Pourquoi l'amour étale exaspère
« La tranquillité en amour est un calme désagréable ; un bonheur tout uni nous devient ennuyeux ; il faut du haut et du bas dans la vie ; et les difficultés qui se mêlent aux choses réveillent les ardeurs, augmentent les plaisirs. »
Je ne prends pas Molière pour un philosophe, et ne prétends pas que Scapin soit plus qu'un comique de caractère auquel il faut de ces doctrines malines et impertinentes, intervenues avec une ponctualité de théâtre, souvent fausses et même si creuses qu'elles ne valent ni comme vérité ni comme paralogisme, et écrites pour construire un personnage selon un unique souci de rappel et de vraisemblance. Cependant, cette citation de hasard et de mécanique, incitée par le modèle d'une espèce d'insolence superficielle, comporte une profondeur, qui est que même l'amour, quand il n'est pas traversé de vicissitudes, suscite l'angoisse et l'irritation, comme une sorte de révolte.
L'inconvénient de l'amour égal, fût-il d'intensité élevée, c'est qu'il atténue la sensation de la passion en la nivelant de constance, ce qui ne manque pas de produire de la frustration au romantique insistant. Par défaut de contraste et faute de risques, on n'en tire qu'une monotonie peut-être rassurante, et l'on en perd l'aspect divertissant et pimenté, tout le jeu des extrémités qui en fait souvent sa justification inavouée – un tel amour n'est pas pour les équanimes. C'est pourquoi l'on voit souvent les amants se fabriquer des problèmes et des excitations, et s'altérer l'humeur, et se créer du suspense, se compliquer singulièrement, susciter provocations, disputes et réconciliations superficielles : c'est qu'une exaspération a surgi de la régularité du couple et qu'ils ne peuvent se satisfaire de l'ordinaire de celui dont la normalité ne saurait surprendre ; alors est venue cette impatience perturbée et ce désir de frivolités. On cherche à convoquer des altérations, des sursauts et des crises où, si l'amant s'y dérobe, on lui en veut d'établir la relation sur une ligne routinière et fiable. Ainsi parfois aime-t-on que l'amant soit « imprévisible », fût-ce pour être inexplicablement tyrannique, parce que les regrets et les pleurs qu'on exhale, avec les réconciliations, rehaussent la banalité de l'amour et font des impressions de particularités et de grandeur.
Je ne blâme pas ce ressort – on sait combien j'admets l'amour une extension de la vie et des plaisirs –, mais j'en déplore l'artifice, parce qu'on sent alors que ce qu'on aime en autrui n'est qu'une interaction avec soi-même, même que certaines variétés de cette interaction, qu'on ne cherche pas un être (qui en tant qu'identité est toujours uni) mais des effets disparates comme issus d'une multitude alternative, que c'est soi qu'on veut entretenir par des divertissements et contre l'ennui, et qu'on se lasse de l'amant dès qu'on en a épuisé la découverte, preuve à la fois que l'être était d'une teneur relativement piètre, et qu'on a pour ceux qu'on aime des illusions égocentriques et disproportionnées. Certainement, cette lassitude et ces tentatives de rehauts ne se produiraient pas sous deux conditions opposées : si l'amant était au quotidien une personne admirable car alors les témoignages de son être normal suffiraient à raviver l'amour, ou si l'on pouvait à loisir multiplier les amants parce qu'il suffirait d'éviter au moins temporairement le contact de celui qu'on connaît trop et de venir à un autre qui provoque encore l'inattendu pour ce qu'il est (non pour des simulacres). Ainsi, on ne se sentirait pas le besoin de composer des situations d'émoi pour redonner des couleurs et de la valeur à l'amour.
Après avoir admis et intériorisé ce phénomène, on comprend, ainsi que le suggérait Nietzsche, qu'on s'attache plus à des signes extérieurs d'amour qu'à la personne qu'on aime, et que si l'on en exige des changements d'états plutôt qu'une permanence d'être, cela signifie qu'on aime relativement à soi et non à des essences objectives, qu'on n'adhère qu'à soi et que l'amour ne nous est important qu'en fonction des réactions diverses qu'il provoque en soi, au point de vouloir modifier régulièrement son rapport à l'amant, c'est-à-dire sa propre image pour se croire varié et adaptable. On ne veut pas admirer ce qui est supérieur, on réclame seulement une distraction aussi perpétuelle que possible. On exige des péripéties avec le conjoint, alors on les façonne de toutes pièces parce qu'on est entravé, pour les vivre de manière authentique, par la fidélité qui oblige à des habitudes décevantes, et même par le conjoint lui-même qu'on met en devoir – presque en demeure – de procurer les insignes d'ersatz de changement. Il est si difficile de se contenter d'un amant seul, a fortiori d'un amant si dénué d'envol qu'il est fidèle ! Autant simuler de l'infidélité sur commande, sécurisante et restreinte parce que, fictive, on la peut rattraper en temps voulu, en repentirs de cinéma, c'est le but des « scènes » conjugales, du pittoresque postiche, entortillé, improvisé, des faux malheurs et des conflits désirés : instaurer du drame. Mais l'amant psychologue en devine les motifs et les dissout en arguments, révélant l'insatisfaction nerveuse, hystérique, de la constance, dont ne peuvent se débarrasser les êtres autocentrés qui n'ont rien à faire qu'à s'entretenir des engouements et des heurts. Il prend en condescendance et en dérision ces excès bizarres en les expliquant comme autant de signes du détournement de soi ; il devient une sorte de sage, inaccessible, un docteur, un père. Il quitte la position typique de l'amant : il est trop occupé pour se livrer à des mascarades...
Le remède probable à cette quête assez insensée d'émotions fortes peut se situer dans des succédanés moins superficiels et factices, comme l'humour et la sagacité. L'humour est un moyen efficace de suppléer les inconstances qu'on fabrique et impose en ce qu'il provoque des extases d'euphorie, et la sagacité des extases de profondeur : c'est ainsi toujours la stimulation de nouveauté qu'on cherche et rencontre, c'est-à-dire la surprise, le changement d'humeur vers un état plus instable mais riche en excitations. L'espèce d'élan et de fascination qu'on trouve à des improvisations de comique ou de pertinence est de la nature des inégalités émotionnelles qu'on atteint par des affectations irrationnelles de conflit ou de projets : il y a quelque chose de « perpétuellement inhabituel » – je n'entends pas cet oxymore comme une contradiction – dans l'émoi entraînant ou stupéfiant qu'on vit en la découverte d'une plaisanterie ou d'une réflexion supérieure, et c'est sans doute pourquoi on ne doit pas s'étonner d'associer la faculté comique ou philosophique à l'érotique : c'est que l'amant renouvelle par ce qu'il est, et non par l'effet d'un agent extérieur, ce sel émouvant qui attache quelqu'un à ses propres évolutions intérieures, autrement dit on se sent altéré dans son amour par l'imprévisible du rire ou de la pénétration, et c'est surtout ce qu'on recherche en amour, ce bénéfice pour soi, cet aléa qu'on reconnaît un signal ou un révélateur d'amour, tant l'amour – je ne lui en fais pas reproche – est foncièrement égoïste. Apprendre à renouveler le plaisir des variations sentimentales devrait être la première leçon de l'amant, mais c'est une leçon qui ne procède point de trucs appris par cœur et tirés du manuel comme l'inculte contemporain aime à en apprendre pour poser, car c'est celle où l'on doit prouver sa faculté à sincèrement improviser sans répétition, c'est-à-dire à changer et à se surprendre, à témoigner qu'il sait s'approfondir, car tout humour et toute philosophie récurrents sont sujets à lassitude. Il faut reconquérir sans cesse le droit, la légitimité à gagner la conscience d'un autre, et à le bouleverser pour ne pas qu'il sente le désir d'autres stimulants, et se détourne : cela implique déjà de quérir, pour et par soi-même, et sans tarir, l'autostimulation mentale.
Enfin, je tire de ces inconstances contrefaites une analogie avec la sexualité : c'est que, quand une position sexuelle devient banale et que le partenaire s'y habitue avec nonchalance, fût-ce une nonchalance de béatitude diffuse, cela irrite parfois suprêmement au point de susciter des manipulations brutales qui sont presque faites pour infliger du mal. La différence, je trouve, vient de ce que la violence qu'on exerce alors est en général un plaisir pour deux partis, tandis que le trouble qu'on provoque dans une relation amoureuse en y interposant des histoires et des lubies relève toujours d'une importunité pour celui qui les subit – il y a aussi que la monotonie des positions sexuelles, qui me semble fatale et naturelle, ne remet peut-être pas foncièrement en cause la qualité de l'amant. Dans les deux situations, on veut réveiller la relation, mais dans la sexuelle on y parvient avec un moyen qui profite réciproquement aux amants (parce qu'il ne doit guère en exister qui tienne à faire l'amour toujours de la même manière), tandis qu'un être émotionnellement stable, presque insensible et qu'on ne peut aimer que pour sa rigoureuse impassibilité comme moi, pâtit de ne vouloir affecter des variations sentimentales et de résister à celles qu'on aimerait lui susciter ; c'est-à-dire que j'abandonne tôt une femme qui tient à disputer, et je ne lui réponds patiemment que des raisons irréfragables et froides qui déçoivent ses élans de chaleur et de mutabilité ainsi que la résistance qu'elle voudrait provoquer ; je suis peu entraînable à ses sautes, j'y offre peu de prises ; je l'abandonne à ses caprices plutôt que je ne la gifle, je l'ennuie partout où elle veut une exaspération, je la laisse à ses passions et résiste à m'y entraîner, de sorte qu'en effet cela manque d'effusions. L'avantage que j'y trouve, c'est qu'on ne peut m'aimer que pour moi-même, puisque je ne feinspas par accès comme les autres, en sorte que me faisant connaître ouvertement, si je suis aimé dès l'abord profondément, il n'est alors nulle raison que je ne le sois pas durablement, en sorte aussi que si je suis extrêmement difficile à aimer sans doute, c'est précisément par où je suis extrêmement facile à vivre.
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