Se découper par lames

L'humanité des civilisations successives a perpétué depuis longtemps des usages dont un homme étrange comme moi, par sa distance, se rend parfois compte avec un ahurissement mêlé de sentiment d'absurde. Que des êtres humains se soient haïs au point de vouloir se donner la mort est déjà en soi une donnée qui m'échappe presque, car en tout litige il suffit en dernière extrémité de se bouder ou de se fuir, et je n'imagine pas aisément un préjudice qu'on inflige gratuitement à autrui et par lequel autrui pourrait vouloir se venger – c'est qu'en toute époque à peu près civilisée, il n'existe pas de méchanceté foncière, et la cruauté me paraît surtout une légende dont on fait la littérature et l'histoire pour plaire aux esprits simplificateurs.

Mais qu'au surplus on ait conçu que la meilleure façon de tuer un homme – entendez bien : la meilleure ! – consistait à lui percer le corps avec de l'acier, et qu'on ait généralisé ce moyen pendant au moins trois millénaires en inventant des lames assez tranchantes et assez longues pour non seulement pourfendre une personnes mais des théories de personnes équipées semblablement, et qu'on ait même développé une abondante variété de lames spécialisées selon leurs utilisation et société, voilà ce qui me semble d'une primitivité et d'une sauvagerie presque paradoxales et invraisemblables, pourtant communes. L'épée, le sabre et leur diversité sont des inventions dont le motif se situe – comprenons-le – à couper la chair humaine : c'est effroyable de stupidité brutale, et je crois que j'aime encore mieux la balle, l'obus et les gaz modernes. Toute période de l'humanité a forgé une représentation vaillante et ennoblie des instruments du boucher pour accéder aux organes et aux os, pour aller à l'intérieur de l'anatomie vivante ainsi que de rillettes, et pour tailler en pièces des quartiers d'hommes crus et tièdes comme morceaux de viande ! Je ne veux pourtant pas dire que c'est étonnant de nouveauté depuis le temps qu'on dépeint des soldats et des armées, mais j'entends qu'un moindre recul trouve l'idée originelle du couteau-de-guerre une aberration irréfléchie et une absence complète de subtilité. Il suffit d'y songer un instant : « Par quel moyen assassinerai-je mes ennemis ? (c'est en admettant la pensée d'anéantir un homme, et même plusieurs, pour je ne sais quelle cause, pensée de moins en moins raisonnable à mesure que le nombre augmente, attendu que plus je tue, moins je sais qui je tue, donc moins le meurtre a quelque chose de personnellement justifiable). Eh bien ! je vais faire faire de grands poignards aiguisés, et m'en servirai pour traverser leur buste et leurs membres jusqu'au sang profond. Voilà une riche conception dont il ne reste qu'à perfectionner la technique : allons, forgeron ! au travail ! »

Je déteste avoir à le dire, mais je préfère le nazi avec ses camps d'extermination : c'est plus rationnel et efficace, c'est fort méthodique et ça ne prétend pas à l'égalité des forces ni à passer par la douleur et la peur de souffrir. Je conviens qu'il y a quelque chose d'atroce à vouloir la mort de milliers de ses semblables, mais je trouve qu'il est encore pire d'atteindre ce résultat par des procédés d'une médiocrité et d'une bestialité aussi rudimentaires que ceux dont on sert pour détailler dans son assiette ou préparer à la cuisson de la viande de bœuf. Qu'on me traite de naïf si l'on veut, au moins suis-je un naïf pragmatique, genre de naïf à inventer un pistolet à dissoudre les âmes plutôt que de passer, pour me débarrasser de gens qui m'embarrassent, par la fourchette et par la scie !

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