Représentation du vent

 Il m'est apparu que, parmi l'ensemble des phénomènes donc la conscience relève du préjugé, ou de l'automatisme, ou de l'impensé instinctif et irrationnel, le vent tient une place assez exemplaire et peut servir d'illustration éloquente à l'évanescence stylée du Contemporain c'est-à-dire à la façon dont se figent en son esprit des sus qui sont en majeure partie impensés.

Le vent n'est pas associé à une intellection essentielle, je veux dire à la compréhension de ses origines ou de ses attributs, à une analyse objective de son état, à une association forte du témoin avec la nature du phénomène, à une identification pour indiquer ce qu'un homme découvre d'intrinsèque, d'inhérent ou d'immanent à la chose, autrement dit nul ne se figure le vent autrement qu'en lien avec la perception ou la sensation de ce qui est affecté par le vent. En somme, il « y a » toujours du vent parce que l'arbre bouge ou parce que je sens son empreinte sur ma peau, mais on ne fixe pas son esprit sur la teneur du vent, on ne se représente pas le vent à l'exclusion de ses effets. S'il faut que j'imagine ce qu'est le vent, en quoi il consiste, et que je me prononce sur sa substance et sa synchronie – ce qui peut se résumer à cette question : qu'est-ce que cet espace agité devant moi ? –, je suis plus désemparé que s'il s'agit d'expliquer l'électricité ou le son. Car si je puis à la rigueur concevoir « l'air qui bouge », je suis autrement gêné pour savoir selon quelles lois bouge l'air, par quoi il est propulsé, pourquoi ce mouvement n'est pas équilibré et uniforme, jusqu'où la pression de ce monceau d'air se poursuit et perpétue, quelle vision véridique et équivalente je donne à des « particules qui s'amassent », et par suite comment s'agite l'air par paquets, si mon souffle se prolonge chez mon voisin et pourquoi ou pourquoi pas. D'ailleurs, « air » est un terme vide, environ aussi creux que la notion d'« âme » ou de « temps » : qu'est-ce que l'air, au juste ? quelle différence avec un gaz ? pourquoi « air » plutôt que « gaz » ? par quelle volonté de précision ou quel raccourci ? On dirait l'une de ces expressions commodes qui sert surtout à éviter de penser ce qu'on ne sait pas : le vocable existe, alors sans y attacher de représentation nette, il s'emploie autant qu'il se néglige, on s'en sert pour communiquer infiniment plus que pour en former une idée claire, le dit est utilisé pour ne pas avoir à penser la chose. « Air » : cela épargne de se rappeler qu'on n'a ordinairement pas la moindre idée de ce dont il s'agit, cela donne par exemple : « Le fond de l'air est frais », comme si l'air avait un fond – cet exemple proverbial est pour donner l'idée simple de tout ce qu'on facilite et feint de rendre évident au moyen de termes neutralisés et usuels comme les proverbes.

J'ai évoqué par hasard ce problème, ce midi, à un professeur qui a justement l'habitude de faire la leçon à ce sujet : il m'a semblé que tout ce qu'il me disait là-dessus ne consistait encore qu'en termes lointains pour se débarrasser de l'essence du vent. Il a mentionné pressions atmosphériques, masses d'air, mouvements liés au chaud et au froid, et quelque loi relative à l'instabilité fondamentale de l'air terrestre, mais ces règles, à ce que j'ai trouvé, ne permettent pas seulement de savoir ce qu'est l'air, que ce professeur a comparé à de la vapeur, ce qui ne me fait point d'impression de similitude tant les propriétés me paraissent différer. J'ai alors cru discerner, sans orgueil à m'obstiner à l'opacité ou à la bêtise, combien les savanteries offrent à se dispenser de réfléchir à la réalité en superposant aux choses des concepts que l'esprit humain n'intellige pas davantage et qui ne font que déplacer la question de l'assimilation à une notion générale connexe : on finit par définir un phénomène avec une complexité qui éloigne de sa compréhension au profit d'abstractions ou d'analogies qui restent au moins aussi éloignées de la conscience que le phénomène interrogé, et parce qu'on énonce un concept, on se débarrasse d'aller plus loin, plus au cœur des choses, plus vers la nature même du réel. C'est comme si je demandais ce qu'est l'eau, et que j'obtenais pour réponse que c'est la somme d'une molécule d'hydrogène et de deux d'oxygène : ça n'apporte rien à l'appréhension de l'eau, au sentiment de s'immiscer dans de l'eau, de faire corps avec son état, c'est seulement une schématisation pour feindre de résoudre une difficulté sans pourtant y toucher. Et beaucoup se satisfont de cela, la plupart des Contemporains, à peu près tout le monde : une « explication », comme beaucoup de celles qu'on reçoit dans les écoles (peut-être tant qu'on serait près d'avoir raison en disant : toutes), n'est souvent qu'une manière de garder inconcevable une notion transférée sur un autre plan également incompréhensible en y adjoignant un faux sentiment d'évidence : de l'eau, c'est un H plus deux O, la bonne affaire ! On peut aussi bien représenter cette construction avec des billes censées simuler les molécules : à quoi cela réfère-t-il à ma question pour laquelle, sans doute, il serait nécessaire de m'indiquer par exemple les principes de la mécanique des fluides ? Je ne demande pas quelles « briques » constituent la matière de l'eau quand on la regarde au microscope, mais une multitude d'autres choses concrètes qui m'interrogent, comme sa texture, ses glissements, l'apparition de la goutte, ses propriétés lavantes, sa température, la façon dont les corps y réagissent, etc. Il est possible que cela peut se rapporter à sa constitution moléculaire, mais qu'on ne se contente pas de m'expédier cette définition sans m'en indiquer l'intérêt ; on me répond seulement : c'est deux ronds assemblés sur un rond plus gros !

Or, il est singulier, je trouve, que ce questionnement relatif à un phénomène tout à fait banal – je parle du vent – ne connaisse plus d'expression chez le Contemporain, comme s'il était naturel et logique, déjà tout à fait admis et intériorisé, qu'un mur vibre sous la rafale sans que celle-ci signifie quelque chose de plus exact et réel qu'une importunité ou qu'une joliesse. Nous sommes satisfaits, apparemment, d'apprendre qu'un triangle dont nous n'usons jamais dispose de telles propriétés précises en termes de distances et d'angles, et nous estimons cette connaissance si indispensable qu'obligatoirement on l'enseigne à des enfants de dix ans, mais les interrogations les plus pratiques ne rencontrent chez nous aucune résolution claire, et nous nous contentons très bien de ce flou théorique. On affecte de connaître les couleurs, la lumière, le temps et les formes de ce qui nous entoure, mais on ne fait qu'en stipuler des synthèses vagues et arithmétiques, fort succinctes : il est toujours nécessaire d'arrêter tôt l'enfant qui nous réclame davantage de précisions. Mais on me dit, principalement pour se disculper : « Le temps manque pour tout savoir, chacun fait sa priorité des connaissances qu'il prétend acquérir » ; et je veux répondre : « Par quel prodige tant de gens savent-ils ce qu'ils ne rencontrent jamais, comme les noms des membres de la famille royale britannique ou les événements de la vie d'un personnage de fiction, en ne disposant d'aucune curiosité pour la nature du vent qu'ils sentent et perçoivent tous les jours ? » J'admets que moi-même je ne me pose la question qu'à 38 ans, mais je soupçonne de m'être déjà interrogé là-dessus et de n'avoir reçu pour toute explication que de l'alambiqué comme ce que j'évoquais : c'est probablement qu'on prend tôt l'habitude de deviner que la réponse des « savants » – auxquels on assimile tout adulte – ne résoudra pas l'essence de nos problématiques, car contenant trop de débarras dans ces allégations vagues qui semblent combler ou rassurer nos tuteurs. Fautes de solutions nettes, on en vient sans doute à admettre que les réponses normales présentent toutes cet aspect de flou et de théorie qui nous fait sentir intrus et effarés, alors nous nous résignons à appartenir à ces cercles de personnes instruites qui savent paraître respectables sans connaître le fond réel et pragmatique d'un seul phénomène.

On me disait aussi : « On n'apprend que les faits qu'on peut réutiliser socialement, tout ce par quoi nous brillons en conversation » ; et c'est bien la même chose, car le Contemporain s'est décidé à ne pas apprendre pour lui-même mais pour autrui, c'est-à-dire qu'il conforme sa modalité de savoir à celle de son environnement, sentant plus d'avantages à se rapprocher de conventions acquises qu'à se former une idée intime des réalités auxquelles il est confronté. Son intérêt de connaître n'est pas en l'intention de se compléter et perfectionner mais d'obtenir un meilleur statut relationnel ; ce qu'il conscientise comme le plus pratique réfère d'abord à son rôle avant de s'appliquer à son état ou à sa teneur ; il n'a pas tant d'égard pour son contenu d'individu que pour son image, et il lui semble ainsi que la superficie lui est plus utile – et même plus « humaine » peut-être ou plus adulte, plus mature – que de s'interroger sur des naïvetés dont il ne sait pourtant que des clichés pareils à des dictons. Le plus triste renoncement qu'il fait de sa grandeur, c'est de se cantonner à des sujets petits, par constats successifs que le monde des hommes ne lui communique jamais ce qu'il veut savoir ; et il finit par se dire : « Inutile de poser la question, je n'obtiendrais qu'assertions péremptoires situées hors du champ de mes représentations : il me faudrait accepter de passer pour abruti, voire pour importun, auprès de gens qui ne font nullement l'impression de savoir expliquer quelque chose et, par conséquent, ne semblent disposer que savoirs qu'ils sont inaptes à restituer et à prouver, dont la possession même est pour eux indémontrable. » – et il reste avec ses interrogations qui s'effacent peu à peu et qu'il oublie, reléguées dans l'espace-domaine mental de ce qui ne nécessite ni n'appelle aucune certitude et ne sera jamais comblé. À la fin, il réunit et catégorise ses questionnements qu'il annule en un relativisme d'à-quoi-bon, il y trouve des points communs et apprend à les reconnaître, et ce sont précisément ces curiosités qu'il ne cherchera plus à conquérir, parce qu'il les sait placées dans la « case » distincte des connaissances élémentaires et concrètes de la vie dont il a pris l'habitude d'être frustré comme si, par l'imitation de ceux qui s'en désintéressent manifestement, elles ne valaient rien, dérisoires ou ridicules, réputées inaccessibles, et mettant en péril sa posture d'intelligence, l'inquiétant de l'incompétence particulière dont l'assomption est gage de différence et d'inadaptation.

Ainsi, comme tant d'autres réalités, le vent disparaît à la conscience du Contemporain : il ne faut pas l'identifier, le cerner, l'essentialiser, l'approfondir, on expédie l'encyclopédique, précipite la « bonne réponse », se dispensant de s'impliquer, omettant tout ce qui importait à l'envie spontanée et personnelle de connaître, annihilant jusqu'au souvenir de la préoccupation originelle. Le vent restera un effet dénué même de magie, dont le mystère, qui gardait encore une fraîcheur, s'efface et meurt sous la correction de néant transmis d'ordre administratif, parce qu'en ne sachant rien davantage d'essentiel on sait cependant que la réponse existe et qu'elle est au pouvoir neutralisant et insensé des savants, et il ne demeure du vent que le bruissement des feuilles de l'arbre du jardin et l'importunité sur la table où les serviettes s'envolent. Ce qu'on a appris de ce néant, c'est qu'il n'est plus question de se représenter le vent, de s'y mêler en esprit, de se mettre « à la place » du vent, de se fondre en ce qu'il est, de se dissoudre en ce en quoi vraiment il consiste, d'assimiler avec perspicacité ses causes et ses processus logiques en une façon « d'ontologie », de façon qu'à la conscience puisse naître une idée intime du vent, une conception assez directe de son essence même approximativement, qu'on unisse sa pensée au phénomène réel, au lieu de quoi on se résout à demeurer en périphérie du vent, dans le cadre de concepts lointains, on en fait des chiffres et des reports, on n'entre en rien qui permettrait d'accéder au vent, de le comprendre sans passer par des analogies et des métaphores indirectes et symboliques, on n'en fait que simplifications et complications, décalant l'intellection du vent vers des disciplines qu'on estime mieux « senties », mais ces disciplines renferment également quantité d'arbitraire et d'appris-par-cœur, impliquent beaucoup d'usages de fausse entente et d'acceptation passive, on n'y a pas enquêté non plus et rien de ce qui émane de ces leçons n'est bien installé en soi ; ainsi se contente-t-on en tout de superficialités sans avoir une idée profonde d'un seul phénomène observable, réservant leur connaissance aux spécialistes, et les théories distanciées et abstraites suffisent parce qu'on les peut restituer même si elles ne veulent rien dire, même si on ne s'en approprie rien, même si leur signification n'appartient à personne ; et l'on demeure sans idée éloquente et perturbante du vent, sans aucun prémice de ces révolutions intérieures qui signalent tout ce qu'on désira un jour activement rejoindre, rien en soi n'est changé de ce qu'on s'est fait expliquer, et son vent n'est qu'un survol, à peine une appréhension, pas du tout un savoir en quelque sens plein, il est même beaucoup moins que la sensation réelle qu'on en avait avant ce stérile bavardage d'où l'on ne tire rien de substantiel sinon des phrases vides et carrées à redire.

Peut-être réclamé-je des compréhensions trop absolues... Je m'aperçois pourtant qu'en général on ne fait que semblant d'intégrer des explications, qu'on n'en est point imprégnés, qu'on ne cesse de les distinguer de soi ainsi que des objets extérieurs, et qu'ainsi la plupart des « apports » de connaissances ne modifient en rien nos perceptions et nos réflexions au point terrible qu'on acquiert l'habitude d'appeler et de reconnaître « savoir » ce qui ne modifie rien à nos représentations pratiques : le monde reste permanent et immuable à nos sens, et anodin et égal, et inappréciable, et il m'est difficile de parvenir à faire entendre à l'homme d'aujourd'hui, après tant d'immobilité habituée de la conscience, l'effet d'une édification foncière en relation avec nos conceptions. Le Contemporain a passé le stade où il espérait l'insertion bouleversante de considérations altérant sa vision (si ce stade exista jamais), et peut-être n'est-il plus apte à entendre un enseignement qui ne se situerait pas à la périphérie des phénomènes et comme à l'extrémité de l'individu – existe-t-il encore de ces gens qui affirmaient avoir été « retournés » par une œuvre, et qui ne se contentent pas de s'en vanter ? Il marche à présent à la distance inoffensive des choses, sans égards ni examen, sans fusion ni identité d'elles à lui, reposé des cours consensuels et inapplicables qu'il enregistre et remise avec maintes pensées l'empêchant surtout de devoir y réfléchir, et la quiétude lui suffit et lui plaît, lui permet repos et insouciance, lui communique l'impression d'une grande facilité d'illusion d'apprentissage. Il lit pareillement ce qu'il croit lire, sans se soucier d'incorporer véritablement de la matière nouvelle, n'absorbant rien de nouveau, rangeant toute notion dans des compartiments sans conséquence, ne faisant qu'entendre des litanies de mots qu'il ne visualise pas, content de recevoir en sa bibliothèque un énième témoignage de culture mais qui n'entre jamais en lui. On ne sait plus, je le crains, ce que serait savoir en-dehors des routines scolaires qui enseignent à retenir des notions juste le temps qu'il faut les contenir pour finir par les réciter. On croit ainsi aux citations sur le vent et sur toute autre chose, mais on les ingère sans les digérer, sans symbiose de ce qu'on prétend savoir... et l'on ignore bel et bien le vent, et un jour on parcourt un article sur la représentation du vent, on estime avoir déjà bien compris l'essentiel, et l'on ne perçoit pas que sa connaissance là-dessus comme sur le reste n'affecte en rien ses mécanismes de pensées et ses rapports au réel, en sorte qu'après avoir terminé de lire, étonné de cette littérature de style, d'épate et qui semble ne rien vouloir dire, on suppose voir très bien l'ignorance où demeurent certains êtres qu'on n'est pas, et, avec ce « savoir » qui n'en est pas un, on ne devine rien de ce dont il s'agit.

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