Se méfier des vieillards qui rétractent leur jeunesse
J'entendais récemment que Pierre Bourdieu s'était à la fin rétracté de sa méthode initiale (j'ignore de quoi il s'agit, et ce que j'ai lu de lui, rien que des extraits, m'a transmis l'impression d'un auteur inutile et verbeux) ; ce renoncement donnait à penser qu'il avait acquis la sagesse de ne pas se tenir à de hâtives et piètres opinions de jeunesse, et que, ayant évolué et progressé, il avait eu l'intelligence d'abdiquer certaines naïvetés nécessairement moins fondées que ce que l'expérience de son âge mûr lui avait appris.
Rien n'est plus douteux que cette prévention en faveur des vieillards, au prétexte qu'ils n'auraient pas cessé de persister en l'acquisition de méthodes. Du point de vue psychologique, c'est une banale erreur de supposer qu'un homme rétracte ses erreurs : en général, il ne renonce qu'aux efforts qu'il n'est plus en faculté de poursuivre, et il tourne ces efforts en défauts, comme des vanités ou des outrecuidances qu'il n'aurait jamais dû penser ou dû dire.
Une célébrité comme Bourdieu n'a certainement pas dû maintenir toutes les exigences d'un travail dès qu'elles ne lui servaient plus pour asseoir sa reconnaissance : il a logiquement décru, comme la personne populaire dont le public inconditionnel ne distingue plus les mérites et les défaillances. Son esprit s'est probablement affadi, et il a rédigé encore des livres mineurs dont il a constaté l'inaltérable bon accueil, après quoi, n'étant plus capable de soutenir la rigueur d'antan et d'égaler ses inspirations et révélations de jeunesse, il a sans doute préféré vanter des moyens plus faciles, et il s'est fait une théorie et une philosophie des raccourcis qu'il a trouvés, parce que les compétences lui manquaient désormais pour perpétuer et renouveler les anciennes plus dures. Chacun ici-bas a besoin de se tenir en bonne estime, même les êtres en déclin ; où nos forces ne peuvent plus porter un travail, il faut bien qu'on admette que ce travail n'était pas « celui qu'il faut ».
Il faut bien y songer : le progrès véritable d'un homme mûr n'est pas de renoncer à ses idées anciennes mais de les compléter ; on ne progresse pas en abandonnant qui l'on était, mais en y apportant des nuances, ou bien ce n'est pas tant le signe qu'on s'est amélioré que la preuve qu'on a tardivement ressenti la culpabilité d'avoir été insincère ou de mauvaise foi. Un jeune homme honnête ne se trompe pas, où je veux exprimer qu'il ne se trompe pas au point d'avoir à se repentir, il ne se trompe pas d'être un jeune homme honnête, il ne regrette pas des erreurs faites en toute bonne foi, autrement si en vieillissant il contredit ses principes, il indique qu'il avait commis une faute délibérée ou qu'il n'avait pas commencé à être ; ainsi un savant « bien parti » ne produit pas la réfutation de sa méthode passée mais il se perfectionne, c'est justement à dire qu'il se réforme et s'accroît par degrés.
Le changement d'un vieil homme – ou d'une vieille femme – consiste presque toujours en la consolation que ses atouts passés, qu'il ne peut plus reproduire, n'étaient pas bons : c'est une manière de se croire encore en progrès, et c'est la raison pour laquelle la vieillesse se forme toujours dans la mentalité que ni la force ni la rapidité ne constituent en fait les ressources les plus précieuses d'un individu. Tout ce que regrette le vieillard, son unique champ de pénitence, c'est de n'avoir pas eu de considération pour les attributs de la vieillesse. Si l'espèce humaine était condamnée à perdre ses mains avec l'âge sous l'effet d'une mue, la « sagesse » des Anciens consisterait à renier l'avantage d'être manuel et à célébrer l'usage de la randonnée et la beauté des moignons. Il ne faut presque jamais croire un aîné qui prétend que la vie lui a appris : elle ne lui a appris qu'à se contenter de ce qu'il est progressivement devenu, et c'est pourquoi, en raillant ses théories d'autrefois, il est resté si satisfait de lui, et même de ses fausses modesties.
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