Sans merci

Je me demande si tout ce que j'ai vécu n'a pas servi terriblement à établir cette vérité dure et définitive, pour fixation du sens inexorable de mon existence :

Je ne dois nul merci à personne. J'aboutis à la révélation inflexible que, pour ce que je suis, je n'ai pas à remercier quelqu'un.

On a généralement cessé de m'aimer à proportion de ce que je me suis métamorphosé, et tout ce que j'ai de particulier m'a été dissuadé et reproché. C'est par moi seul et contre autrui que j'ai acquis ce qui me distingue ; nul ne m'a encouragé par sa tendresse, nul ne m'a aidé par son argent, nul ne m'a apporté une contribution par le sentiment de mon intérêt : je me suis fait sans soutien, en tous cas sans le soutien plus que normal d'une bonne-conscience. Du temps de ma vie warienne, on ne m'a rien donné, on ne m'a que prêté, on m'a toujours repris et il a fallu rendre, je ne me rappelle pas un acte généreux à mon endroit, on ne m'a même jamais dûment su et fait valoir mon mérite. Je n'ai pas voulu nuire, on m'a toujours inquiété ; j'ai demandé des permissions, on me les a systématiquement refusées. Ce que j'ai entrepris d'idiosyncratique fut un lourd combat, je n'ai jamais compté sur quelqu'un, on a régulièrement entravé mes désirs et mes forces, je n'ai bénéficié d'aucune faveur. Ce n'est pas que j'aurais aimé qu'on me prodiguât des ressources, mais on aurait pu au moins ne pas m'empêcher de déployer les miennes. Je ne me souviens pas d'un temps de ma hauteur où je ne me sois à raison méfié du siècle ni attendu à des embêtements – un autre sens de ma vie est la lutte efficace, le triomphe irréfragable et inexpugnable, le surpassement des adversités. Grandir a toujours requis non un tuteur mais des entraves : l'embarras issu d'autrui me fut toujours signe de croissance. Ma vie intérieure semble pour tous une vexation ; le premier réflexe n'est pas de m'agréer, ni même de m'être indifférent, c'est toujours de me gêner.

Je n'ai pourtant guère mené d'entreprises concrètes dont l'action eût pu tangiblement s'opposer à quelqu'un, j'ai ainsi peu fait, peu agi, j'ai seulement exprimé mes avis : rien que cela, on ne me l'a pas toléré. Je n'ai jamais écrit un mot sans me disposer à un risque, sans avoir préparé ma défense, sans me tenir prêt à affronter un ennemi vétilleux. C'est pourquoi il m'a fallu d'abord compulser les lois de mon milieu, et, avant de formuler un mot, être non seulement incontestable, mais irréprochable. La chicane de mon environnement et son importunité m'ont formé : jamais on ne m'a lancé des invectives hautes ou dissimulées sans que je les aie prévues et balayées. Particulièrement, la honte qu'on tâche toujours à me faire éprouver ne me surprend plus : j'y suis blasé, renforcé d'arguments meilleurs. On a tant voulu me blesser que je me suis endurci ; on m'eût attendri au contraire, je serais devenu doux, peut-être. Je suis un cran qu'il ne fallait pas chérir ; on m'eût adoré, on m'aurait gâté ; je suis si altier parce qu'on m'a souvent cherché des ennuis ; je ne serais pas sorti victorieux sans les tracas d'autrui. Pour être fort, il faut s'être battu.

Mais n'importe, je n'ai pas de rancune puisqu'après mes oppositions solitaires, je suis finalement arrivé à être, je me suis élevé contre les indéterminés et contre les chefs de troupeau. Je songe qu'il m'aurait été bien plus aisé d'aspirer à n'être personne, de ressembler, d'approuver et de complaire, j'aurais alors rencontré maints alliés pour me prêter leur concours. Mais comme je suis, comme malgré tout j'ai fini par être, je n'aurai au seuil de la mort, si je ne déchois pas d'ici là, à exprimer de gratitude envers quiconque, ma reconnaissance n'ira à aucun homme, je suis sans peur d'être ingrat, en quoi je ne crains personne. C'est peut-être en somme que : « Je ne puis compter sur aucune communauté » égale : « Je suis enfin parvenu à l'individu ».

Quant à ceux, très rares, qui ont fait exception et qui m'ont bel et bien empli par grâces de quelque chose, je ne les citerai pas, puisqu'il faut admettre que ce siècle, où s'inscrit ce trait, ne leur a pas même, hors de ses usages serrés, reconnu le droit d'entrer dans ma vie.

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