Questionnements sur l'amour parental
Une question m'interroge et me trouble, c'est de savoir si l'amour parental constitue ou non le bienfait qu'on prétend pour le développement de l'enfant.
La question semble provocante, parce qu'elle paraît largement immorale, et qu'ainsi on la prendra toujours par l'absurde pour la réfuter avant de l'avoir considérée ; on s'écriera par exemple : « Vous pensez donc qu'il faut frapper l'enfant pour l'épanouir ? » C'est évidemment admettre le problème par où il ne se pose pas, par où je ne l'ai jamais posé, à savoir l'opportunité de créer la douleur et le traumatisme là où je questionne seulement la nécessité ou les avantages de l'amour. Au lieu d'une volonté d'amour ou d'une volonté de nuisance, il existe la volonté de neutralisation au moins relative des passions. J'espère encore, pour le dire par analogie, que les gens ne croient pas que le rôle de la bouche se réduit à une alternative : embrasser ou mordre ; on peut aussi ne simplement pas lui conférer un rôle par contact.
Ce qui est évident avec l'amour, c'est qu'il devient une norme à celui qui en est entouré, et que passé une certaine habitude d'imprégnation, l'enfant n'imagine plus vivre sans amour, peut-être comme l'air dont il a besoin, peut-être aussi comme la drogue qui lui nuit : il ne ressent toujours le manque d'amour qu'à condition de l'avoir déjà beaucoup reçu. Il ne se demanderait point s'il est assez aimé s'il n'avait déjà baigné en un environnement d'amour, et probablement ne ferait-il jamais un effort pour être aimé si son entourage ne reconnaissait pas l'amour pour une valeur qui le contraint à ce témoignage, qu'il soit sincérité ou simulacre ; en sorte qu'il est indéniable qu'on épargnerait bien des interrogations et des feintes à l'enfant si la préoccupation de l'amour échappait à son intérêt et, j'ose dire, à son besoin – car on doit admettre qu'on crée ce besoin avant même de savoir s'il est spontané ou authentique, ou même s'il est propice. Les parents ont tendance, qu'ils le veuillent ou non, à transmettre la pensée que l'amour est essentiel au bon rapport réciproque qu'ils entretiennent avec leur enfant, et que l'enfant doit chercher à conserver cet amour devenu en partie un élément constitutif de ses regards et jugements sur lui-même : il s'observe et s'inspecte sans évaluer l'intérêt de ce sentiment, il s'interroge tôt ou tard avec un certain trouble s'il aime suffisamment et si on l'aime en suffisance, ce qui constitue un problème peut-être entièrement superfétatoire où une pression morale l'incite déjà à se mentir, insinuant dans les premières strates de la conscience un fondement spécieux. L'obligation tacite d'aimer est un plus grand conditionnement mental qu'on ne veut le reconnaître, et l'enfant y succombe avant d'être en mesure de déterminer si elle n'est pas un mensonge fondateur de son rapport au monde.
Par l'amour considéré et senti comme emprise indéfectible, on réalise indubitablement une dépendance supplémentaire sur l'enfant : qu'on estime sa diffusion légitime ou non, encore peut-on se dire que sa propagande n'est pas nécessaire. On veut notamment éduquer en accord avec les principes de vérité ou de beauté, et si l'on aspire en parent à se rendre aimable par leurs effets, cependant on attache à soi par des persuasions ; on cherche hautement à fixer les moyens d'une émancipation mentale par laquelle l'enfant pourrait réaliser l'effort qu'on accomplit pour lui et peut-être se sentir redevable du travail de parent qu'on exécute en sa faveur, et tout en même temps on s'efforce d'empêcher que la réflexion puisse advenir sans la tentation des bras et des déclarations ; on veut des enfants forts pour qu'ils soient aptes à décider avec propreté, et on les sensibilise pour qu'ils aiment sans l'avoir décidé avec autonomie : est-on vraiment sûr que ces contradictions servent un dessein suffisamment instruit et organisé ? Est-on seulement certain qu'un tel amour qu'on dirige vers ses enfants n'est pas seulement le fruit d'une recopie et d'une tradition, puis d'un usage qu'on prend, enfin d'une sorte de réflexe qu'on transmet ? De l'amour ? De l'amour plein ? Qui déjà oserait dire que c'est bien d'amour qu'il s'agit, que ce n'est pas qu'association ou que représentation c'est-à-dire que convenance ? Diriez-vous par exemple que la nature de votre amour pour votre fils est la même que celle qui vous lie à votre conjoint ? Sans doute pas. Il faut pourtant malgré cela que ce soit quand même de l'amour, mais pas de l'amour d'une même nature : or, comment deux choses de nature différente peuvent être ainsi confondues ? C'est user trop légèrement du mot comme si l'on y était forcé pour sa conscience et par morale : qui oserait douter de son amour pour ses fils ? il faut que ce soit de l'amour avant de l'avoir expliqué : la thèse est posée avant les arguments. Mais n'en pas douter rien que provisoirement, c'est n'avoir pas de moyen de certitude, c'est faire le jeu de l'usage, c'est confirmer la relativité d'un terme dont on refuse même d'explorer la définition. J'aime mon fils... qu'est-ce que ça veut dire, au juste ? Il faut le penser, mais on n'y distingue guère de sens, et l'on prétendra que c'est une notion qui se vit, impossible d'en indiquer l'impression – un de ces mots-proverbes, comme « Dieu » ou « Âme ». On « aime ses enfants » : ça ne veut rien dire ; on se sent une faiblesse pour eux. Cet amour est indéniablement un épanchement, le contraire d'une réserve, destinée à tout ce qui est mignon, rond, doux, maladroit ; il consiste en un abandon régressif que la Vie semble instituer pour que les géniteurs prennent soin de leurs progénitures – des études montrent quelles caractéristiques morphologiques incitent les adultes à porter leur attention et leur soin à des êtres faibles. L'origine de cet amour n'est pas spirituelle, elle est physique : c'est l'irrésistible envie de soigner une créature fragile et dépendante, et que je sens moi-même à l'égard de mon fils de quatre ans – le manipuler, le bousculer, l'étreindre, irrationnellement. À cela s'ajoute l'habitude des témoignages d'affection : en une atroce mesure – mais enfin, soyons francs ! –, on tient aussi aux enfants comme à du mobilier, comme à tout ce qui constitue le rassurant équilibre d'un environnement, car on les côtoie tous les jours, ils représentent une stabilité, ils symbolisent même une réussite personnelle, il faut donc bien qu'on s'en éprenne un peu ! Pas sûr d'ailleurs qu'on les ait aimés tout de suite : c'est à force de regarder comme ma mère s'y prenait pour dresser son chien que j'ai appris à crier sur le mien quand il faisait ses besoins dans la maison, et je ne m'y sentais pas fort disposé, aux premiers moments je me trouvais même un peu ridicule ; pareillement peut-on avoir appris à donner un amour qu'on ne ressentait pas et d'une façon dont on a simplement pris le pli, sans penser à son fondement et simplement parce que c'était, il nous semble, d'une certaine efficacité, du moins pas nuisible – après tout ni le chien ni l'enfant n'a l'air d'en pâtir, même au contraire : le chien devient propre et l'enfant heureux. Du moins ne résoudra-t-on ce doute abominable de l'origine et de la justification de l'amour que lorsqu'on aura répondu à la question : « Pourquoi les aimé-je ? » et autrement que par : « Parce qu'ils sont mes enfants. » En tous cas faudra-t-il reconnaître que ce n'est ni après avoir réfléchi à leur éducation qu'on les a aimés, ni en toute authenticité avec une spontanéité sise en-dehors des normes de la société où l'on vit : on aime non seulement d'une certaine façon particulière mais « à la façon de ». Quant à prouver, pour instruire quelque primalité instinctive de l'amour, que la femelle mammifère aime son petit dès la naissance, c'est sujet à caution, en ce qu'on associe excessivement le simple entretien du bébé animal par son parent avec un sentiment d'amour : on préfère oublier que c'est souvent un seul des parents qui élève le petit, et qu'en maintes circonstances le parent responsable l'abandonne, ou le brutalise voire le dévore. On établit mal par la bête la prééminence de l'amour plus que par similitudes avec l'homme, en arguant juste : « cela se voit », et encore moins si l'on considère combien l'amour humain diffère de celui de l'animal.
Ce qui me poigne surtout dans la pensée d'une imposition de l'amour et m'indique une injustice et une peine, c'est qu'en un amour ambiant où l'enfant s'inonde et grandit, il risque de tirer de l'occupation très attentionnée de ses parents l'impression déraisonnable que, quand ils ne sont pas disponibles, ils le délaissent ou négligent, lui constituant une douleur qui n'existerait pas en-dehors de cette imprégnation morale : l'amour vu comme forme normale de sociabilité ouvre, si l'on y songe, d'énormes perspectives de malheur, bien plus grandes qu'en admettant par exemple que l'amour n'est en rien un moyen d'éducation, que votre parent n'est point tenu de vous aimer, qu'il est tout à fait concevable qu'on se soucie de votre entretien sans amour, et qu'une certaine pudeur rend superflus ces épanchements souvent un peu automatiques et sans fondement : on a du mal à se figurer aujourd'hui que l'amour n'est pas une condition nécessaire de la bonne parentalité ou même de la parentalité tout court. Et surtout, l'influence de l'amour-comme-preuve réalise souterrainement une conscience de soi qui se construit d'abord à travers le regard d'autrui, et non seulement le regard d'autrui, mais les affects d'autrui : on en vient à considérer comme primordiale la manière plus ou moins forte dont les autres nous aiment, au lieu de s'en détacher et de considérer la manière dont on mérite d'être aimé, indépendamment de la réalisation tangible de l'amour. C'est tout à fait une façon de bâtir une mentalité de pathos et de dépendances, une irrationnalité grégaire, et qui se fonde sur la relation plutôt que l'essence, au lieu d'instruire un jugement autonome et juste des sentiments des gens souvent convenus. On introduit l'enfant, par l'amour, à une conception des rapports d'affection au lieu des rapports de jugement : c'est un paradigme qui n'est pas d'irréprochable salubrité et qui invite aux formes de tromperie persuasives et insidieuses qu'on appelle séductions. À défaut de réussir à séduire, l'enfant habitué aux marques d'amour en conçoit une inexprimable peine : c'est uniquement la « morale de l'amour » qui fait trouver qu'un de vos parents qui ne vous serre pas régulièrement dans ses bras ou qui ne vous offre pas souvent de cadeau est une source de tristesse, c'est aussi cet amour qui amène à penser qu'il importe que, enfant, on se conduise avec gentillesse pour gagner de la sympathie (et combien la gentillesse se distingue – s'oppose même – de la grandeur ou de la respectabilité !) ; or, chez ceux qui n'ont pas reçu la notion démonstrative de l'amour passionnel, et qui par exemple ont entretenu avec leurs parents une certaine distance qui, sans se départir d'intérêt ou d'amitié, a constitué une atmosphère d'exigence plutôt que d'effusion, on ne trouve pas l'idée d'abandon que tant estiment indispensables pour l'équilibre mental et qui leur fut, à eux tous, un tel « bienfait » que c'est surtout par elle qu'ils ont toujours souffert lorsque le défaut d'amour se faisait sentir ! Celui qui n'a guère baigné dans de l'amour n'en est pas manifestement troublé, et celui qui y fut élevé en est régulièrement affecté ! Petit, j'étais souvent désespéré à l'idée de ne pas plaire, c'est pourquoi j'essayais en priorité de me porter à l'affection de mon entourage par des effets et des poses, mais combien d'efforts inutiles et de désespoirs absurdes on m'aurait épargnés si l'on m'avait plutôt dégagé du sentiment de devoir compter par amour ! Si l'on ne m'avait pas aimé, si l'on n'avait pas précocement mêlé à l'amour l'idée de suprême valeur, je n'aurais pas reproduit la volonté d'aimer et d'être aimé, et je m'en serais probablement tenu à l'amour-comme-divertissement c'est-à-dire comme rien qu'aimable supplément de la vie ; on n'aurait pas perpétué en moi le point faible d'une possible atteinte qui n'eût jamais été exposé ni même ouvert ; or, qu'on indique quelle souffrance est plus dure, dans la représentation qu'on se fait de l'amour comme vertu essentielle, que d'aimer sans retour ou de savoir qu'on n'aime plus ou peu ? Existe-t-il une œuvre artistique des tourments qui ne soit d'abord liée aux circonstances de l'amour vu comme nécessité ? je pense qu'on n'en trouvera guère. L'amour blesse, et il n'y a presque que lui qui blesse : est-ce donc pour que ses enfants ressentent le mal et la dépendance qu'on les élève par l'amour ? Voilà qui est insensé ! on les aime bien plutôt, et les entoure de ce climat d'amour, parce qu'on ne sait pas d'autre manière de les éduquer ; et même : qui sait si l'on ne les aime pas surtout parce qu'à force d'usage on souffrirait de ne pas les aimer ? On souffrirait sans nul doute, alors il faut qu'on les aime pour moins souffrir, et cependant, en cette conception qu'on leur transmet, on ne leur prodigue que la plaie vive, et presque la seule, dont ils souffriront à leur tour ? La bonne chose que d'aimer, que d'aimer ainsi ses enfants, et de leur donner avec tant d'insistance l'amour par où toutes les douleurs, pourtant superflues, arrivent !
... et tous les bonheurs aussi ? Allons, naïf ! ne va pas croire par proverbe que l'amour est l'unique ou le meilleur plaisir de la vie : il existe bien d'autres circonstances d'être heureux, quantité d'autres réjouissances, que d'aimer ou d'être aimé, mais il faut avoir notamment connu le travail, et notre époque en manque. D'ailleurs, l'amour dont tu parles, songes-y bien, qu'est-ce ? Ce n'est pas tant une plénitude qu'un soulagement, c'est très souvent le comblement d'un manque, c'est fréquemment l'effacement diffus de la honte d'être seul, comme les vieilles filles qui redoutaient l'opprobre de leur célibat, mais ce manque et cette honte, qu'est-ce donc qui les a introduits en soi, sinon justement la doctrine de l'amour-capital qui en fit sentir notre vibrante anomalie ? L'amour crée la maladie que l'amour soigne, comme le charlatan insiste sur un état qu'il faudrait atteindre au moyen même de ses drogues : mais sans cette préconisation initiale – l'amour-bonne-santé –, nul ne sentirait de faille ou de trouble, on ne sait nullement le besoin d'amour quand on n'en a pas été embrigadé, c'est sa référence arbitraire qui fonde ce mal-être artificiel, comme l'être calme et sage à qui l'on aurait communiqué le goût de l'excitation qu'on obtient par cocaïne ou ecstasy. Tu inventes un malheur et en proposes la solution dans les causes de cette invention même – l'amour –, innocent escroc, vendeur de statines, psychanalyste ! Et c'est pourquoi la satisfaction que les enfants paraissent sentir d'être aimés ne signifie pas qu'ils soient authentiquement destinés à être aimés ni même qu'ils soient vraiment satisfaits : l'amour n'est peut-être qu'une déviance que le psychologue positiviste par convention refuse chez nous de mesurer, où la dépendance serait ailleurs un symptôme de maltraitance. Et puis, on acclimate n'importe quel enfant à tel « bonheur », il suffit de lui en faire comprendre les codes et de l'y soumettre assez longtemps : le spectacle d'une corrida ou une petite tape fait aussi bien plaisir à celui qui en a appris le symbole de récompense ; si l'on voulait, on parviendrait à induire une satisfaction même dans le coup ou le crime comme on le réalise chez l'enfant soldat ; qu'on ne vienne donc par arguer que l'amour est « par instinct » une source de satisfaction comme si l'on n'avait pas remarqué que les petits bébés apprécient peu d'être embrassés voire caressés avant d'en prendre l'habitude – ce sont sans doute des conditionnements, du moins faut-il en prouver l'objectivité avant d'en signaler l'agrément, et n'ose-t-on pas enfin dire, depuis quelques années mais après maintes longues dénégations forcenées, que la mère après l'accouchement n'est pas systématiquement prodigue d'amour et même qu'elle éprouve parfois un dégoût de cette chose malingre et encombrante, vagissante et misérable, en sentiment qu'on appelle « baby blues » et auquel on prête encore, comme par excuse, par persistance de cliché et pour n'accuser aucune anormalité, une cause de l'ordre de l'anomalie hormonale ? Quand des spécialistes prétendent mesurer les bienfaits de l'amour sur le développement de l'enfant, et qu'ainsi il croient conclure à la fondamentalité de ce mode de relation parental et filial, ils ne se servent encore, fallacieux sans en avoir conscience, que des critères inhérents à une société de l'amour, par exemple en interrogeant les penchants de l'enfant à l'empathie ou sa volonté de se faire aimer, c'est-à-dire des caractéristiques relevant de la sociabilité, et pas d'autres qualités moins morales et sociales comme l'intelligence, la distance ou l'indépendance ; ils demandent par exemple à des enfants s'ils sont heureux et non s'ils se sentent pertinents et dignes, établissant ainsi des statistiques fondées sur une perception en réalité subjective du bon-individu et de l'équilibre-affectif, selon des attributs qu'on croit déjà meilleurs, comme si l'on demandait à différents groupes de soldats s'ils sont prêts à défendre leur gouvernement mais en présumant que l'obéissance est leur valeur cardinale sans considérer la réponse qu'eussent faite des résistants français de 1940. Au surplus, lorsqu'ils estiment avoir démontré la supériorité des enfants ayant grandi en un environnement d'amour, presque toujours ils ne le font que par contraste avec ceux ayant évolué dans un dur environnement d'abandon ou de stress, ce qui n'est pas du tout, ce qui n'a rien à voir, avec celui de l'absence d'amour : alors, le milieu d'insécurité et d'inconfort, déformant et nuisible, abîme le psychisme et le corps, mais c'est sans rapport avec « l'anamour » qui, pour le faire entendre un peu caricaturalement, peut s'incarner en un enfant ayant vécu dans un château d'aristocrate, d'abord surveillé par une bonne puis instruit par un précepteur sans déploiement de câlins et de bisous, en la présence lointaine de parents intervenus par moments stratégiques (repas, devoirs, hobbys, sagesses) : qu'on comprenne que l'opposé de l'amour n'est absolument pas la précarité ou la violence, et l'on comprendra du même coup comme il se fait qu'on croit toujours mesurer que « l'absence d'amour » produit des adultes au comportement difforme et monstrueux.
Par ailleurs, il paraît tout psycho-logique qu'une protection, lorsqu'elle est conférée par l'appréciation subjective d'un rapport d'amour, conduit à une déresponsabilisation partielle, du moins à une relativisation de son être par rapport à son paraître, parce qu'alors l'enfant se soucie surtout de témoignages et non de profondeurs, en quoi une étude démontrerait, je pense, qu'un enfant aimé nourrit plus de goût pour les domaines divers de la sociabilité et se désintéresse davantage de vérité détachée d'affects, par rapport à l'enfant élevé dans un relatif désintérêt des passions : c'est qu'il apprend très tôt à appréhender son environnement sous le prisme de la subjectivité et de la séduction par quoi il quête surtout des récompenses affectives, et non sous ceux de l'analyse et de la mémoire par quoi il aspirerait surtout à gagner en indépendance – on trouve toujours avantage, pour entretenir l'amour, à s'illusionner par moments sur le monde où l'on vit et à considérer que rien n'est plus agréable que de se faire apprécier. De cette différence naît une certaine évanescence mentale en défaveur de l'enfant aimé, parce qu'il a peu d'intérêt à faire valoir l'expérience et le jugement, l'amour se présentant généralement comme faveur – et, même, issu des parents, comme garantie – sansjustification, largement sans cause ni logique, ainsi que par proverbe on transmet la pensée de l'amour. C'est pourquoi, croyant assurer cette protection morale, les parents ne mesurent pas qu'ils retiennent chez l'enfant des facultés d'un ordre opposé, celui de l'examen et des motifs, et que, sans penser à mal (et plutôt sans penser tout court), ils tendent à favoriser l'inconséquence et le caprice car l'enfant, selon la mentalité familiale, n'a nulle raison de s'interroger sur son identité et sur sa complétude, n'ayant besoin pour son bonheur que d'être un certain rapport à l'autre : c'est que ces parents n'imaginent pas sans doute par quel autre moyen que cette effusion ils peuvent assurer le sentiment de sécurité de l'enfant, estimant que l'amour inconditionnel supplée à tout malaise intérieur. Or, il existe bel et bien une manière de protéger son enfant autrement qu'en l'assurant de son amour pour qu'il se sente hors de danger et ne tire pas de trouble d'un sentiment de détresse, et c'est de lui garantir avec évidence les conditions matérielles et intellectuelles d'une existence sans le souci de sa conservation ou la crainte de sa honte. En toute relation où l'amour démonstratif n'est pas admis comme valeur et pratique utiles, l'autorité en général, qui se fonde alors sur la raison, est regardée par autrui avec culpabilisation comme l'effet d'une insensible froideur, et l'enfant tôt ou tard, par sa propre comparaison avec le rapport de ses amis et de leurs parents, s'aperçoit de la différence... pourtant sans généralement en souffrir : c'est qu'il a l'habitude de mépriser ces effusions « ridicules » qui le laissent moins envieux que condescendant ou perplexe, constituant la preuve que l'appréciation positive des manifestations d'amour se réalise plutôt par habitude que par volonté inhérente – on rencontre ces impressions chez l'enfant qui a découvert tard la singularité de son éducation « solennelle », et même chez les enfants bien plus nombreux qui ont simplement remarqué la différence d'effusions d'amour entre leur famille et les autres. Mais surtout, la conception familiale où s'effacent largement les marques de tendresse au profit d'une réflexion posée, suppose, en la tournure même de l'esprit qu'on forme, un centrage de l'enfant autour de ses propres facultés, car il ne songe pas à son univers familial uniquement ou surtout en termes d'ambiance et d'apparences, mais il perçoit davantage son environnement en critique, référant à ses ressources personnelles, considérant, puisque l'expression de l'amour, facile et stéréotypée, ne lui a jamais servi à acquérir des faveurs, par quel apport individuel plus élaboré il peut gagner en avantage au sein de son univers. Autrement dit, il ne sent pas le besoin d'aimer ou d'être aimé, n'en ayant pas acquis les codes sociaux, par conséquent il peut concentrer son attention sur autre chose : typiquement, un enfant ne se préoccupant pas d'amour, s'il vit seul, dans la solitude aspire à se construire par ses propres moyens, méditant sur beaucoup d'autres paramètres que le sentiment basique et évident, d'une certaine grossièreté, de l'amour (il a vécu dans une maisonnée où la satisfaction qu'il procure ne se mesure pas à des câlins et des mots : il ne conçoit pas son « bon rapport » que comme une façon de répandre son humeur, il est forcé d'y adjoindre des qualités distinctes aux critères subtils) – on dira de cet enfant qu'il est inadapté et qu'il est malheureux puisqu'on associe chez nous la compagnie au plaisir – ; mais celui qui fait de l'amour une vertu cardinale cherche incessamment la sympathie et s'inquiète moins des importunités qu'il peut réaliser ou par excès d'amour ou parce qu'il sait que l'amour lui sera toujours octroyé (c'est un enfant centré sur des humeurs, axé sur les passions, et qui y revient toujours comme à une pierre de touche parce que dans sa sphère familiale il les vérifie pour prépondérantes) – on affirmera que cet enfant, même si son intelligence est nettement moindre, n'a pas subi de carence éducative majeure, parce qu'il est entouré de beaucoup d'amis avec lesquels il rit benoitement et peut-être avec inquiétude intérieure pour s'en faire aimer. C'est en quoi il y aurait, je crois, de la pertinence à former un enfant non par l'amour mais par le respect, qui est toute autre chose et même une variété de froideur et de distance (comme on dit : tenir quelqu'un en respect), impliquant que le parent, en la manière dont il se présente au fils, même sans les aspects cliché de l'amour, sert de référent et de repère pour se composer, d'une stabilité relevant de l'austérité, en sorte qu'imiter un parent aimant ne conduit pas à l'excellence (sauf à l'excellente apparence d'aimer), mais imiter un parent respectable y parvient forcément mieux, parce que cela implique au moins d'en comprendre les raisons, c'est-à-dire de juger, au lieu de se conformer aisément à un étalage confortable – qu'on mesure là combien notre époque de sympathies épidermiques est le contraire d'un siècle de réflexion et d'introspection. En somme, je dirais que je préfère que mes fils ne m'aiment pas mais comprennent mes positions et mes choix et souhaitent y correspondre, un peu comme des apprentis, plutôt que, comme il arrive si souvent dans notre société, ils ne me supportent pas, c'est-à-dire déjugent tous mes avis et, par un devoir dont la dérogation leur ferait une culpabilité, prétendent tout de même m'aimer parce-qu'il-le-faut-bien. Toujours est-il que je ne souhaite pas les tenir par l'amour, et je m'arrange pour ne rien y conditionner : ces liens humilient même ceux qui les entretiennent parce qu'ils constituent un chantage et un abus (il faut y penser : sans l'amour, on n'aurait pas des moyens si faciles et rapides, si captieux, de susciter chez l'enfant le repentir et de diriger ses actions car il faudrait qu'il considère s'il a envie de vous plaire plutôt qu'il ne le doit par gratitude ou simple réciprocité). Qu'on estime si la méthode n'est pas abjecte : après avoir établi pour normale la valeur de l'amour ainsi que son rejet pour une inquiétante anomalie, le parent s'impose, et d'une tyrannie bien plus insidieuse, par la crainte qu'il induit en l'enfant de déroger aux règles de son environnement et d'être en quelque sorte malade, au lieu de se soumettre au jugement impartial de l'enfant qui devrait décider par lui-même quel intérêt il accorde au parent et pourquoi. Il est ainsi beaucoup plus lâche de fabriquer le conditionnement-de-l'amour et de recevoir par force l'expression qu'on a soi-même instillée, que d'attendre en une certaine incertitude, après des faits et des arguments dépassionnés, quelle sera l'opinion de son fils à son endroit : c'est d'une bravoure et d'une noblesse qui valent mieux, selon moi, que toutes les variétés de vautrements automatiques dans le soi-disant instinct gentillet et dans l'assurance la plus mièvre, irréfléchie, et par là-même probablement fausse, de l'affection bestiale.
Il existe ainsi une différence fondamentale et patente entre élever un enfant par l'amour, ou l'élever sans faire de l'amour la valeur capitale, ou encore l'élever par la brutalité et la peur. Le modèle dans notre société se situe assurément à la première occurrence, et l'on ne soulève la dernière que pour prévenir l'exercice de la deuxième qui n'est jamais évoquée : on refuse de considérer un modèle alternatif qui serait plus difficile, car moins rituel et aisé à conduire, que de dispenser l'amour et d'en attendre le retour presque obligatoire puisque fait pour atténuer le libre-arbitre. Or, j'aimerais achever cet article par une objection qu'on pourrait me faire et qui, ainsi que je l'attends, consiste en moyen de n'avoir point réfléchi à la question et de s'en être débarrassé aussitôt : c'est que je n'admets pas, comme le contradicteur me le remarquera, ou plutôt comme il remarquera pour ne pas avoir à contredire, que l'amour soit parmi d'autres une valeur nécessaire à l'éducation et où sa quantité modérée, éternel juste-milieu des pusillanimes, soit indispensable parmi d'autres, ce qui conforte dans l'idée que de toute façon on ne procède pas trop mal en aimant comme on fait à son degré modéré qui ne saurait jamais être « extrême ». On aspire par cette idée à une échappatoire pour s'éviter une réfection de son rapport à l'enfant, ce « mitigé » étant toujours si vague et indéfini qu'on sent qu'il n'impose aucune réforme de ses propres usages ; en prétendant par proverbe qu'un peu de tout ne peut nuire et qu'on n'a jamais vu un enfant mourir de l'amour qu'on lui donne, on n'envisage pas que l'amour immérité et ostensible, même en petite quantité, est peut-être déjà un toxique, au même titre que la faible quantité d'alcool douceâtrement mélangée au sucre ne doit pas entrer dans la prescription ni l'alimentation de la femme enceinte ou du nouveau-né. Mais la focalisation presque exclusive et inquiète sur nos propres pratiques gêne le recul nécessaire à évaluer l'effet des pratiques, car on se prend toujours pour référence à défaut du courage de changer radicalement : on ne consent qu'à modifier des détails et des périphéries, et l'on s'en console en instituant que le type même de l'enfant « épanoui » réfère à celui dont on a coutume ainsi qu'à des valeurs inchangées qu'on n'interroge point, comme le bonheur et la sociabilité, de sorte qu'on cesse déjà de s'interroger sur les plus hautes vertus qu'on peut espérer d'un enfant en une société possible et différente, et qu'on s'inquiète mal, même qu'on néglige, que nombre d'enfants heureux sont également insupportables, et que probablement la plupart des enfants-fardeaux sont des êtres d'un plaisir presque infini. On admet pour présupposé la teneur, et l'on se contente de modifier des formes pour y correspondre ; on fut conditionné à la dépendance de l'amour, on l'estime donc universel et l'on plaint d'emblée ceux qui n'en « bénéficient » pas, et quand un jour on rencontre de ces adultes équilibrés qui se désintéressent de l'amour, il faut la force de nos injustes préventions pour les supposer atteints d'un grand mal intérieur, incommunicable et secret ; or, pris déjà rien que pour ce qu'ils paraissent, ils ne sont malades qu'à condition qu'on leur ait beaucoup insinué l'anormalité de leur éducation, faute de quoi ils semblent souvent plus sains que la majorité, plus solides et valeureux, plus intègres que la plupart des Contemporains qui se lamentent de toutes les manières de n'être pas aimés comme il faut, et qui s'en lamentent tant que c'est leur seule plainte et leur seule douleur, tandis que ces autres plus flegmatiques et distanciés, et plus impassibles, s'en moquent et ne voient même pas en quoi ce peut être un problème, peinant à consoler ceux qu'ils jugent absurdes et qui s'affligent extrêmement de circonstances qui ne sont pour eux, abasourdis, que suppléments facultatifs de la vie. Même, il faut que ces « mal-aimés » recourent à d'autres modes de perceptions pour être compatissants de façon qu'ils se sentent, par une solidarité et une sensibilité dont on leur reprocherait durement le défaut, au moins un peu malheureux avec les autres !
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