Pourquoi l'on contrarie ceux qui ne nous comprennent pas
Le lecteur contemporain ne veut rien avoir à faire avec l'analyse : c'est un feuilleteur épidermique, amateur de feuilletons, et qui s'impatiente vite et tient à avoir raison sans examen. Son amour-propre ne daigne pas savoir qu'il peut manquer à comprendre quelque chose, et sa conviction démocratique, incorporée en instinct, lui intime qu'un auteur difficile est par défaut un aristocrate délibérément hermétique qui se dissimule et se vante. Le propre d'un écrivain de talent est pour lui d'être immédiatement accessible, ce qu'il appelle universel, tant lexicalement que moralement, de façon à le confirmer : il estime qu'un grand auteur est un homme qui dit avec joliesse ce qu'il pense déjà, ce qui lui est largement flatteur puisqu'ainsi il se suppose une pensée juste. L'art devient alors pour lui simplicité, ce qui est très commode pour des simples d'esprit.
Il n'existe pas de Contemporain tant véritablement humble, malgré ses prétentions en la matière et ses tendres dispositions à aimer ce qui lui ressemble, que, sur une phrase qu'on écrive sur un réseau social et qu'il ne saisisse pas, il demande doucement de l'expliciter parce qu'il lui semble que cela pourrait l'intéresser. Si au surplus la phrase a le malheur de paraître s'opposer à ses « valeurs », par exemple en induisant un désaccord, il calomnie et lance avec le plus grand entrain collectif les allègres accusations ad personam de pédantisme et de fatuité. C'est qu'il faut bien entendre que ce lecteur se défend et que sa morsure procède de ce qu'il est acculé : le propre du vivant est d'attaquer quand il se croit en péril. Admettre que sa compréhension est déficiente reviendrait à reconnaître qu'il lit avec distraction, même que sa méthode pour lire est généralement superficielle, qu'en réalité il ne sait pas lire : il sent en loin suffisamment ce blâme profond pour risquer de blesser l'estime qu'il entretient à l'égard de sa « culture » et de son « attention ». Tout au plus ne concède-t-il l'effort de relire une phrase qu'il n'a pas comprise que s'agissant d'écrivains dont la gloire est déjà installée, oui mais il ne suppose pas qu'il existe des écrivains actuels et inconnus qui soient dignes d'une telle application.
La littérature est au passé, pour lui, les références sont lointaines parce que les nouvelles ne se sont fondées que sur un critère de facilité : « Le temps des livres est passé », écrivait Léon Bloy, et c'est bien la faute du lecteur. Ce n'est pas, cet état de fait, ce dur rapport, pour exprimer que nous serions des poètes maudits ou délaissés, injustement traités – on n'a pas cette volonté élégiaque de purgation pour se consoler –, mais on constate avec une objectivité impitoyable et démontrée, avec une neutralité de science, que le Contemporain se plaint d'emblée de ce qu'il ne veut pas relire, y compris pour des extraits qui ne posent pas de difficulté à un lecteur normal selon nous, qu'il s'exaspère en disproportion pour avoir seulement manqué à comprendre une expression. C'est manifeste, il estime qu'il n'a pas le temps pour vouloir comprendre, qu'un tel travail se situe hors du domaine du livre, que c'est une importunité de faire un effort en lisant. C'est bien sûr qu'il ne lit que pour se divertir, en quoi il ne lit pas, n'a jamais su lire, en quoi il ignore de toute sa vie ce qu'est un livre et la manière dont il faut se compléter d'un texte, et non y adhérer, pour que cela serve en quelque chose, pour que cela ne soit pas qu'une distraction. Il se dépayse, mais sans jamais changer de pays intérieur : il se visite lui-même mais avec des formes qui font étranger. On voit à ses remarques outrées que son mode de lecture ne consiste jamais en curiosité vers l'altérité ; ce qui n'agrée pas sa mentalité doit être volontairement alambiqué et écrit avec aigreur et provocation ; on le sent aussitôt à la manière dont il se vexe, refusant de lire autre chose de vous pour s'imprégner, vous défiant paré de ses mauvaises fois, se contentant d'une réaction de déni : ce malentendu touche un fondement de lui-même, et il réagit à une critique plus globale de son être, pourtant informulée. S'il ne devine pas vite ce que nous formulons, ce n'est pas que notre langage dépasse le sien, ce n'est pas qu'un texte doit justement se porter au-delà de l'évidence et de l'unanimité, ce n'est pas que nous tendons vers quelque littérarité de bon aloi, c'est qu'on pose et qu'on fait exprès d'être perturbant : ce qui n'accède pas immédiatement en lui est d'évidence une mystification et un excès intellectuel. Nous « manquons de cœur », le plus souvent. Sommes snobs. Faisons de la contradiction. Nous feignons l'artiste.
Je n'ai, je crois, jamais lu ainsi, du moins de longtemps : un livre aisé n'est pas un livre pour moi, un livre qui ne me demande aucun mouvement, dont la réflexion est déjà populaire, inscrite dans le proverbe et l'opinion ; il ne m'enseigne rien, il ne me change pas. Jamais il ne me viendrait à l'esprit d'accuser un écrivain – fût-ce un écrivain de réseau social – de « faire le malin » si je n'atteins pas cette confirmation par l'analyse d'autres textes de lui, ce qui nécessite de lire amplement et avec philologie. L'écrivain qui m'échappe par sa complexité obtient ou mon bénéfice du doute ou mon désintérêt si j'estime n'avoir pas l'envie de vérifier la pertinence de son propos, et c'est la seule attitude saine : pourquoi irais-je agresser un inconnu parce qu'il parle une langue que j'ignore, même si sa langue me paraît critiquer ce que j'apprécie ? Mais une telle vérification, méticuleuse et d'un certain scrupule, avant d'aboyer et de mordre n'est certes pas une lecture contemporaine. Ceux qui vous insultent en se rangeant du côté des foules qui, comme eux, n'ont pas compris, n'ont jamais lu un livre – mais ils ont lu Hugo et à présent ils lisent Musso – et ne savent pas comment appréhender un paragraphe difficile : ils voient que ce n'est pas du tout la « matière de livre » dont ils ont l'habitude. Nous lisons, nous, beaucoup d'auteurs véritables dont nous rendons des critiques détaillées, et nous sommes nous-mêmes de véritables auteurs avec une formidable exigence de clarté et de style sans pour autant aspirer à l'innovation chinoise, et lorsque nous émettons un commentaire de quelque « dépassement », tout un siècle de vulgaires nous conspue comme la charogne investie par une nuée de mouches pour la dissoudre. Et cela donne, par exemple, quand ils ont vaguement tenté de nous lire et constaté dès l'abord qu'ils n'étaient pas disposés à un livre : « Bon, je l'ai commencé, je ne l'ai pas fini. Peut-être que j'y reviendrai un jour, mais il faut avoir le temps... le temps pour patauger dans les longues, longues phrases, qui semblent parfois ne mener nulle part. Les personnages ne sont pas spécialement attachants mais l'histoire en elle-même est intéressante, et j'aimerais voir comment elle se termine. Peut-être à la retraite ! » Cela donne aussi, quand ils n'ont même pas essayé la lecture, sûrs de leurs présomptions : « Houla ! houla ! D'où vous vient autant de suffisance M. Henry War !?... En tous les cas j'ai compris déjà que vous n'étiez pas Professeur de français, ça c'est sûr et certain !!! en fait, je me demande quelle est votre profession pour être aussi hautain et aussi méprisant !!!! J'ose espérer que vous avez des circonstances atténuantes ! ... Pas de parents pour vous éduquer peut être ! pas d'études sur les bancs de la Fac ou autres raisons ! je m'interroge!!!... Heureusement que je connais des tas de gens qui n'ont peut être pas un niveau d'études mais qui « brillent » par leur intelligence, leur respect, leur culture autodidacte et autres et qui ne regardent pas l'autre « d'en haut » comme vous le faites, ces personnes là sont très courtoises et c'est un plaisir de les fréquenter... Allez allez essayez d'analyser votre « étrange » comportement vis à vis de nous ! »
Sic scribunt et legunt : c'est de cette « humilité » que je parle. Pourtant, nous n'en tirons aucun scandale pourtant parce que nous n'en sommes pas surpris : ceci est si prévisible ! Nous ne sommes pas – il faut finir par l'entendre – des auteurs-pour-Contemporains en ce que nous sommes artistes : un artiste n'écrit ni ne lit avec ce peu de conscience où le Contemporain veut se reconnaître. Tôt ou tard, il faut percevoir, en cette scission d'humanité dont j'ai déjà parlé, la différence essentielle qui existe, au même titre qu'entre un « film » et du « cinéma », entre un livre et de la littérature. C'est en quoi, en quelque sorte, Bloy avait tort et aurait dû écrire – mais c'est bien ce qu'il signifiait alors – non pas : « Le temps des livres est passé » parce qu'il y en aura toujours en quantités qui donnent l'illusion à l'imbécile d'aujourd'hui qu'il ne savait pas de quoi il parlait, mais bien : « Le temps de la littérature est passé. »
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