Questions plus essentielles à Juan Asensio

À l'issue d'une interview de Juan Asensio que je regardai, ou plutôt écoutai, en repassant mon linge, je constatai combien ce critique bénéficie sans le dénoncer du traitement de faveur dont profitent les auteurs qu'il estime gâtés par les interviewers, à savoir l'avantage de questions trop bienveillantes et « larges » lui permettant d'incruster ses thèmes de prédilection, de manière qui ne vient jamais heurter sa susceptibilité pourtant assez notoire. C'est pourquoi, par curiosité sincère, je lui adresse celles qui m'intéressent, puisque je suis si souvent d'accord avec lui que je n'y apprends pas ce que je voudrais. De surcroît je suppose que ces questions, parce qu'elles sont ardues, sont les seules en mesure de le perfectionner dans son art, bien que je ne puisse présumer, comme pour tout autre, qu'il consente à faire plus ou plus profond que ce qu'il a toujours fait et où il entre par habitude en une sorte de confort routinier :

- Puisque vos critiques ne vous rapportent à peu près rien, de quoi vivez-vous au juste ?

- Je crois avoir remarqué que ce qui vous plaît en littérature consiste surtout en ce que j'appellerais des œuvres inachevées, où l'intrigue s'interrompt sans clausule, où l'idée n'est pas menée à son terme, où je soupçonne une certaine imposture, ou auxquelles il faut absolument prêter des intentions qui n'y sont pas explicites, seconds degrés et symboles que leurs auteurs même ne reconnaissent pas et utiles à entretenir leur mythe (au point que je pense pouvoir, sans consulter Stalker, vous indiquer quels livres vous aimez et aimerez) : vous accordez-vous avec l'idée que, pour vous, un grand livre est celui dont il faut trouver des interprétations en-dehors même de ce qu'il contient ?

- Vous comparez quelquefois l'autorité du critique à un œnologue qui n'a pas à donner l'explication de son jugement, mais aussi vous reconnaissez l'existence de quantité de critiques fallacieux et complaisants. Est-ce qu'enfin vous indiquerez par quels critères, autres que vagues et impalpables, vous reconnaissez un bon livre ? Il faudrait que ce fussent des critères nets qui permissent aux lecteurs de s'offusquer de l'enfreinte à ce qu'ils croient, eux, de bons livres – sinon vous demeureriez dans la généralité, et chacun resterait satisfait et stupide.

- Ne redoutez-vous pas, à force d'écrire des variations d'une même idée de critique, de ne faire en somme qu'un article éternellement redit ? Sentez-vous une réelle progression dans vos pensées et usages de lecteur, à force de critiquer, qui indiquerait que ce travail pour vous n'est pas vain ? À quels signes en somme reconnaissez-vous que vous ne stagnez pas ?

- Vous éreintez souvent les auteurs mauvais qui sont beaucoup lus, et vous éreintez les médias mauvais qui sont beaucoup regardés : pourquoi éreintez-vous si peu les lecteurs et les spectateurs mauvais qui en font en vérité tout le fondement ? Pourquoi ne pas parler davantage de la mentalité contemporaine à l'origine de cette déchéance ? Pourquoi, face à face, ne pas exprimer à vos propres lecteurs, comme il est probable, que la plupart d'entre eux ne savent pas lire ?

- Vous ne dénoncez guère, il me semble, les procédés des éditeurs et le système éditorial en général, dont vous indiquez seulement quelquefois que leurs lettres de refus à votre encontre indiquent leur idiotie. Ne taisez-vous pas cette critique pourtant nécessaire, dans la perspective d'être publié chez des gens que vous auriez trop conspués pour qu'ils pussent vous accepter ?

- Vous êtes notoirement difficile et taciturne, y compris avec vos amis, dont certains estiment que vos humeurs les ont trahis, et il est presque indéniable que vous tolérez mal les critiques même nuancées qu'on peut vous faire. N'auriez-vous pas confondu la solitude légitime de l'intégrité avec une susceptibilité de pure image de maudit ? Est-ce qu'à force d'admirer tant de misanthropes, on ne feint pas d'en être pour se donner une contenance et un talent ? Est-ce que la quérulence n'est pas alors un artifice de l'intempestif ?

- Vous déplorez l'essentiel de la littérature française actuelle. Que proposez-vous d'actif pour l'améliorer ? Les demandes qu'on vous fait d'associations éclairées et de rassemblements artistes se soldent par un « démerdez-vous », à moins que vous n'en bénéficiez pour passer à l'écran : est-ce que vous n'auriez pas au fond intérêt à entretenir la médiocrité stérile du livre contemporain en vous cantonnant au rôle de critique surtout destructeur ? Est-ce qu'il ne réside pas une facilité foncière dans la posture du mécontent sans un acte ?

- Il me semble notable que vous aimez livrer des interviews, que vous aimez amuser et plaire, que vous aimez choisir des anecdotes où vous parlez de vous et de vos relations, et vous avez déjà expliqué que certains stratagèmes sur Stalker, comme les images, servaient surtout à attirer les « vues » et les « likes » : quel rapport entretenez-vous avec la célébrité « potentielle » ainsi qu'avec la publicité ? N'y a-t-il pas chez vous quelque ambiguïté de la popularité ?

- Vous critiquez, et presque chaque fois que vous citez des critiques supérieurs, on trouve qu'ils tirent leur légitimité de l'écriture même : comment un critique peut-il n'écrire que de la critique sans se contredire ? Je veux dire que si l'on sait ce qui est bon, alors nécessairement on sait faire du bon aussi, au moins en théorie (la pratique ne sera que question d'entraînement) : vous dites ce qui est mauvais, et vous ne seriez pas même capable de faire un peu mieux que ce mauvais, à titre d'exemple ?! Est-ce une paresse qui vous fait renoncer à la littérature parce que c'est difficile, ou bien la crainte d'être jugé parce que vous détestez qu'on vous critique ?

- Sur Facebook, vous avez créé un groupe environ dédié à votre idolâtrie, c'est-à-dire où la plupart des commentaires passe par l'approbation de Stalker et où vous renvoyez vite tous vos sceptiques : est-ce une façon de fuir contre vous la critique négative que vous formulez sans scrupule contre les autres ?

- Vous vous êtes entouré de collaborateurs verbeux (Mion, Rappin, Rivron...), d'ordre universitaire, dont les articles peu déchiffrables jouent avec les mots et valent pour n'importe quel texte, et vous mettez parfois à quêter des détails infinitésimaux et des symboles douteux, en herméneutiques alambiquées, qui font de Stalker un site de plus en plus érudit plutôt que loyalement critique, où un style d'intellectualisme tend à remplacer l'objectivité qui faisait sa puissance initiale, et selon lequel la preuve textuelle compte moins que l'humeur pédante. Est-ce donc que vous avez tant le désir d'être reconnu que vous vous soyez mis à faire ce qui plaît aux préfaciers académiques des livres classiques ?

(Toutes ces questions sont moins rhétoriques qu'on suppose : j'admets toujours que je me sois trompé quelque part dans mes prémisses, car je ne présume jamais.)

Mais on me dira : pourquoi m'adresser en ces termes vexatoires à un homme que je sais susceptible et qui certainement préfèrera ne pas répondre à des propos qu'il prendra en outrage ? Suis-je donc tenté, par de telles « lettres ouvertes », d'attirer à moi une partie de la célébrité de cet homme, pourtant médiocrement connu ? Si c'était pour abîmer la réputation d'un confrère, je ne lui ferais pas une telle publicité en l'exposant comme ici : même une critique négative est toujours une façon de réclame, et j'ai assez indiqué combien M. Asensio me semble d'un certain intérêt. Ce semble insensé et contradictoire, pourtant ce ne l'est qu'en apparence, car ce sont tout justement les questions qu'il faut lui poser et qui méritent une réflexion. Oui, mais puisqu'il ne faut pas compter sur ses réponses et que la formulation même de ces interrogations est de nature à les empêcher... ?

La clé de ce mystère est simple, la voici : j'ai plus de sympathie pour les hommes que je n'ai l'air d'en avoir, et je devine que ce questionnaire est propre à faire évoluer celui à qui je le destine – qu'il n'y réponde pas n'est plus de mon ressort, c'est une décision qui ne m'engage point, et j'ai plus intérêt à conserver mon intégrité qu'à me travestir en louanges pour lui faire trouver la sienne. D'autre part, que ne voit-on pas que cette pertinence profonde et irritante est de celles qu'en vérité j'aimerais recevoir ? Je suis toujours en quête de leçons, du moins de ces hardiesses exactes et embarrassantes qui obligent à réfléchir (que le destinataire pense ou non disposer d'avance des réponses) : j'en délivre un exemple, un modèle même, en être d'honneur qui consent à offrir ce qu'il espère obtenir, et, indiquant ainsi qu'un lecteur ne doit pas craindre de me les adresser, je le décharge de son appréhension de m'être désagréable s'il veut, puisque je ne saurais alors lui répliquer de me « faire la morale », ayant montré comme j'y suis moi-même en quelque sorte disposé.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: #discussions