Pourquoi la fin d'un amour n'est jamais malheureuse chez les hommes véritables
Une femme qui quitte un homme-fait, voilà qui n'est pas de quoi beaucoup affliger cet homme. Il conçoit et réalise sa vie comme une œuvre, il n'a d'égard que pour l'œuvre de sa vie qui répond à un idéal ; or, telle femme ne s'accorde plus avec cette valeur : comment pourrait-il l'aimer encore, et la retenir ? Il entérine ce départ à peu près comme on consent à celui d'une personne qui vous a dit qu'elle déteste votre intérieur et qu'elle juge vos fils mal-éduqués. Elle ne l'aime plus : soit ! donc elle n'aime plus son sens, car ce n'est pas comme si sa vie à lui était un hasard indépendant de son effort, ce n'est pas comme s'il s'était simplement « laissé aller » ; toute son existence est une volonté ; or, elle ne l'aime pas, par conséquent elle n'aime pas, ou n'aime plus, ce qu'il aime : comment même pouvait-il encore l'aimer jusque-là ?
Chez l'homme véritable, il n'y a rien à regretter à un amour perdu : elle s'est détournée de lui, il n'avait donc plus de raison de l'aimer puisqu'il tâche sans trêve à être ce qu'il aime ; et il a dû le sentir au préalable, quelles que soient les consolations qu'il se faisait d'une présence femme. Ce n'est pas triste, non : tout est rentré dans l'ordre, car désormais plus personne ne fait semblant. Mais celui qui aime mal, celui-là seul peut trouver à la séparation un déchirement qui soit un préjudice : il perd une puissance, il s'affaiblit, car aimer mal, c'est trop compter sur des formes extérieures, sur des traditions, des promesses ; aimer mal, c'est vouloir des sentiments inconditionnels qui relèvent d'un contrat et non de la teneur des objets qu'on aime. On vit mal quand on aime mal, parce qu'on aime pour garder un privilège, par possession pure, sans en renouveler le mérite, sans s'élever à la hauteur de cet avantage. Aimer mal, c'est nécessairement être un sous-homme : c'est vouloir garder à soi ce qui n'est à soi que par contingence. Celui qui aime mal ne se satisfait qu'à maintenir, c'est pourquoi il a peur, et pourquoi sa peur se change en désespoir : ayant échoué à conserver, il est dépossédé de son principal objectif, et il devine qu'étant redevenu seul il ne lui reste rien puisqu'il n'était rien par lui-même.
Je ne veux pas décrier qui me quitte, mais si elle fait cette erreur – parce qu'après avoir tant agi avec excellence je ne puis considérer ce départ autrement qu'une erreur –, c'est qu'elle ne veut pas aimer dans la direction où je contemple, c'est qu'elle n'admire pas ce que j'adore et où j'essaie de me transporter ; or, je ne puis pas aimer non plus celle qui ne regarde plus à ce que j'incarne. Tout homme véritable est une allégorie d'idéal. Un homme sain, rationnel, viril, entier, actif et qui ne se trompe guère, ne redoute pas l'injustice des femmes : qu'elles quittent le navire si elles veulent, c'est qu'elles n'approuvaient pas la destination pour laquelle ce bateau est fait et perfectionné. Le navire n'a perdu qu'un passager récalcitrant : il voguera mieux, plus léger de se savoir sans une ombre sous ses voiles. Jamais un passager ne devrait désirer refaire la forme du navire : c'est au port que de tels travaux se réalisent, il est trop tard une fois parti. Si le passager s'est trompé de navire, qu'il s'en aille pour un autre trajet, mais c'est bien celui-ci auquel s'est destiné ce vaisseau : le vaisseau n'a pas à soupirer après un clandestin morfondu avec désagrément.
Voici pourquoi chez un tel Homme, dans ce monde d'hommes et de femmes négligents il n'existe pas d'amour malheureux : c'est qu'en effet on ne trouve guère quelqu'un qui tâche à se grandir si fort qu'il ne soit pas à la hauteur trop facile de qui il aime. L'amour chez nous est un étrécissement universel – confort et contentement –, une réduction vers le plus aisé. Ne peut pleurer de la séparation que celui qui sait avoir mérité cette séparation : pour l'homme-fait qui a toujours réalisé sa dépense totale, il n'y a rien à regretter, il n'aurait aimé être personne d'autre. Elle avait fini par ne plus reconnaître sa destination, elle n'était déjà plus du voyage, le cap ne lui convenait plus, partant le capitaine : certainement, elle s'était mise à convoiter en-deçà du point où il ambitionne, de sorte qu'au fond ce n'est pas elle qui l'a quitté, il l'a laissée en chemin derrière lui, et il est resté fidèle au moins à lui-même, il s'est débarrassée d'une ancre, fût-ce une ancre flottante.
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