les défenses habituelles d'une société tenant à l'intégrité de ses convictions. Le mythe du bon scientifique raisonnable admettant sans trouble et humblement les conclusions radicales d'un confrère présentant ses erreurs, pour rassurant qu'il soit, n'est qu'une imagerie populaire que les scientifiques eux-mêmes ne croient pas et qui ne s'est presque jamais réalisé. Ce qui révolutionne procède toujours d'abord par une lutte contre laquelle la société regimbe et censure, puis le moment vient où cette « révolution » est mûre, la société elle-même y ayant consenti : elle dira que le précédent révolutionnaire qui avait raison, si elle en entend encore parler, ne faisait pas les choses congrument, ou que c'est un pouvoir différent d'elle-même qui l'a frustré, ou bien plus probablement elle éludera tout bonnement la question.

Or, arrivé à ce point de mon raisonnement, je sais pourtant qu'une tradition scolaire, confinant au respect inconditionnel des hommes ayant théorisé les principes et les mœurs de la société, exige ce que je réfute, à savoir un cycle noble d'influences réciproques entre grandeurs individuelles. Toute société savante a intérêt à pérenniser cette conception traditionnelle, et à s'espérer la lumière future d'une humanité perfectionnée grâce à elle : on ne verra certainement pas d'université défendre ma thèse, ni de « sages » s'accorder sur la vanité de la théorie des génies spontanés et élus selon leur seul mérite : tous ces cercles, instruits dans le paradigme de personnalités guidant la vérité, qui motive leur vocation, peuvent difficilement reconnaître que c'est pour de mauvaises raisons, des raisons de basse conformité, que la société élit ses savants, et notamment parce qu'à la place où ils sont, ils ont déjà l'impression d'avoir été un peu élus, c'est pourquoi ils n'ont garde d'aller admettre que c'est pour des motifs ignobles, il en coûterait trop à leur estime. Ainsi préfèrent-ils se conformer au paradigme des « chaînes de pérennité » sur le fondement qu'en effet on constate des ressemblances entre les auteurs, qu'on trouve par degrés historiques des altérations progressives de paradigme, qu'on distingue des uns aux autres des reformulations et dépassements, alors supposent-ils que c'est l'examen de leurs prédécesseurs qui a inspiré ces auteurs et qu'ensuite ils ont fondé leur propre inspiration sur cette base acquise, manière de garantir l'utilité de l'héritage que ces cercles tiennent principiellement à laisser : ce sont des gens surtout occupés à faire des collections et à réunir des sommes, comment voudrait-on qu'ils en reconnaissent la superfluité en considérant que ce dur travail n'est en rien propice au succès ? Oui, mais on est souvent détrompé par cette généalogie rigoureuse des savants qu'ils exposent : l'enquête vient à découvrir par exemple que tel auteur qui semblait reprendre avec fidélité telles idées d'un autre, en vérité ne l'a jamais lu ni pu lire, et l'on est confondu par ces sauts évolutifs, par cette rupture de continuité, par cette faille béante dans la théorie des suites où tant de chaînons manquent qu'il faut supposer à défaut de pouvoir les reconstituer ; même, on s'aperçoit souvent que bien avant un savant notoire, un autre avait exprimé, mais trop tôt, la même théorie. Nos académiques historiens de l'art, de la philosophie et des sciences prétendent compenser cette lacune logique au prétexte du génie lumineux d'auteurs capables de réinventer seuls des conclusions antérieures, ou ils sont forcés de concéder l'existence d'intermédiaires qui leur ont apporté ces conclusions sans besoin de consultation directe. De telles hypothèses sont toujours d'un abord louche, parce qu'il faut présumer quantité de facteurs invérifiables, un talent spontané ou des relations. C'est notamment contradictoire avec la thèse : on veut vérifier que les auteurs ont tiré de leurs lectures de quoi avoir basé leurs idées nouvelles, mais quand on ne peut l'établir, il devient opportun d'y substituer une aptitude à créer de zéro ou un lien indirect qu'on présume à défaut de le démontrer. La méthode cohérente manque à ces assertions hasardées ; manifestement, à se livrer ainsi à ces suppositions, on n'est plus en train d'élaborer une science ferme de la généalogie des idées : on tient la thèse avec acharnement, et lorsque les faits la contredisent, on suppute en-dehors de toute scientificité pour la replâtrer malgré tout. Combien de commentateurs disent encore aujourd'hui : « Sans doute, tel auteur a pu refonder telle partie de théorème par lui-même », ou bien : « Il aurait certainement acquis tel exemplaire de tel livre qui aurait disparu par la suite. » C'est que la thèse du génie qu'on transmet d'homme à homme dément par principe que la révolution de paradigme ait pu exister et se transmettre au sein de la société même, et que cette « révolution » était déjà admise de manière homogène par ses contemporains. Ce serait alors considérer que l'antériorité sociale nuit au génie qui ne fait que la reprendre et l'utiliser à son compte. C'est une théorie qui ne valorise pas ces renommées qu'on a coutume d'aduler. C'est une théorie qui s'oppose à la vanité des sociétés qui préfèrent se vanter de leur faculté d'élire.

À cette évolution progressive des pensées morales – j'entends par là : dans les mœurs –, la société propose la représentation simple d'hommes à hommes célèbres, se targuant d'avoir su reconnaître ses esprits bienfaiteurs. Or, à force, on finit par s'apercevoir que les solutions de continuité sont non seulement nombreuses entre savants mais presque systématiques : l'étude approfondie prouve bientôt quantité de coïncidences entre des auteurs qui ne pouvaient se lire ou qui ne se connaissaient pas, et dont on ne démontre pas qu'ils aient été en mesure d'entendre parler de leurs traités antérieurs. On est alors perplexes, et l'on résout vite cette perplexité en postulant des inspirations spirituelles ou des liens matériels, rien qui soit de nature scientifique. Dès lors, on ne démontre plus : un moindre griffonnage est censé prouver la création spontanée, ou quelque coïncidence géographique indique le rapport entre penseurs. On se résout « sagement » et « humblement » à ne pas reconstituer au-delà de ce point la filiation des idées : le principal, croit-on, est démontré, par conséquent les détails sont superflus. On démontrerait pareillement la naissance de théories identiques simultanément et fortuitement à deux extrémités de la Terre. La méthode devient absurde pour autant qu'on se fie à des présomptions. C'en est, chez certains chercheurs, tout à fait comique et ridicule : ils affirment avec péremptoire ce qu'ils ignorent parce qu'il faut que cela ait été, qu'il n'y a pas pour eux d'autre interprétation possible – tels auteurs se sont connus, c'est forcé, ou l'un a mis deux jours à déduire ce que son prédécesseur avait mis une vie à énoncer. Les notes de bas de pages en cela sont d'un intérêt parfois hilarant.

Ce qu'on n'a pas compris ou voulu encore admettre, c'est que ces évolutions, dont la lenteur fait penser à des degrés d'individus à individus, un peu comme le développement d'une rumeur, ne sont pas induites par des créateurs mais par des mœurs, que ce sont ces mœurs qui sont progressives : la généalogie des idées n'est pas individuelle, elle est morale. L'auteur que ces mœurs ont plébiscité n'est jamais celui qui s'y oppose ou qui en propose, mais celui qui les fait émerger à la conscience et qui, en cela, représente les mœurs. Les idées naissent dans les mœurs, ou plutôt s'y diffusent et y progressent, elles ne demandent qu'une formulation, et quand elles ont atteint d'innerver d'assez larges communautés, là seulement les mœurs permettent leur théorisation et glorifient l'auteur qui les porte, à condition qu'il leur ressemble.

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Je crois qu'un exemple instructif est à chercher du côté de Descartes dont on présume que la découverte du « cogito », résumé en la formule célèbre : « Je pense donc je suis » fut surtout le fruit d'une intuition presque strictement personnelle et supérieure. Or, les historiens des idées proposent souvent d'admettre que cette représentation fut fondatrice en Europe d'une vaste idéologie du regard dirigé en soi et impliquant le doute préalable, individuel, à ce qu'on prétend observer ; il est vrai qu'à n'y pas regarder de près, on reçoit l'impression qu'une telle conception n'avait pas été écrite auparavant ; en tous cas, de toute évidence, elle n'avait pas été écrite telle quelle – c'est un argument avancé souvent, quand on pressent qu'une pensée avait été déjà dite mais rejetée par un siècle inconséquent, que son équivalent était en fait fort éloigné de l'esprit postérieur au prétexte que la lettre était différente. À ce compte, même deux auteurs d'une même école d'art pourraient être considérés comme opposés : on arguerait qu'il faudrait qu'ils aient produit des tableaux identiques pour être d'accord en principe. Pour moi, je ne me fie pas à ces mauvaises fois : il m'importe peu de savoir que Descartes fut le seul à avoir écrit exactement : cogito ergo sum, mais je tiens à vérifier si personne ne l'a pensé avant lui.

Déjà, admettre que Descartes fut le fondateur d'une révolution métaphysique en Europe, c'est, je trouve, beaucoup présumer de la diffusion des œuvres à son époque. Sans doute peut-on retracer l'itinéraire des publication, indiquer sur des cartes les lieux précis où des ouvrages ont circulé, l'endroit où ils ont pu atteindre des savants (même ceux qui ne les ont jamais cités), et supposer ce chemin assez perfectionné et fluide pour leur permettre d'accéder rapidement aux pensées dont ils étaient, comme on l'affirme en général, « naturellement avides » : tant de présomptions cumulées ne me paraissent pas sûres, même considérées depuis notre temps où je ne puis facilement, en dépit des moyens techniques modernes, me procurer Le Soleil des morts de Camille Mauclair ou L'Aiglon d'un auteur fameux comme Jean Rostand. Ce que je veux dire, c'est que ces suppositions sont aventurées au lieu d'être étayées, qu'on a plutôt l'air d'y tenir que de détenir le fait dont elles se targuent, notamment si l'on constate que ceux qui les énoncent n'ont rien des archéologues bibliophiles qu'il faut être pour établir des réalités si minutieuses. L'insistance avec laquelle on veut vérifier ces chaînes d'influence, l'entêtement avec lequel on souhaite les établir, signale une obstination partiale : c'est qu'en gros, on finit ainsi toujours par conclure qu'un voyageur égaré dans telle province et ayant en charge la succession d'un baron a transmis un ouvrage d'une bibliothèque au valet d'écurie d'un maître qui avait pour ami l'un des savants célèbres dont on aspire à ce qu'il se soit fondé sur ce prédécesseur auquel – est-ce par jalousie ou par économie ? – il ne fait jamais allusion (ceci est certes un peu exagéré, j'en conviens, j'ai pourtant lu de telles enquêtes).

Mais surtout, à moins de ne se fier qu'à la lettre – « cogito ergo sum » – l'analyse sérieuse de la littérature du XVIIe siècle révèle que la pensée d'un soi à la fois fondamental et défaillant innervait déjà largement la société. Nos passionnés de Descartes, idolâtres en quelque chose et qui insistent pour que sa pensée fût une révolution, ne peuvent ni ne veulent entendre ce fait pourtant facile à établir : il suffit de consulter Dialogo de Galilée pour trouver, s'agissant de percevoir et concevoir le mouvement, tout le matériau équivalent au Discours de la méthode, à savoir la notion de mouvement relatif lié à la position de l'observateur – c'est la fameuse explication du déplacement du navire induisant ce qui se meut dans ce navire, dont la plume de l'écrivain. La considération de cette seule référence un peu antérieure à l'œuvre de Descartes et rédigée à l'autre bout de l'Europe suffit à douter de la paternité glorieuse du philosophe français, de la spontanéité immanente et personnelle de cette idée, et invalide au moins en partie la représentation que les pensées naissent subitement d'une cogitation individuelle : la même pensée existait, et je dirais qu'elle était non pas différemment mais mieux formulée, plus fine et soutenue d'un solide et éloquent exemple scientifique, mais moins synthétique, dans Dialogo. Et encore me faut-il reconnaître que je ne suis pas spécialiste de ce siècle – je n'ai lu cet extrait de Galilée que dans un ouvrage de Feyerabend –, en sorte qu'on peut sans nul doute rencontrer bien d'autres extraits convergeant à cette semblable représentation de l'homme et du monde. Or, Descartes n'a pas repris Dialogo, je ne sache pas (ce reste à vérifier) qu'il y fasse mention pour indiquer ses correspondances avec son Discours, il ne l'a pas non plus reformulé, du moins ne prétend-il pas le faire dans l'ouvrage même, et l'on ne peut même pas dire qu'il dépasse la portée intellectuelle de Galilée dont sa formule est d'équivalence stricte et même, à être franc, plutôt une simplification qu'un développement ou qu'une synthèse.

D'ailleurs, un autre élément d'intérêt pour ma thèse est tâcher de comprendre comment Descartes parvint à cette conclusion « révolutionnaire ». Il paraît que Kant en démontra avant moi le tour fallacieux, rhétorique et verbeux : je l'ignore, n'ayant guère lu Kant, mais voici dans Les méditations métaphysiques, si ma mémoire est bonne, comme Descartes présente sa « démonstration » :

Après avoir prouvé qu'on pouvait à raison douter des sens, et après avoir imaginé la fameuse et audacieuse conjecture d'un « mauvais génie » qui nous tromperait toujours et nous ferait percevoir en tout des réalités fausses, Descartes souhaite établir un fondement premier et certain pour penser, et il exprime en substance que même si j'étais égaré dans mes perceptions par une volonté diabolique, du moins ce démon s'adresserait-il à quelqu'un qui, présentement, réfléchit à la possibilité de son intervention, ce qui constitue donc la preuve que « je » existe. C'est la primauté de l'individu sur toute autre réalité : l'individu est, justement parce qu'il pense qu'il peut ne pas être (il faut qu'il y ait quelqu'un pour le penser).

Or, cette assertion non seulement est passablement controuvée, et enfantine de naïveté, mais elle infirme le postulat sceptique du texte de Descartes, ainsi que sa méthode d'honnêteté, qui faisaient tout l'intérêt intellectuel de ce traité. Et c'est même au point qu'on peut dire qu'elle dément la logique intrinsèque du texte et que l'enfreinte ne peut évidemment passer inaperçue à son auteur lui-même :

Cogito ergo sum : le « o » de « cogito », signifiant « je », induit son existence même : c'est la faute logique qu'on appelle « pétition de principe » : commencer par établir pour vrai ce qui est justement en question. L'hypothèse du mauvais génie, avec un peu de l'imagination conséquente que Descartes avait su produire jusqu'alors, aurait dû le conduire par esprit de suite à l'hypothèse que ce démon pouvait introduire de la pensée dans une chose, de manière que le « je suis », ainsi posé en conclusion précipitée et irréfragable, deviendrait extrapolé et erroné – il faudrait un cas neutre pour ne pas déceler le « je » de « cogito », quelque chose comme « on pense ». Un robot croit-il penser ? Est-il ? – on me rétorquera qu'un tel exemple ne pouvait être supposé, par trop anachronique. Mais après avoir admis la supposition étonnante et hardie que l'homme fût entier sis dans un rêve, le rêve du mauvais génie, comment se fait-il que Descartes ne se soit pas figuré au-delà que la créature du songe, n'ayant pas d'autonomie ni d'existence matérielle, n'a pas non plus de conscience, tout au plus une illusion de conscience, la conscience que le mauvais génie lui concède dans le rêve et qui n'est que la sienne attribuée captieusement à un être de fiction ? Le personnage de roman, à qui l'on prête toutes sortes de pensées, est-il ? Osera-t-on lui attribuer un « je », quand ses pensées proviennent d'un être extérieur, l'auteur ? – or, le roman n'est pas anachronique à Descartes. Et même si l'on admettait la réalité où il se trouve, l'homme par exemple dont la vie serait entièrement déterminée, au point que tous son environnement et ses circonstances suffiraient à prévoir chacune de ses pensées et de ses actions, cet homme pourrait-il à bon droit exprimer : « Je pense, donc je suis » ? Il me semble qu'un tel homme serait plus fondé à dire : « Je suis pensé, donc je ne suis point. »

Nombre de commentateurs reconnaissent l'évidence de cette insuffisance cartésienne : elle est si criante qu'il est à peu près impossible que Descartes lui-même n'ait pas été en mesure de la savoir tant elle s'inscrit dans l'ordre des méditations qu'il avait exposées jusqu'à ce stade. Une autre erreur manifeste, évidente, élémentaire, intervient après dans la preuve qu'il prétend apporter de l'existence de Dieu : il tient que, puisque toute pensée en l'homme vient des sens et de l'expérience, il ne se peut qu'un homme, qui n'aurait jamais fait l'expérience de Dieu, puisse le concevoir comme il fait ; il en déduit à la hâte que tout homme a dû voir Dieu d'une façon ou d'une autre pour se le représenter (peut-être avant sa naissance). On lit avec combien d'empressement il évacue l'objection que personne ne se figure uniment Dieu, quand il affirme péremptoirement que l'idée qu'on s'en constitue n'est pas juste la somme d'attributs observés dans l'environnement comme on fabrique des chimères, un sphinx à partir d'un corps de lion et d'un buste de femme : il feint de ne pas remarquer avec une insincérité inédite et patente que la conception que chacun se fait de Dieu diffère considérablement d'un individu à l'autre, de sorte que s'il fallait conclure de cela, ce serait la démonstration plutôt que Dieu n'a jamais été perçu par l'homme puisqu'à le restituer si différent on indique une grande variété d'opinions qui plaident nettement en défaveur de la thèse de l'auteur.

Il faut particulièrement noter dans ces deux réfutations simples combien l'incohérence de l'auteur est stupéfiante : un esprit brillant de distance, capable d'embrasser des hypothèses effroyables où tout l'homme est abusé, et qui tient pour logiquement établies des vérités aussi bancales et aisément réfutables...

Alors je me suis demandé, puisque ces réflexions sont nettement fausses et que pourtant elles s'inscrivent pleinement dans le champ d'intellection de l'auteur, pourquoi il avait commis délibérément de telles négligences ? Comment peut-on prétendre que l'écrivain tenait pour vrai ce qu'il était incapable de démontrer et qu'il ne fait même qu'affecter de démontrer, et d'où disposait-il de ces certitudes qu'il n'était pas en mesure d'installer par la raison contrairement à ses prétentions ? C'est sans nul doute un sophisme su que cette reconstruction du « je » et de Dieu par des moyens illusoires : presque tout un livre pour ne faire que défendre avec une spéciosité notable ce que la logique ne sait pas reconstruire ? On vous présente la solution d'un théorème, on la pose pour exacte, et on se devine inapte à le garantir ? Comment alors cette conclusion est-elle possible ? D'où procède-t-elle en réalité, puisqu'en l'occurrence on ne peut même pas parler d'une erreur. Voilà :

Descartes tire seulement des mœurs ce qu'il ne peut intellectuellement refonder : il se contente de répéter, reformuler et théoriser ce que lui communique le paradigme omniprésent de son époque, un paradigme qui est la conséquence non de la digestion de centaines d'auteurs avant elle – époque probablement surtout analphabète –, mais essentiellement d'usages et de mentalités transmises à travers les influences d'un environnement cohésif. Ce que « conclut » Descartes n'est ni plus ni moins que ce que les mœurs d'alors promouvaient et qu'il a recopié, n'en déplaise aux partisans d'une personnalité intuitive et géniale.

Et – question non moins essentielle et troublante –, pourquoi ce succès de Descartes dont tout philosophe s'accorde à dire que la réflexion ne vaut à peu près rien sinon à titre de jalon historique, de référence datée, utile surtout à simplifier la compréhension de lycéens quant au prétendu parcours de la pensée européenne représentée comme imputable à certains hommes supérieurs ? Je doute que ses compatriotes savants ne virent pas les stratagèmes grossiers que Descartes employait dans ces essais : ces hommes étaient en maints domaines, particulièrement en logique et en rhétorique, d'une finesse au moins égale à celle de nos scientifiques dont une part de l'esprit se limite à l'apprentissage et la technologie ; cependant, ils ne le réfutèrent point comme ils durent, du moins l'on ne retint pas les réfutations qui eussent anéanti Descartes. Pourquoi ce silence ? Et pourquoi cette surestime ?

Parce que Descartes alors porta la parole de la société qui le lut : il y adhèra, la restitua avec des raisons fausses quoique nouvelles, et ne bouleversa ainsi personne ; il multiplia les amitiés de ses contemporains, notamment savants. Chacun prétendit avoir eu « l'intuition » de sa démonstration ; c'est d'ailleurs, même aujourd'hui, l'effet notoire de sa « révolution » tant vantée par ses fervents lecteurs : Descartes exprime, disent-ils, ce que chacun sent sans réfléchir, autrement dit : il ne fait que confirmer ce que tout le monde « sait », ce dont tout le monde espère la confirmation, ce à quoi toute le monde tient. Et il est indéniable qu'on n'a guère besoin de forcer sa conception de la réalité pour le comprendre, pour l'assimiler, qu'il ne soulève, ni aujourd'hui ni à son époque à ce que je pense, nulle torsion de l'esprit, qu'on ne lutte pour le saisir et l'intérioriser contre aucun préjugé des mœurs ; il n'est aucun mouvement d'esprit par lequel on doive difficultueusement l'inférer ; tout aux antipodes de ses écrits de dioptrie pointus et érudits, ses méditations ne contraignent personne, elles sont permissives, c'est uniment qu'on les ingère sans les digérer, sans effort, qu'on l'aime parce qu'on n'y apprend rien de vraiment nouveau, parce qu'on n'a qu'à se servir de ce qu'on est à dessein de l'approuver : tout était déjà inscrit en soi, la thèse déjà admise, on n'avait besoin que d'arguments superfétatoires – c'est ce que ses partisans appellent, comme toujours pour indiquer d'office la justesse d'un parti : « le bon sens commun. » Résumons cela un peu largement : la société était chrétienne, certainement elle penchait vers l'ego, et de longues décennies d'évolutions techniques et militaires avaient déjà induit l'utilité d'une méthode, Descartes fournit donc de nouveaux motifs de croire en Dieu, de se focaliser sur le « je » et d'asseoir la science. Cela complut logiquement, alors la célébrité vint, les controverses furent négligeables. La société avait nécessité de justifier les outils qu'elle utilisait depuis quelque temps : elle fabriqua une gloire à un inventeur officiel, sans même se soucier s'il était de nature à tendre vers la vérité, ni si sa démonstration était tout à fait probante. Descartes plut à son époque parce qu'elle lui correspondait : la superficie lui suffisait, elle en fit un philosophe alors qu'il n'était véritablement que physicien. On le surestima : nul doute qu'elle eût conspué et puni ses dénégateurs – elle le fit probablement, je l'ignore au juste. Or, on doit admettre que la raison supérieure, philosophiquement plus exacte, était à prouver que l'établissement de l'ego et de Dieu était encore insuffisant, et plausiblement des détracteurs y parvinrent : oui, mais ce n'est pas cette version que la société retint, et elle oublia ces objecteurs qui, cependant, avaient mieux raison que sa célébrité – peut-être en fit-on de simples « jaloux », des « grincheux », ad personam.

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On devine comme la qualité requise pour prétendre à sa nomination au grand manuel d'histoire des pensées humaines n'est point l'innovation mais au contraire la conformation : un auteur en avance sur sa société – qui la contredit en quelque chose – est toujours rejeté par elle comme intempestif, on en perd la trace et il ne sert plus qu'au sein des chapelles d'experts pour s'étonner perpétuellement que d'autres talents ne furent point remarqués. Ainsi Copernic n'est-il redécouvert in extremis que par chance après Kepler et Galilée, Nietzsche importune pendant quinze ans son contemporain avant d'obtenir la notoriété dont sa syphilis l'empêche de profiter – c'était moins une qu'il ne soit éliminé pour toujours d'un tribut posthume, on peut penser que le malentendu sur son prétendu antisémitisme fut à l'origine de son succès auprès d'un peuple et de savants douteux. Là même se situe la cohérence de l'inscription au livre des gloires, par laquelle il convient de réviser son sens : la société n'adule jamais pour de bonnes raisons, je veux dire pour la vérité visionnaire des esprits, sa liste des primés ne contient presque aucun savant en avance sur son temps mais, au contraire, que ceux qui surent, stratégie calculatrice ou simple médiocrité, être assez bien « de leur époque », c'est-à-dire à la mode. Quand on cite un nom de cette liste, il faut désormais s'interroger non sur ce que l'homme apporta au monde, mais sur la façon dont il s'est inscrit, introduit, insinué, moulé dans les mœurs, de manière à entendre que leur succession retrace non comme on l'admet aujourd'hui les exceptions d'une société mais, à l'opposé, ses adhésions les plus complètes. J'ai pu expliquer combien d'auteurs, objectivement bien meilleurs que leurs confrères à succès, furent superbement méprisés, des Bloy, des Tinan ou des Mauclair qui critiquaient trop sérieusement les mœurs de leur siècle et exigeaient son évolution, tandis que les plumes appréciées et glorifiées furent systématiquementdes porteurs de mœurs majoritaires... comme Zola qui ne prit le risque de détonner qu'en son « J'accuse », mais dont à la fois le style était, quoique juste, assez accessible et commun, et les thèmes – naturalisme mensonger et pavaneur – distrayants ; comme Hugo qui ne cessa jamais de flatter les foules en abondant un socialisme ampoulé, d'une verve typiquement inspirée et nationaliste qu'il savait caractéristique des auteurs que l'histoire reconnaît ; comme Sartre qui fut le plus piteux des philosophes français mais qui eut l'astuce, ainsi que finit par le dénoncer Camus pour avoir suivi longtemps cet opportunisme, de toujours soigneusement « tourner son fauteuil dans le sens de l'histoire » pour dénoncer tout ce que les Français désiraient critiquer afin de se racheter une conduite et de se sentir l'esprit et la bravoure que si manifestement ils n'avaient pas eus pendant la guerre ; comme Nothomb et tous les actuels qui déculpabilisent le Contemporain d'être léger et vide en lui proposant des œuvres qu'ils certifient ne pas consister seulement en des divertissements ou dont ils vantent au contraire la pure distraction comme nécessaire et bienfaitrice. C'est parce que ces auteurs – et tous les autres – surent correspondre aux mœurs qu'ils connurent la postérité, à moins que les mœurs de la postérité n'aient rejoint leurs idées et s'en soient emparées. Le savant célèbre est une émanation des mœurs, et c'est la raison seule de son couronnement ; toute gloire n'est due qu'à une situation de conformité, et je ne crois pas qu'un exemple fasse grandement exception : un auteur renommé ne saurait être un paria dans la société qui le respecte, et inversement, il ne saurait exister que des auteurs ignorés pour porter sur cette société la vérité qui découvre sans faux-fuyant ses travers et ses turpitudes et qui l'objurgue au pénible changement.

Ce qui donna aux œuvres assemblées de ces auteurs célèbres l'illusion d'un progrès et d'une mutuelle influence, en dépit du peu de preuves sur lesquelles on prétend l'établir, c'est avant tout que les mœurs sont progressives, que la société ne vante que ceux qui les approuvent, par conséquent on réalise des ponts entre ses représentants qui lui ressemblent et dont pour cela elle vante le génie parce qu'elle en sort flattée : ces auteurs ont toujours pour essentiel talent de lui vouloir et dire du bien, d'approuver et favoriser ses inclinations, ils la caressent et la cajolent même quand ils prétendent lui faire violence, ce sont alors des admonestations auxquelles elle consent de bon gré parce que les conséquences de ses vices commençaient à lui peser un peu. Le texte matérialise, cristallise sa morale, la société lui donne une fonction de témoignage dont elle se réjouit parce qu'il l'explicite et concrétise sa mentalité, la clarifie : l'œuvre « nationale » est toujours la somme des idées majoritaires d'un pays, jamais la synthèse de ses meilleures compétences. Ce flux caressant d'auteurs qu'elle promeut permet à la société de vivre en confort avec ses croyances et routines ; comme le savant auquel elle confère de la valeur la soutient, elle n'imagine pas quelles évolutions douloureuses elle pourrait entreprendre, elle n'écoute que ceux qui ne la violentent pas et qui lui offrent le bonheur d'excuses à ne jamais se heurter, elle les considère en prophètes tant qu'ils poursuivent son luxe de penser sans changement, au point qu'une autre règle qu'on peut énoncer sur ces savants glorieux, c'est qu'ils n'ont jamais, au contraire, offert une avancée déterminante, c'est-à-dire contrariante et pénible, à l'ordre de la société dont il furent célébrés. Il fallut au contraire leur approbation fondamentale, l'histoire officielle des « grands hommes » n'est faite que de médailles et de décorations. C'est pourquoi on mesure souvent que des changements brutaux au sein d'une société, de ces changements qui déplaisent et obligent à un effort sur soi contre ses penchants, ceux surtout occasionnés par des phénomènes extérieurs (parce que nulle altération dure ne survient d'une société qui ne se résout que par degrés agréables et doux à les adopter), modifient considérablement sa littérature : les mœurs précèdent le trône, et c'est lorsque les mœurs changent que la société célèbre des auteurs différents qui lui plaisent et la flattent, mais on ne vérifie jamais que l'inverse soit vrai, à savoir qu'un auteur de génie ait contrarié une société et infléchi contre elle la réflexion collective dans sa direction. Il n'y a ainsi pas réciprocité des mœurs et des auteurs qu'elles élisent et glorifient, parce qu'elles ne réclament d'eux que de les justifier, mais tout en prétendant avoir permis leur naissance, elles s'en débarrassent si d'aventure ils évoluent trop vite et les désavouent.

Il faut noter aussi que, logiquement, les arts évoluent non seulement par rapport aux mœurs, mais, comme je l'ai induit, par rapport aux mœurs spécifiques de la société qui les juge ; or, la société par exemple de lecteurs a considérablement changé à travers les époques, au même titre que la société d'amateurs de tableaux ; et c'est alors qu'on constate une altération des arts non selon ce qu'apporte telle société, mais selon en quoi elle consiste ; autrement dit, on peut démontrer que ce n'est pas l'incontestable génie des savants qui force à leur respect en ce que, chaque fois que la société se modifie, elle en élit de nouveaux qui lui sont plus ressemblants, en sorte qu'on comprend qu'elle cherche uniquement la similitude. C'est ainsi que depuis que tout Français sait lire, tournant venu environ avec l'instruction obligatoire, la société rendue plus populaire a conformé les livres à son image, et ils sont devenus médiocres, de plus en plus ludiques comme elle ; depuis que la bourgeoisie majoritaire s'est emparée des arts picturaux, ce qui se réalisa vers la fin du XIXe siècle, l'originalité épatante et le goût de la nouveauté ont largement remplacé le travail et l'effort que plébiscitait la noblesse, au point qu'on peut retracer l'histoire de la valeur des arts grâce à la nature de la société de leurs critiques : tant qu'un art n'a que des savants de cet art pour juges au lieu de badauds désœuvrés et vaguement curieux, il tend à se perfectionner et ne déchoit pas, mais lorsque la société critique est composée surtout d'amateurs qui en font un hobby, les arts se désagrègent et perdent de leur exigence comme ils l'ont eux-mêmes abandonnée.

Le véritable génie vient donc de ceux qui eurent de l'avance sur les mœurs, et qui furent honnis par leur époque, et qui furent tant devanciers de leurs contemporains que jamais leur siècle ne put ni ne voulut rattraper son retard sur eux, de sorte que, faute de les connaître et par honte d'admettre son erreur, la société ne s'amenda ensuite qu'à travers un autre homme, moins talentueux peut-être mais plus à-propos et ponctuel. Il ne faut regarder les savants illustres qu'à cette aune, et si l'histoire abonde d'un nom, se demander non pas : « Par quelle innovation s'est-il distingué ? », mais : « Comment a-t-il su largement plaire ? » On trouvera bientôt, de manière lumineuse, une compréhension fulgurante de la logique intrinsèque des gloires de l'humanité, la voie révélée de l'espèce de racole par laquelle des esprits malins au lieu de géniaux se sont frayé une place au rang de notoriété, et l'éclatant en viendra de leur complaisance, du moins de leur adéquation, parce qu'ils furent d'une suprême homogénéité à la société qui les jugea. Tout au plus la société hésitait à prendre un chemin qui la tentait, et elle s'est alors trouvée un porte-parole pour la décomplexer par des raisons persuasives ; je dirais au mieux : « Ce n'est pas sa faute, le pauvre, s'il a été élu ! ». Car à présent que je tiens cette démonstration, le succès pour moi désoblige, c'est pourquoi la gloire d'un homme m'est automatiquement devenu l'indice de sa médiocrité, pourquoi j'aurais honte du triomphe, en ce qu'il faut réussir bas pour ressembler au Contemporain qui fait les criterium, si l'on peut appeler ainsi ses jugements expédiés : rien de plus dégoûtant qu'un homme célèbre, à moins d'un malentendu – tout véritable talent glorifié en est un, comme cela s'analyse toujours (Baudelaire fut apprécié, ainsi que les décadents fin-de-siècle, parce que sa provocation faisait divertissement ; Valéry séduisit par sa poésie mièvre, lui qui n'avait de hauteur qu'en ses articles perçants ; etc.). Qu'on imagine après cela ce que je fais d'un Académicien qui, pour avoir su plaire successivement à deux sociétés, la civile et la savante, suppose le double vice d'être si complètement intégré – c'est ce qui explique qu'il n'y a guère eu à ma connaissance, du temps de la Démocratie, un seul Académicien d'intérêt. Il y a tant de bave dans toute reconnaissance sociale ! C'est logique et forcé ; c'est au point, je l'assure, que même mes meilleures créations me ressortiraient salies d'être aimées par des foules même petites, même par des comités et des coteries, et que si par hasard un grand nombre d'individus de tel cénacle venaient à apprécier un de mes textes, aussitôt je me demanderais ce qui y défaille, ce qui y est mauvais d'être tant à leur mesure c'est-à-dire à leur paresseuse petitesse, ainsi qu'il arrive parfois sur les réseaux sociaux où je trouve quelquefois que trop de gens m'approuvent et où j'en cherche le malentendu, la phrase mal comprise, le thème déformé, et par où j'ai l'air de les accréditer...

... et même ce texte-ci, oui, celui-ci aussi comme n'importe quel autre, si une société venait à le juger révolutionnairement sagace comme je l'estime, je lui dirais : « Vous avez tort » et j'en douterais, je lui dirais : « Vous avez tort de glorifier ce texte », et je le dirais alors non par mauvaise foi et obstination, mais à bon droit, et je le dirais en ce qu'alors – je m'y attends – cette société ne voudrait point que, conformément à cet article, les auteurs glorieux furent surestimés parce que c'est vrai mais parce que dénigrer des hauteurs la dispense de s'élever en relativisant leur force, et qu'ainsi ce lui fait seulement une simplicité agréable de plus de diminuer la grandeur. Je lui dirais : « Vous avez tort d'aimer ce texte, et vous l'aimez seulement parce que vous ne l'avez pas compris. Vous l'aimez non pour sa nouveauté mais pour qu'il vous corresponde. Si vous en aviez compris le génie, assurément vous le rejetteriez. » ; aussitôt je lui montrerais, à cette société, que ce texte ne prétend pas tant nuire aux savants qu'à elle-même parce qu'elle n'a que le confort de ses idées étroites pour critères d'élections, alors de nouveau elle me conspuerait et calomnierait, et ce serait assez pour me rassurer d'avoir écrit justement un grand texte et d'être moi-même resté ungrand homme.

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