Pourquoi les femmes cuisinent
La plupart des femmes qui se targuent de cuisiner, pour qui c'est la tâche « générique » (le conjoint mâle ne cuisinant point), se contentent presque toujours de faire bouillir un féculent, parfois de découper une tomate, et admettent cela une malédiction et un labeur. Chacun doit admettre que les plats longuement concoctés sont rares et n'arrivent pas plus de deux fois par semaine.
Cuisiner réclame un peu de temps tout en ne suscitant presque aucun « travail », ce que j'entends par : guère d'actions réelles. Éplucher et trancher un concombre est affaire de quatre minutes pour un débutant comme moi, mais mon épouse estime cela une corvée et m'en délègue souvent le devoir. Pour ce qui réclame une « surveillance » comme les plats en sauce qui restent à mijoter longtemps sur le feu, c'est le plus souvent environ une formalité, et la raison pourquoi un restaurateur réalise simultanément quantité d'autres préparations : il suffit, entre n'importe quels divertissements, de vérifier que tout chauffe correctement, au point que l'idée de « charge mentale » associée à ceci me paraît d'une malhonnêteté ou d'une maladresse flagrante.
Comparer, pour exemple, cette « action » de cuisiner, avec celle de tondre la pelouse : la dernière me réclame environ une heure, nécessite sans cesse un effort physique (j'y adjoints, malgré l'autotracté, la course pour gagner du temps et me mettre un peu à l'épreuve), requiert des déplacements (déchetterie), implique maints désagréments (bruit, salissures...) et constitue un travail authentique ne pouvant se réaliser en même temps qu'une autre action. Mais je pense que je pourrais veiller sur un plat en sauce en même temps que je tonds, par alternances quand il faut vider le panier d'herbes toutes les trois ou quatre minutes : je mène déjà ainsi quantité d'activités intermittentes.
Une raison pour laquelle la femme est dévolue à la cuisine, ce n'est pas seulement que c'est en soi presque une anti-action et qui convient à sa paresse, mais plutôt que, outre la façon dont cela lui donne avantageusement l'air de contribuer à sa part du foyer, elle est de ces êtres qui se préoccupent de ce qu'ils mangent, tandis que l'homme n'y a environ pas d'intérêt et que, s'il cuisinait, il devrait sans cesse vérifier au préalable si la femme a donné son assentiment, et la manière dont elle exige que ceci soit préparé, et la quantité qui lui sied le plus, etc. La femme est toujours importunément attentive à des modes plutôt qu'à des actes : on n'a guère vu depuis longtemps, je pense, un homme se plaindre de manger toujours des pâtes ou des pizzas, tandis que la femme désœuvrée réclame comme un symbole de son ennui et de sa vanité la variété en son alimentation ; or, l'homme, qui s'en fiche assurément, préfère lui laisser le choix de ce qui a, pour elle et pour elle seulement, tant d'importance, au risque de la contrarier pour des vétilles et qu'elle boude comme c'est son usage. Par ailleurs, comme s'il fait la cuisine il est fréquent qu'elle critique ce qu'il a préparé pour se sentir irremplaçable, il finit par perdre l'initiative et la volonté de cuisiner puisqu'il s'en fait systématiquement moquer. Mais jamais il ne vient à l'esprit de l'homme de manquer à ce point de relativité et dedistance qu'il pourrait blâmer sa conjointe pour un plat raté : c'est là même un sujet si évident que la femme, souvent, lui prépare des plats qu'elle sait qu'il n'aime pas, parce qu'elle n'a aucune crainte que ce lui soit reproché (je ne connais personnellement aucun homme qui adore la courgette ou l'épinard). Elle apprécie d'être flattée pour sa cuisine, le demande même parfois avec plus ou moins de plainte exaspérée y compris quand elle feint de ne pas avoir entendu les félicitations (il lui est banal de ne plus prêter attention à ce dont on a l'habitude), mais jamais elle ne complimente l'homme pour ce qu'il lui a préparé, et c'est même tout l'inverse : si je réalise un barbecue à la cuisson parfaite (ce qui n'est possible que si elle se rend à table à l'heure qu'elle a initialement fixée, au même titre, et c'est logique, qu'elle l'impose quand elle cuisine, non un quart d'heure plus tard), alors, n'ayant rien à reprocher à ma cuisine, elle arguera sa lassitude de telle pièce d'animal, et ce sera pour elle comme si je n'avais aucun mérite.
J'ai tenu ce langage avec elle hier, lui représentant combien la cuisine, qui fait partie de ses « activités », est un travail de peu d'implication et d'effort – cette discussion n'alla pas bien, on s'en doute. Comme je lui signifiais, sans reproche mais en donnée objective, que la plupart de la cuisine ne consistait qu'en cuissons brèves et que le reste était acheté, elle argua, comme je m'y attendais : « Et que mangerait-on avec toi ? Qu'est-ce que tu as prévu par exemple pour demain ? ». Ce dut lui être une sorte de réflexe, je pense, parce que demain soir est au restaurant avec ses parents ; je répondis : « Qu'as-tu prévu, toi, à manger pour demain midi ? — Barbecue, me répondit-elle aussitôt. » Puis elle s'empourpra. C'est qu'elle ne parvient décidément pas à se figurer que, dans le barbecue, ce n'est pas le fait de prévoir et sortir la viande qui coûte une action, mais la cuisson ; or, la cuisson du barbecue, je suis le seul à m'en charger, en quoi une femme qui se contente de dire « barbecue » a encore la sensation d'avoir fait la cuisine.
J'y pense : le travail est décidément incommunicable ; deux personnes n'ayant à l'action pas du tout la même relation d'intensité se disputent toujours avec le sentiment d'en faire plus ; c'est la relativité essentielle du travail, chez un Contemporain qui tient particulièrement à vanter sa contribution. Le seul moyen de les départager est de faire publier la liste de leurs activités : l'un y inclut des actions considérées dérisoires par l'autre et qui ne comptent pour rien dans le recensement de ce qu'il estime « faire », de ce qu'il juge des « actions », de « vraies actions ». Il ne me viendrait pas à l'esprit, par exemple, d'y ranger que j'ai récupéré les enfants à l'école, acheté du pain, posté une lettre, vidé le lave-vaisselle ou dressé le couvert (je n'entends, disons, une « activité » qu'à partir d'une dépense d'environ une demi-heure) ; or, j'ai déjà entendu des personnes y mettre qu'ils avaient assisté à une livraison, écouté des personnes parler, dépensé de l'argent, envoyé un message, ou même (je le jure)... pressé la chasse d'eau des toilettes.
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