Pour l'interdiction du mariage civil
Je n'affirme pas qu'il est absolument impossible d'être heureux en mariage, même plus de dix ans, ou même toujours : une condition pour cela, et qui peut se rencontrer fréquemment, c'est qu'aucun des mariés n'évolue assez, ne s'améliore ni n'empire, pour désirer quelqu'un d'autre : de fait, si chacun reste identique ou similaire à ce qu'il était au moment du mariage, il n'aspire pas à mieux ni ne ressent l'impression d'un déclin. C'est la caractéristique récurrente du mariage satisfait : nul ne s'aperçoit que le conjoint s'est dégradé ou ne s'est élevé pour avoir envie de mieux ; la permanence, du moins l'égalité de progrès ou de dégradation, est ainsi une nécessité si l'on veut ne jamais regretter son couple, de sorte que les mariés contents consistent en esprits immobiles, c'est-à-dire au moins immobiles l'un par rapport à l'autre, ou parce qu'ils stagnent ensemble, ou parce qu'ils grandissent ou régressent tous deux en même proportion.
Cependant, qu'un mariage puisse être durablement agréable ne signifie rien encore en sa faveur, ni au bénéfice de sa légalité : on peut certes se sentir profiter mutuellement de cette institution qui lie deux êtres ensemble, mais il est non moins plausible qu'en majorité le mariage procure de l'inconfort ou du malheur, et je suis certain qu'on peut aussi trouver bien des cas où un esclave et son maître croient tirer un profit mutuel de leur association, sans pour autant que l'esclavage mérite la légalisation. L'idée est d'ailleurs étrange : ce qui à l'occasion satisfait deux partis permettrait tout contrat entre eux et généralisable à l'ensemble de la société ? Tolère-t-on légalement qu'un sadique inflige des blessures à un masochiste au prétexte que celui-ci n'y voit pas d'inconvénient ? N'y a-t-il pas en ce partenariat quelque chose de glissant qui échappe aux compromis admissibles et qui doit être extrêmement réglementé en le considérant au moins au titre d'exception ? Est-ce que la situation d'un homme qui consentirait à être assassiné par un autre doit offrir la légitimité à cet autre d'accomplir l'assassinat, et la société doit-elle assumer par défaut et sans surveillance scrupuleuse la légalité d'un tel contrat ? Ne lui faudrait-il pas au moins s'assurer qu'un bonheur réel et sans alternative soit bel et bien à l'origine de ce contrat d'exception ?
Une circonstance notable qu'on doit considérer en l'institution d'un rite concerne l'effet que ce rite produit sur la société en son ensemble ; or, je crois avoir assez montré que le mariage est avant tout un contentement et que la fidélité induit individuellement une perte de progrès personnel parce qu'on ne ressent plus alors le besoin d'être plus vastement admiré : c'est le cas typique de la femme musulmane qui, belle avant son mariage, ne tire plus aucun avantage à se maintenir en beauté et prend de l'embonpoint dès après la cérémonie : le cas est éloquent en ce que la plupart des musulmanes, ne s'admettant ensuite nulle opportunité de tromperie, résolues au foyer et disposées à respecter par Dieu leur engagement, assument totalement les termes du mariage – où l'on peut supposer que la femme qui, au contraire, se maintient élégante, considère toujours quelque peu la possibilité de l'adultère, et c'est où se rassure le Musulman quant au déclin des beautés de sa femme et à la conservation de celles des autres, étant pour lui le signe qu'elle ne songe point à convoler. Sans mariage, il ne fait guère de doute que chacun chercherait perpétuellement à se montrer désirable et qu'on ne rencontrerait pas fréquemment la stagnation de vertus intellectuelles et physiques qu'on constate communément et avec tant d'évidence chez le Contemporain : il en résulterait alors un profit social, même si aujourd'hui on trouve encore un « vice » à promouvoir la variabilité des partenaires, quoique cette appréciation négative se nuance à présent à la fois d'une désaffection pour le mariage et de la promotion d'autres formes de sentimentalité comme le couple-libre – ce n'est qu'une question d'habitude, et rien de plus, et l'on ne voit pas que ces jeunes gens aux mœurs moins traditionnelles soient particulièrement monstrueux. D'ailleurs, la manière de contentement et de stabilité dont se vantent les couples longuement fidèles ne fait pas une telle impression de sagesse mais plutôt de résignation qu'on lui confond : au prétexte de respecter une coutume, on s'est perpétuellement compromis (on a fait des compromis, si l'on préfère), de sorte qu'on n'a pas réfréné ses « péchés » ni qu'on s'est abstenu de « faire le mal » mais tout bonnement qu'on s'est empêché d'être « ce qu'on est », comme si tout désir intérieur situé hors des conventions du mariage était forcément inhumain : c'est toujours à force de réduction et de limitation de soi qu'on devient le marié content, et c'est seulement l'usage qui fonde la morale, qu'on ait été fidèle parce qu'on n'a jamais rencontré des opportunités d'adultère ou parce qu'on s'est engagé à l'être.
Or, justement, une autre circonstance considérable dans l'autorisation d'un rite, c'est de vérifier qu'il ne s'oppose pas aux principes fondamentaux, notamment constitutionnels, du pays où il s'exécute ; et par Constitution, j'entends la définition des propriétés imputables au citoyen, et qui sert de fondement à toutes ses législatures dans la mesure où l'on y cherche à déterminer l'essence des êtres qu'elles se proposent de gouverner. Il ne s'agit pas seulement d'une simple devise comme « liberté, égalité, fraternité » (la Déclaration d'indépendance des États-Unis par exemple ne contient pas « fraternité » et admet des valeurs qui nous semblent curieuses comme « la recherche du bonheur »), mais de la conception même d'un homme supérieur tel que toutes les lois convergent vers cet accomplissement. Une Constitution propose de présenter, en termes succincts, à la fois l'essence de l'homme contre laquelle il serait vain de lutter, et ses tendances regrettables, corrigibles mais pas intrinsèques qu'il faut restreindre (car s'il s'agissait d'attributs essentiels, ce serait admettre que c'est contre l'homme lui-même que se dirigent ses lois). Par exemple, si tout homme est estimé égal en droit, alors l'esclavage n'est pas permis ; ou si l'on admet la confraternité des hommes, on offre la possibilité de systèmes d'assistance réciproques – c'est ce que n'induit guère la Constitution américaine. Ainsi, une question récente, soulevée par la possibilité d'introduire dans notre Constitution le droit à l'avortement, suppose que dans la définition même de la femme entrerait l'idée de la pleine possession de son corps y compris contre ce qui pourrait y avoir été introduit, fût-ce un embryon ou un fœtus : c'est donc bien un enjeu de nature constitutionnelle d'établir si la femme est ou n'est pas foncièrement un « être qui peut faire de son corps ce qu'elle veut », en quoi je pense que la considération de la propriété de la femme comme « personne librement avortable » peut être de nature constitutionnelle.
Mais ce qui me préoccupe est de supposer que le mariage ne nuit point aux propriétés essentielles que notre société admet universelles en l'homme. On reconnaît chez nous la liberté, mais on entretient un contrat qui enchaîne deux êtres l'un à l'autre et qui le plus souvent emmêle leurs possessions respectives. On suppose aussi que l'altération progressive, logique et presque nécessaire que connaîtront ces êtres n'implique pas la légitimité de leur séparation : on enchaîne et cloue littéralement l'un à la présence de l'autre, au point que l'infidélité dans le mariage est ou fut un motif de dégradation, après le divorce, de certains droits de la personne adultère – qu'on rappelle le procédé du flagrant délitpar lequel l'époux ou l'épouse faisait constater par huissier la « faute » pour dissolution du contrat de mariage à son avantage. On accepte donc qu'à défaut de certitude sur ce qu'il sera ou voudra, un être s'assujettisse à un autre, promette à l'aveugle et fasse des vœux en faveur d'un avenir qu'il ignore et d'une personne dont il ne peut prédire l'avenir, en une possession exclusive qui risque de prendre les aspects d'un esclavage domestique. On sait pourtant parfaitement que les sentiments tel l'amour évoluent toujours avec le temps – c'est en soi une propriété évidente de l'homme –, mais on établit quand même un régime où il n'est guère permis à l'individu de revenir sur sa décision d'aimer y compris si la personne autrefois aimée a cessé d'être aimable ; je veux dire que nos lois permettent une telle aberration. Si l'on considère que l'être humain est par essence changeant et doit donc avoir le droit essentiel de changer, il ne faut pas autoriser l'anomalie du mariage : le changement alors reconnu pour légitime de personnalité ou de goûts chez l'humain doit interdire la séquestration de la personnalité ou des goûts à l'égard d'un sujet, c'est une question de cohérence. Or, on a créé une législation prohibant le changement d'êtres même si on ne les ignore pas foncièrement changeants ! Et il faut voir que ce contrat n'a rien de superficiel comme un contrat commercial, qu'il ne s'agit pas de circonstance provisoire liant des intérêts par exemple mobiliers entre partis qui n'ont rien à péricliter en termes de droits fondamentaux : on peut fort bien reconnaître que l'homme est un être qui a intrinsèquement besoin de former des alliances et de s'en enrichir, mais ce besoin et la nature des contrats afférents ne doivent pas nuire aux caractéristiques humaines – c'est pourquoi par exemple une dette chez nous ne peut se reporter sur l'enfant que s'il donne son accord, c'est pourquoi aussi un contrat commercial est par principe soluble même si c'est au préjudice du demandeur selon les termes stipulés au contrat. Mais le mariage induit la négation d'une propriété humaine fondamentale, à savoir la mobilité intellectuelle et affective de l'homme, et qu'on ne saurait réfuter. Le système du mariage est d'ailleurs très clair depuis toujours, admettant la succession suivante : d'abord, les « fiancés » font tout pour se séduire et se plaire et réalisent ainsi une façon de tromperie plus ou moins décelée et consentie qu'on nomme séduction ; puis après le mariage l'effort diminue graduellement, les mariés ressemblant de moins en moins à l'image qu'ils souhaitaient transmettre au départ, et ne s'en souciant plus guère ; enfin, les deux conjoints doivent trouver des prétextes plus ou moins fallacieux pour se supporter. Et il faut, sur ce déroulement parfaitement connu de tous sauf peut-être des jeunes mariés, que la société permette ce lien administratif qui, pour n'être pas indéfectible, favorise individuellement emprise, hypocrisie, frustration et culpabilité morale ? Eh quoi ! un mariage n'est-il pas au juste le droit de possession d'un individu sur un autre, et l'établissement d'une propriété réciproque et exclusive entre eux ? Et pourquoi se marier même symboliquement sans cette idée ? c'est bien elle qui est au cœur de toute valeur associée au mariage. Donc, en France, la loi donne aux gens le pouvoir de s'acheter, fût-ce sans argent et par promesses échangées ? Il est heureux qu'on y ait supprimé l'esclavage !
Vraiment, je crois que le mariage fait honte à nos institutions et devrait tout simplement être prohibé. Je ne parle pas bien sûr du mariage religieux, puisqu'après tout on peut s'engager personnellement face à son Dieu de tout ce qu'on veut et s'en faire inconditionnellement une parole d'honneur, mais quant au mariage civil, je prétends que la société devrait l'avoir examiné avec plus de prudence puisqu'il est inconstitutionnel, et qu'il ne s'est maintenu que par tradition religieuse qui, chez le peuple français, tolère toutes les exceptions : on n'a pas voulu réfléchir à la teneur essentielle du mariage parce qu'il était déjà là et insinué loin dans les mœurs, l'on a continué d'y attacher des « valeurs » qui ne sont que chrétiennes – l'abnégation surtout –, et on a trouvé que c'était décoratif et gai, que cela constituait une preuve même païenne d'amour, on n'a surtout pas osé s'en prendre au rite parce qu'une telle opposition eût semblé signifier qu'on n'aimait pas, et comme après tout cela ponctuait la vie avec des cérémonies où l'on apprécie d'être invité, on a conservé cet usage, sans y réfléchir, ainsi que les peuples stylés à poursuivre les us auxquels ils refusent de songer. Mais les arguments en faveur du mariage me semblent tous médiocres, par exemple qu'il sert à établir la paternité et constitue la sécurité de l'enfant : la naissance d'un bébé n'implique-t-elle pas automatiquement la recherche des parents, mariés ou non, et, quand le foyer est fondé sur une illusion de solidarité invincible, n'est-ce pas là que, faute d'avoir été assez considérée, la rupture s'annonce un chamboulement extraordinaire ? – qu'on songe à des foyers où les parents pourraient se mettre d'accord pour se quitter et revenir : croit-on que le seul lien du mariage est ce qui fait renoncer à abandonner ses enfants ? Pourquoi faudrait-il que la succession dépendît seulement du mariage ? je ne conçois rien en faveur d'un tel usage, et j'ignore en quoi la parentalité serait question de cérémonie et de contrat. Encore : la communauté de biens qu'établit arbitrairement le mariage (je parle d'arbitraire parce qu'elle prive l'un des conjoints de sa légitime prétention à l'apport financier majoritaire, apport qui est bien un fait ; or, quelle est la valeur d'une loi niant la vérité objective ?) permit longtemps à des femmes au foyer de s'assurer que le mari subviendrait toujours à leurs besoins et qu'elles ne seraient pas démunies à l'instant du divorce ; or, la Constitution ne proclame-t-elle pas le devoir pour tout citoyen de chercher un travail ? Quelle dépendance on entretient ainsi en incitant peut-être des femmes à renoncer à leur place dans la vie active ! Quant aux impositions communes, j'ignore pourquoi on en fit l'avantage exclusif aux couples mariés : c'est un biais rétrograde qui ne s'accorde même plus avec l'état de la société actuelle où les couples, donc les foyers fiscaux, ne sont pas mariés...
Mais surtout, on n'a pas assez imaginé le progrès spectaculaire d'une société qui vivrait en-dehors du mariage, aussi bien en termes de mœurs que d'individus : chez nous, le mariage est, après les études, l'étape par laquelle le Contemporain cesse de s'améliorer, et il constitue l'influente sclérose qu'une législation conservatrice incite à adopter, faute d'avoir réfléchi aux effets délétères d'une société dont les citoyens estiment devoir s'appartenir deux par deux. Cet homme a acquis d'abord un métier, puis un partenaire, et son ambition principale peut s'en tenir là : même, il prend le risque, s'il continue de vouloir évoluer, de perdre à la fois son métier et sa femme qui ne le reconnaîtront plus ou qui l'auront lassé. Il n'est pas légitime d'accepter sans profit qu'une institution véreuse instille sa paralysie ou sa décadence dans une communauté qui se destine au progrès, c'est pourquoi je prétends qu'on constatera forcément, après l'interdiction du mariage qui est une persistance pernicieuse de l'esprit religieux, une révolution positive des mœurs comme on n'en a jamais vu, et je ne doute pas qu'alors on vérifierait l'amélioration des citoyens ni qu'on rencontrerait l'admission large qu'en définitive sa pratique consistait en la perpétuation d'un rite oppressif et absurde, d'un archaïsme honteux, de ceux dont on dira avec effarement, comme maints usages tombés en désuétude et en disgrâce : « Est-ce bien vrai ? Cela existait donc ? Et la société acceptait cela ?! »
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