Temps d'un virage
À présent que je me sens de plus en plus près d'avoir tout discuté, à présent que mes articles raccourcissent comme de simples ajouts à des idées principalement exposées, à présent que je ne me fais plus d'illusion sur l'intérêt tout abstrait et virtuel qu'ils représentent à mes correspondants distraits, à présent que les livres m'apprennent peu et leurs défauts me gênent de façon si flagrante que leur lecture m'ennuie et m'importune, et puisque ma résolution est de ne pas chercher par désœuvrement et pour plaire quelque chose à écrire, il est temps, peut-être, comme je le constate depuis plusieurs semaines où je ne livre que des projets secondaires qui semblent comme le reliquat d'actions que j'évacue et que je pouvais faire sans beaucoup y tenir, que je me consacre à une œuvre nouvelle, à un travail dont l'écriture ne sera pas, cette fois, le léger approfondissement de ce que je sais déjà, mais un effort inédit.
Or, si c'est étudié et profond, je ne doute pas que, pour tout autre, ce sera aussi illisible : si mes articles passent déjà pour compliqués à ceux qui ne lisent que la soupe complaisante des temps-qui-courent (ils courent mais stagnent : jamais on n'a vu tant de sur-place parmi tant de fausse transpiration), un travail d'élite leur sera inaccessible et révoltera leur estime-de-soi – je serai moins estimé et moins lu, c'est-à-dire qu'au lieu de personne il n'y aura plus quiconque ! Il doit exister notamment une forme plus quintessenciée que celle que j'utilise, plus infuse et plus juste : sans pour autant négliger le verbe, j'avoue que le mal que je me donne pour écrire, même toujours sensible, me devient plus banal, ne me fait plus tant souffrir, je ne m'épuise pas comme l'artiste le devrait pour trouver le langage parfait. L'idée vient à mesure, alors je cherche l'expression congruente, je recopie la pensée en termes dont je tiens un peu moins à l'exactitude sensorielle qu'à leur faculté de produire une représentation efficace, lexique et syntaxe tombent après quelques hésitations mais j'effectue peu de déclinaisons dans mon dictionnaire mental, je sélectionne un vocabulaire et des tournures qui, quoique plus recherchés que l'écrivain normal, ne m'imposent pas un dilemme systématique ; ainsi ne quêté-je pas ardemment, par désir de progrès, par souhait d'une certaine fluidité en l'émergence de l'idée, l'ordonnancement de la phrase impeccable, et m'en tiens au milieu que j'estime acceptable entre spontanéité du cerveau et raffinement de l'esprit. De cette manière, en écrivain je sacrifie à l'Art, justement parce que j'ai quelque chose de terrestre à dire, un fait à (me) communiquer et dont je pars, bien que cette réalité se situe un peu à l'écart de la conception répandue, mais j'éprouve trop l'envie de (me) transmettre un message au lieu de me le rappeler par force sensationnelle, en quelque sorte je cherche trop à me convaincre et pas assez à me provoquer, c'est pourquoi en moi l'instance de la fonction de transmission met au second plan la littérarité pure, non que je tienne à ce que l'œuvre d'Art ne parle de rien – ce qui est toujours d'un insondable ennui –, mais l'influence d'une réalité supplante en moi la vérité d'un effet.
Or, je voudrais savoir maintenant s'il m'est possible de rédiger un texte qui soit si juste et évocateur que j'arriverais à la conviction qu'il n'en existerait nul autre capable d'exprimer mieux l'idée qui la justifie.
Je me suis déjà livré à des travaux en ce sens dans la mesure où par exemple mes poèmes reflètent toujours l'effort d'excellence stylistique, encore admets-je que ces écrits, produits sous la contrainte d'un certain nombre de codes (comme ceux inhérents au sonnet), ne s'inscrivent pas dans la recherche exclusive de l'effet libre, de la volonté intègre et pure, du contact le plus étroit avec le vrai-sensible, et qu'ils demeurent en cela inaboutis, bien qu'ils soient assurément meilleurs que presque tout ce qui se publie aujourd'hui et probablement s'est déjà publié de poétique. Ce qui y manque, même si mes poèmes justement sont ce que j'écris de plus construit sous ce rapport à l'immédiateté, est l'expérience paroxystique sur la phrase, c'est le soin absolu et d'extrême minutie porté sur l'originalité et la sensationverbale – nous devrions, artistes, être des obsédés textuels. Or, je suis resté encore relativement écarté du labeur sur la construction esthésique, même si mes tentatives en ce sens demeurent les plus chaleureuses parmi ce que j'ai pu lire (pour preuve : essayer de se sentir excité grâce à n'importe quel livre érotique !), écrivant en un langage composé à dessein surtout de me faire comprendre au lieu de me faire éprouver. Dans mes écrits sur la sexualité, j'ai souvent parlé de la façon physique dont la réalité relatée et décrite du plaisir doit s'imposer au corps-même du lecteur, l'impressionner d'émoi d'ordre sexuel, lui intimer un tact tressautant en ses nerfs, et je me targue d'avoir réussi parfois à imprimer en ses sens et sa physiologie une compréhension intime qui, presque, ne passe pas par l'intelligence – une sorte de commotion, mêlée mi d'intellection mi de réalisation de cette représentation, une sorte de psychosomatisme d'atavisme que j'ai appelée vertige. Cet effet, en l'occurrence, référait en particulier à l'interdit licite, au tabou que défendent les mœurs, et c'est de ce genre d'évocations que naissait parfois (je l'espère) la stimulation que procure les images plaisantes et rares, subversive mais sans scandale, à laquelle on se laisse fondre par volonté de jouissance. Une telle expression de la sexualité est sans doute où je devrais poursuivre, mais je souhaiterais sur d'autres sujets que la pornographie, atteindre à des résultats similaires ou même approfondis...
– pourtant il faut qu'il se passe quelque chose, le poème en prose étant impatientant et d'une telle langueur : c'est que ce qui vit est activité, et je refuse à ne donner à contempler que des natures mortes –,
...car je n'entendrais pas qu'avec la banalité proverbiale dont l'esprit du Contemporain est constitué, je ne puisse lui susciter sur bien des choses la sensation d'une rupture volontaire, d'une innovation durable, d'une impression dont le plaisir provient de la vérité physique plutôt que de la complaisance mentale, et pas nécessairement pour critiquer des faits – la controverse passe trop par l'esprit et pas assez par le corps –, mais pour lui suggérer des visions situées en-dehors des (pré)conceptions et du champ-des-sus. Je ne me rappelle pas avoir lu une réalité qui ne se conformait pas assez strictement à ce que chacun savait déjà sur elle, comme la description d'un ciel, d'un océan, d'un arbre ou d'un meuble, ou comme l'action ou le phénomène déroulé loin de l'attendu et pourtant vraisemblablement – la vraisemblance est devenue reconnaissance d'un certain nombre de codes fictionnels (on m'a récemment argué que les pensées et actions des protagonistes de La Fortune des Norsmith n'étaient pas crédibles, à quoi j'ai répondu avec sincérité : « Je n'entends pas, moi, comme les pensées et actions réelles dont la plupart ne sont que recopiées d'une représentation fictive qui s'est inscrite dans les mœurs puissent au contraire vous sembler à ce point vraisemblables. Mes personnages vous paraissent faux, parce que vous vivez dans un système référentiel controuvé. ») Or, ce n'est pas, à ce que je présume, qu'il faut pour écrire ces choses une communauté de propriétés restreintes, ni qu'il n'existe rien au-delà des attributs classiquement réputés de ces choses (et que, si elles étaient présentées autrement, on ne serait point capable de les reconnaître, ou que si les faits se déroulaient différemment on n'y croirait pas), c'est qu'on n'a pas seulement tenté de les décrire ou raconter avec alternative, ou ignorant que c'était seulement possible, ou sachant que ce serait si neuf que ça n'aurait pas une chance de succès – défaut d'imagination littéraire ou excès d'ambition sociale. L'auteur est toujours trop sot quand il a réussi et qu'il en est fier, et lorsqu'il n'a pas encore triomphé il ne s'efforce que de plaire : c'est pourquoi j'en rencontre si peu qui me satisfassent, connus ou non, et leur trouve dorénavant toujours le défaut de ne pas assez aspirer à faire des mots un tissu de connotations bouleversantes et profondes. Je lis surtout des copies d'habitude peu investies et sans désir de singularité, variations usées de situations référant à des conventions morales, tout ceci écrit en style qui tâche surtout à demeurer « humain » c'est-à-dire à appartenir surtout aux antécédents de la littérature triomphante : on veut se solidariser, représenter des hommes qui préexistent, agréer. Mais je vois peu de littérature de désespéré et de solitude, de production d'Art qui soit abstraite du déjà-su pour fonder son école-à-un-élève, d'essais qui se moquent d'être lus et ne proposent qu'à correspondre à soi-même et à mériter sa propre admiration : il y a toujours bien trop d'autrui dans un livre. Il fait longtemps que je n'en ai découvert qui n'aspire pas premièrement à conquérir le lecteur par son faible, qui ne réalise surtout des égards, qui ne soit pas avant tout et dans l'intention, dans sa justification-même, une œuvre de sociabilité. Et j'insiste pour ne pas tenirà décourager le lecteur : la volonté de l'Artiste est sans considération du destinataire, ni pour le satisfaire ni pour le vexer ; c'est à lui-même qu'il se destine ; à travers son livre c'est à son seul destin qu'il veille – je ne pense pas à lui quand j'écris, je n'ai nul souci d'un service ou d'une adhésion, je n'accorde guère d'estime à mon lecteur puisque je l'ignore, mais je me connais, moi, et c'est en quoi mieux vaut, pour ne pas redouter la désaffection, ne dépendre d'aucun commerce, n'avoir besoin de personne, n'être lié ni par un éditeur ni par des lecteurs. L'Art intact sans compromis n'existe qu'en affranchissement de demande extérieure. Quand personne ne vous regarde, vous pensez et agissez plus immaculément. Pour bien écrire en Artiste, il faut surtout ne jamais vouloir correspondre. Notre époque en cela ne semble pas faite pour l'Art : il s'agit tant de faire des abonnés et des vues !
C'est le travail de l'expérimentation intime et autonome qui caractérise l'Artiste : n'être au défi que contre soi, et ne mesurer que son propre dépassement relativement à un soi antérieur. Il ne s'agit surtout pas de réaliser en séries ces textes expérimentaux qu'on lit dans les revues « d'avant-garde », incompréhensibles et ne réclamant aux auteurs pas plus de difficulté que la poursuite d'une tendance automatique, mais de diriger l'effort vers l'émergencesensationnelle du réel intérieur.
– Je lis actuellement Max Blecher, et me souviens de sa tentative dans Aventures dans l'irréalité immédiate de retranscrire avec fidélité des impressions spontanées telles qu'on ne les lit nulle part ; or, ce roman n'avait rien d'obscur ou rebutant. –
C'est bien cette direction, celle d'un langage-unité dont l'évidence, comme l'expression marquante d'une œuvre célèbre, tendrait à devenir universelle, qu'il faut impulser pour le soin et le progrès du livre, un livre vu non comme un divertissement mais comme un Art ; c'est cette profondeur qui lui a fait défaut ou qui s'est réalisée avec tant de lenteur que c'est comme si nul écrivain (de ma connaissance) ne l'avait vraiment osé. Le but de l'auteur a trop été de raconter une histoire ou de partager une opinion c'est-à-dire d'exprimer l'extérieur du réel, mais il songe peu, ou trop accessoirement, aux moyens exacts de l'induction d'un effet, ne réalisant guère de sensation qui, quoique aux prises avec le réel, serait néanmoins issue de sa technique au lieu de référer uniquement aux concepts du monde. Nos livres, autrement dit, ne découvrent rien et se contentent de répéter, tandis que la littérature doit permettre d'accéder à des faits qui, comme phénomènes, ne commencent à exister à la conscience qu'à partir du moment où leur révélation permet de les percevoir. C'est pourquoi l'écrivain ne se sent pas le besoin d'affiner son langage, le monde portant toujours le sens qu'il veut principalement transmettre, il use du monde mais ne le modifie pas, le livre ne sert foncièrement qu'à inscrire le monde entre des pages sans y contribuer ; à quoi donc lui serait utile d'user d'un langage différent de celui du monde sinon, au contraire de son projet, pour sembler le contredire et ainsi se tromper ? Ils veulent poursuivre le monde, c'est pourquoi ils n'utilisent que les expressions du monde.
On n'a pas entrepris un travail littéraire, un véritable étude d'art, une visée supérieure sur la relation de l'écrit et du vrai ressenti, parce que l'écrivain se fie principalement et presque exclusivement au monde qui n'est à l'intellect qu'univers de conventions, et, s'adressant ainsi au cerveau des hommes, on se destine à des représentations aisément corruptibles par habitude et par suggestion ; or, ce sont les sens indéniables et l'instinct dans le corps qui doivent recevoir toutes l'attention et l'impulsion artistes, ou l'écrivain se condamne à la mondanité, ne crée rien ni ne se fonde sur l'essentiel humain, ne vise nulle prise aux atomes intrinsèques de la matière humaine. C'est par le sens même, par ce que le langage a d'évocateur et d'invocatoire, qu'il contribue à une action véritable sur la réalité, parce qu'un lecteur, qui accepte toujours les idées authentiques comme factices, ne nie pas si facilement l'appel de son corps, l'élan de sa pulsion-de-vie, le magnétisme physiologique du vrai auquel réagit son intimité, qui est signe d'adhésion plus profond et plus juste que l'acceptation mentale rhétorique, au même titre qu'on peut faire accroire indifféremment au patient qu'il souffre d'un furoncle ou d'un cancer mais pas qu'il souffre bel et bien à tel endroit. La convocation physique pour preuve irréfragable d'un effet réel, en une société qui a trop oublié qu'un livre n'est pas qu'imagination ou que cogitation, oblige à un travail approfondi, à une recherche intérieure, à un retournement de soi et à une torture des chairs, au point qu'il faut que tout dans un texte soit délibéré, émané, comparé et nécessaire, à seule fin de rappeler au lecteur l'inaltérable réalité-de-son-besoin-de-vérité – idée donc d'une transformation radicale du livre actuel de grandesurface qui ne fait profondément rien au lecteur et qui ne réalise point le réel, qui conforte et perpétue ! L'écrivain doit toujours conserver l'ambition ardue de retranscrire l'intimité humaine en-dehors des influences sociales largement relatives à des codes hérités et arbitraires, et c'est peut-être, en définitive après bien des expériences, par l'exemple de sa tentative, qu'un lecteur pourrait ressentir, et physiquement, l'apport de sa gageure, à savoir : introduire dans le réel sensitif la prédominance d'idées vraies et profondes, un peu comme parfois depuis un laboratoire ou un zoo sis hors du monde dégénéré ou appauvri on réintroduit des espèces naturelles propices à l'équilibre d'un environnement. Il faut tenter l'équivalent, mais cet effort inédit implique de se séparer de beaucoup d'usages qui ne sont qu'imitations de ce qui existe intellectuellement : un vrai livre est empreinte. Il s'agit de faire retrouver au lecteur le sens de la littérature artistique, de réinitialiser sa perception de la vie, et de remotiver sur de sains critères ce qui a fini par devenir un distrayant ennui – je parle du livre actuel –, comme on doit pouvoir redonner à une femme le goût de la sexualité en en appelant aux dispositions de son anatomie et de son sexe. Les livres ont trop accompagné des déformations au lieu de rétablir, restaurer et développer les profondeurs humaines altérées par la société, en sorte que par exemple un sexe livresque fut toujours fort éloigné d'un sexe terrestre. On a transmis par eux des leçons et des images infondées qu'on instilla pour références et pour supports, puis le succès de ce qui plut incita d'autres écrivains à imiter cette facture et à abonder dans la direction des mœurs, y compris quand ces mœurs déviaient de la sensation spontanée et composaient du faux ; c'est ainsi, pour filer ma métaphore, que les livres sont au point d'admettre, contre toute sensation humaine, qu'un coït peut se passer de pénétration, qu'il est normal de vivre un coït intellectuel, qu'un coït est une satisfaction qui n'a rien de corporel, parce que la morale contemporaine se contente contre ce qui manque, à savoir l'orgasme primal. Ainsi, il ne lui reste que le désir de jouissances numériques. En un mot, je voudrais par exemple, à dessein de rappeler la réalité du plaisir des corps que l'intellect efface à force de frustrations et de légendes habituées, pouvoir faire que mes mots produisent l'orgasme ou soient proches d'y parvenir, de façon qu'il devienne irréfutable au lecteur qu'il a envie du plaisir physique au lieu de prétendre en pure théorie qu'on peut se passer de l'idée corporelle pour se combler.
C'est là un ultime objectif à atteindre : rendre physique, par le langage, ce que les us de la raison ont abîmé à force de ne pas ressentir ni vivre.
Post-scriptum : Mais existe-t-il l'expression d'un rapport au corps en-dehors de quelque normalité du langage ? Peut-on ressentir d'une verve très originale, fors la surprise ? La fluidité étant assurément un gage de transmission, attendu que l'extrapolation éloigne du corps, s'il faut décrypter, on n'accèdera pas directement. Il faudra que cette prose soit vertigineuse à l'instinct, cependant rédigée en termes qu'on n'aurait qu'à intelliger sans pour autant avoir à retraduire.
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