Souffle lyrique de la littérature

C'est le même automatisme que celui dont j'ai parlé pour le vers, un automatisme factice et générateur, un automatisme insoupçonné et cependant indéniable, un automatisme de sincère malhonnêteté qui précipite par enchaînement la plupart des exaltations des littérateurs. D'abord, ils trouvent leur thème, qui est possiblement ce qu'il y a de moins convenu ; puis un présupposé lyrique conditionne l'emballement successif ; alors, leur servant d'aloi, une certaine tonalité les engage qu'ils supposent et reconnaissent le gage d'une véridicité puisqu'elle touche ; aussitôt, un émoi identifié comme « inspiré » sert de support à la prochaine proposition ; voilà l'écrivain qui ne voit plus qu'il se laisse entraîner par une suite d'inférences, et qui s'épanche de causes à effets sans savoir qu'il est influencé par un précédent pathétique dont il se laisse déborder.

Cet émoi, faute de distance critique, lui semble authentique et universel.

Ces termes, « authentique » et « universel », lui signifient la variété de mécanisme selon quoi tout ce qui est préécrit, moral et passant pour juste, tout le substrat irréfléchi des sentiments et sensations que l'auteur a déjà lu et compris, tout le passé des passions validées sans examen déterminant la ligne suivante à tracer, soutient psychologiquement le phénomène où il ne suffit que de s'abandonner à une idée immédiate l'une après l'autre suivant la forme de civilisation mentale à laquelle on ne fait qu'obéir : cette « fluidité » est ce que l'auteur considère, dans son ignorance rassurée, comme spontané et propre à l'humanité. Une voix le commande, celle des amalgames. Il croit que c'est lui : ce n'est surtout pas lui.

Une suite de clichés gonflée comme boule de neige, complaisamment auto-adhésive, est le produit de la majorité d'auteurs glorieux qui ont suscité largement l'émotion : ils se sont alors inondés de leurs propres larmes antérieures, et ont livré ce fleuve en cohérence, le jugeant bon parce que c'est le seul qu'ils connaissaient, l'alimentant au gré des flux vraisemblables que le courant, aux forces déjà imprimées, était supposé lui donner.

Toute la littérature est là, au fond. Des gens se sont écoutés, c'est-à-dire qu'ils n'ont fait que reproduire l'appel facile d'un conditionnement. Toutes leurs émotions sont déterminées. Ils se sont trouvés contents quand invoquant la morale unanime, ils ont cru faire œuvre personnelle, parce que cette morale était en eux, antérieure à leur création et, finalement, à la fois l'origine et le résultat de leur œuvre. Ils n'ont guère transformé ; ils ont un peu changé une expression ; ils ont battu des idées communes et les ont redistribuées dans un autre ordre, mais ce sont les mêmes représentations : l'altération au-delà de la forme est une illusion, et leur travail est à peu près nul, c'est pourquoi l'humanité, malgré le grand nombre de lecteurs, n'évolue qu'à peine.

À la fin, l'écrivain ne s'appartient certes plus, et il a bien l'impression de composer hors de lui-même selon quelque appel mystérieux : sa pensée représente une syntaxe dont la logique cohésive induit des proximités nécessaires comme l'article précède le substantif, il n'exprime plus son idiosyncrasie mais devient l'interprète des connotations d'une langue, il se moule dans la suite attendue d'idées grégaires dont il s'imprègne, et se sent lié par le serment d'un système d'engrenages dont il n'est que le jouet. Je crois que peu d'écrivains ont été sincères – bien qu'ils aient cru l'être – lorsqu'ils ont transmis une émotion : ils se sont tirés les pleurs comme du lait, avec méthode et puisant dans la matrice multiséculaire ; à la première humidité de rétine ils ont senti qu'ils étaient en bonne voie ; ils ont pressé l'éponge de leur verve pour s'illusionner sur ce qu'ils possédaient tandis que c'est l'égrégore « littéraire » qui les possédait, des conventions sentimentales et sensitives, au point que cette possession, ils l'ont crue émanée d'eux-mêmes, comme si l'on pouvait faire surgir du soi profond des phrases aussi superficiellement adaptables à tous. C'est l'explication-même de cette « inspiration » dont on n'a cessé de nous matraquer d'importance : l'écrivain produit, en quantités inusitées et avec un enchaînement qui l'étonne, une pensée-proverbe qui n'est que le résultat d'un paradigme extérieur qu'il a intériorisé. Il se laisse envahir par de l'extérieur, par de l'impersonnel, par une humeur-de-temps. Un individu, cela ?

Le texte sort en effet à la fois de lui et du siècle : de lui parce qu'il est un vecteur du siècle, du siècle parce que c'est la resucée d'un égrégore ingurgité qu'il n'y a qu'à recracher. Mais n'est alors derrière l'œuvre nulle identité qui s'efforce à chercher l'original : l'épiderme du dedans se retourne sans plus de travail, on ne fait que saisir les thèmes et les formes passant apparemment pour efficaces, on s'adapte à la mentalité commune, on se trouve bien de s'être ému solidairement en écrivant des paragraphes qui sauront plaire. On n'a pas créé son propre système émotionnel, on n'a pas démontré que celui collectif était exact, on a seulement recopié l'existant auquel on s'est fié et qu'on a extrapolé de pièce en pièce, qu'on a pérennisé, qu'on a suggéré de nouveau pour juste et ainsi transmis à travers l'admiration des lecteurs en un éternel retour stagnant et regrettable.

On a nui au singulier en employant toujours les mêmes plurielles façons.

Il faut se mettre à la place d'un auteur-en-écriture pour voir comme toutes ces simagrées le touchent et comme elles l'emploient. Il s'émeut en empruntant la tournure du monde ; il se rassure même d'un tel stratagème ; et plus il l'utilise, plus il souhaitera confirmer ce dont il usa pour ne pas avoir été négligent et fautif – il est bientôt un auteur-« fait », prisonnier d'usages, captif de cette manière empruntée qui lui donne l'aisance et lui paraît une délivrance, parce que cela s'exhale vite de lui et que tout ce qui sort ainsi paraît naturel. Persuadé par les stéréotypes de l'inspiration qui le vantent, il s'habitue à ce processus de faire-de-l'émotion sur commande, il poursuit selon cette modalité d'emballement industrielle, il se résout même à penser que c'est une vertu de la bonne littérature, à force d'apprécier ce qu'il imite, et plus il se dépersonnalise, plus il croit atteindre au but, plus il s'accorde d'estime-de-soi.

Toute la faute consiste à penser que le sentiment vrai est nécessairement instinct, parce qu'alors l'écrivain va puiser les motifs du sentiment dans une immédiateté intérieure qui n'est en vérité que la voix des legs de l'environnement : il ouvre alors sans retenue les vannes d'une rivière qui affleure et abonde, et il ne voit pas qu'elle n'est que superficielle, il considère qu'elle doit être profonde puisque son débit est grand et partagé. La mécanique du roman est à ce prix ; or, je veux la trahir pour la ridiculiser et faire admettre que le plus souvent l'émotion n'y est que copie et variation, sans audace ni ambition d'atteindre au prémice d'un sentiment neuf. Le lecteur aime ce qui lui ressemble, il tolèrerait mal la pensée de l'existence d'un sentiment haut dont il ne sentirait rien, ce qui lui ferait se douter de sa bassesse. Il lit égale il se cherche, il veut se reconnaître, il lui plaît de se trouver dans une intrigue où l'on parle de « héros » sur lequel on focalise l'attention. Il a bientôt l'air lui-aussi de mériter qu'on le distingue, puisqu'il se lit. Il rejette presque-d'emblée un vécu humain dont il n'a pas ressenti le soupçon. L'écrivain livre cela et, s'il a eu du succès, c'est qu'il lui a fait plaisir.

Il est pourtant vrai que le monde entier obéit à la manie d'incantation du déjà-su qu'on répète et transporte dans les conversations, mais on pourrait au moins exiger des artistes qu'ils ne se livrent pas aux tics vulgaires, aux plagiats, aux ragots : c'est ce qu'ils font pourtant, c'est ce qu'ils ont toujours fait, et c'est la raison pour laquelle on ne distingue jamais, d'une société à l'artiste, de distinction si nette qu'il semble que l'artiste ait placé dans la société une sensation ou une émotion qui ne s'y trouvait pas avant lui.

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