Quand des îles se croisent
Une île est toujours un morceau du grand continent qui s'est détaché, qui seule a pris le large, qui ne reconnaissait plus l'intérêt de la vaste terre ou que cette terre ne reconnaissait plus et a incitée à partir. Sa distance offense le continent, parce qu'elle indique une réprobation et une condescendance, sauf à ce que le continent l'estime involontaire ou forcée, auquel cas il ne se sent pas gêné et accepte de la voir.
En observant la forme de ces îles, le continent vérifie leur solidarité avec lui : parmi elles, certaines sont montagneuses et inhospitalières, volcaniques et inabordables tant leurs côtes sont des récifs tranchants, d'autres sont au contraire longées de plages douces et accortes, baignées d'un climat délicieux ; les premières ne se laissent guère approcher, sont réfractaires aux appels du continent, les autres se laissent souvent séduire par la sympathie de ces masses considérables qui les tentent, tant elles ont de lassitude à demeurer solitaires et inentendues. Ce sont ces îles attendries qui tendent à redevenir sociables, à rejoindre les foules, à toucher le continent et insensiblement à s'y fondre, au point que, passé un délai variable, on finit par ne plus reconnaître où était l'ancienne île, le continent l'ayant absorbée à un niveau de fusion où les deux ne se distinguent plus – cependant, pour son estime, l'ancienne île continue de se croire île. Le continent est alors soulagé d'avoir pu rallier cette unité de terre qui, au loin, par le regard qu'elle ne lui accordait pas, l'humiliait en sourdine, l'empêchant de tourner sa face vers l'océan sans se deviner un artifice, un ridicule et une concurrence. Une île hautaine qu'enfin on ne voit plus au large, c'est un sentiment de plus d'avoir, soi, tout le caractère simple et facile d'une île à laquelle on ne se compare plus qu'en image et qu'en fiction, en quoi il ne faudrait peut-être jamais savoir qu'il existe des îles qui se détournent du continent auquel on est si attaché, auquel on appartient, dont on refuse de réévaluer la nécessité, qu'on préfère, d'office par aveuglement qui soulage, de l'ordre d'une supériorité impérative.
Mais un dilemme plus délicat, et que le continent n'imagine même pas, est de savoir ce qui advient de la rencontre, curieuse ou fortuite, de plusieurs îles entre elles.
C'est qu'il faut savoir que les îles se reconnaissent : elles ont dans leurs vents d'océan une atmosphère d'indépendance qui n'est jamais tout à fait la même mais dont les fraîcheurs vives et salées sont semblables. Et ces îles, parce qu'elles se sont résolues à vivre selon l'usage des îles, se sentent un respect sourd pour toutes les îles, mais elles s'en méfient aussi, parce que même une île ressemble à une parcelle de terre lourde et susceptible de s'assembler. Et comme l'île ne mesure jamais aisément la distance qui la sépare du continent, elle redoute la présence de fausses îles, de presqu'îles dont on ne repère pas toujours les attaches puissantes au reste de la terre collective, de sorte qu'elle s'inquiète toujours d'avoir affaire à un semblant d'île, comme à une péninsule qui se prétendrait île et voudrait rivaliser avec les îles, paquets de terre qu'une île véritable risquerait de confondre avec sa propre nature, au préjudice d'une perte de temps, d'un gâchis d'île qui finalement n'en aura pas trouvé une autre.
C'est pourquoi les îles se croisent avec vigilance et perplexité, circonspectes et en se jaugeant.
L'île a pris l'habitude de n'avoir besoin de rien d'autre qu'elle, en quoi sa sociabilité est toujours un peu défaillante : elle accueille mal, particulièrement dans sa méfiance interloquée, et préfère se taire quand elle croit apercevoir le spectacle d'une autre île. Elle ne sait pas bien au juste en quoi cette île pourrait lui servir, elle ignore jusqu'où l'expérience des îles se prolonge et se partage et pour quel bienfait, elle redoute la sujétion qui pourrait en résulter, et pourtant, si elle est bien île, elle est disposée à admirer ses semblables comme elle s'admire elle-même, parce qu'elle a élu sa vie d'insulaire. Pourtant, toutes les îles ne sont pas miscibles, au contraire, et si sans nul doute tant d'îles coordonnées feraient œuvre superbe en joignant la spécificité de tempérament et de talent où chacune s'est développée en autarcie, leurs langages diffèrent, et leurs traditions, et leurs rêves, selon lesquels elles se sont incidemment éloignées et ont acquis des manières farouches qu'elles n'acceptent pas facilement de forcer ou d'enfreindre. La façon foncière d'une île est une intégrité : et comment se parleraient-elles ? c'est un apprentissage qui leur fait défaut, en la solitude où elles sont restées si longtemps. Elles ont trop, dans leurs brèves assemblées, parce que leur retraite les fait pencher au minéral, le désir de retourner en chacune d'elles, désir opiniâtre et triste, parce qu'au temps où elles se condamnèrent à être îles elles se résolurent à un désespoir qui est plus facile à accepter, et plus stable, que la perspective du changement vers l'association et la dépendance.
Beaucoup d'îles ainsi se déjugent, à tort ou à raison. Il y a les fausses îles qui tiennent à se croire vraies et qui, appartenant en fait à l'esprit du continent, veulent suggérer et induire que toutes les îles sont comme elles fondamentalement fausses. Il y a les vraies îles qui ne supportent pas de ne pas être seules sur l'océan, et qui font arbitrairement, dans leur rancune, de toutes les autres îles des fausses îles, par crainte de ne pas valoir assez comme île parmi beaucoup. Il y a les îles en quelque sorte objectives, qui, intriguées par moments, ne seraient pas opposées à un peu de compagnie, qui consentiraient à construire quelque chose de commun dans le registre de magnificence des îles, mais qui testent au préalable – c'est logique – la qualité d'îles de leurs rencontres, et qui furent tant désillusionnées, parce qu'elles découvrent perpétuellement que la trajectoire normale des îles est d'intégrer le continent où le succès prend la voix du très grand nombre, que leur enthousiasme se rétracte bientôt parmi des îles prétendues, dans la probabilité statistique que cette autre découverte ne fera après tout pas une correspondance, c'est-à-dire ne fera pas une île de plus. Et le désenchantement à force est une douleur latente et persistante qui donnerait presque l'envie de ne plus tester ce qui ressemble à des îles et de se retenir de les voir, et de les saluer, et de les héler, mais il ne faut pas, au risque de tomber dans le travers des îles d'injustice qui accusent et rejettent sans considérer des îles sincères et pures qui sont presque davantage des îles qu'elles-mêmes, parce que la vitalité d'une île est plus féconde, même pour elle seule, que le dessèchement d'îles arides qui ressassent leurs déceptions éternelles – certes, il ne faut pas se retenir de distinguer une autre île, cependant comme l'insatisfaction répétée poigne !...
Quand je vois passer une île, j'ai peur. Je ne sais pas si cette île me reconnaîtra, et je ne sais pas si je la reconnaîtrai pour île : j'ai peur que nous nous défiions trop de nous pour pouvoir nous offrir une perspective. Et j'ai peur aussi, me sentant une île jeune et fertile, de manquer ce qui pourrait se réaliser de la fusion d'îles. J'ai peur de ne pas savoir parler le sourd langage des îles pour me faire assez tôt reconnaître, et j'ai peur d'être trop prostré, au contact des autres îles, à force de les contempler, pour inviter aux œuvres de nos îles mêlées.
J'ai peur de rater l'opportunité du croisement si rare des îles.
Même, cette peur, je le sais, augmente les risques de perdre l'occasion ; seulement, si je n'avais pas cette peur, je ne serais pas île. Quelles seront donc les îles pas si dénaturées qu'elles n'aient trop peur de se vraiment rencontrer, et, cependant, qu'elles aient l'audace, par les signes de leur nature, de croiser l'une vers l'autre, ou ensemble dans la même direction ?...
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