Poète vrai, faux poète !

Je suis probablement tellement poète, c'est-à-dire une telle exception parmi ceux qu'on a l'usage de reconnaître pour des poètes et qui sont d'une médiocrité proprement apoétique, qu'aucun spécialiste contemporain en ce domaine ne m'admettrait poète. C'est un paradoxe qui peut sembler outré mais qui est bien effectif : le peu que je feuillète de magazines dédiés à la poésie me fait comprendre mon inadéquation : un « poète » actuel n'écrit pas du tout ce que je compose, et ce que je compose ne présente pas les traits caractéristiques de ce qu'on appelle un poème contemporain. Entre moi et un poète actuel réside un écart énorme.

Deux attributs surtout me déclassent parmi eux, raisons pour lesquelles je ne figurerai vraisemblablement jamais entre ces pages : ma vérité et ma forme.

Il y a une incompatibilité absolue entre mon principe de dépeindre la réalité d'une façon franche et reconnaissable, dépourvue de décorations et de symboles, et ce vague climat d'éther souvent hermétique que présente la poésie des éditeurs et des critiques présents : tous ces poètes écrivent totalement pour ne rien dire, s'abandonnant surtout à des associations prochaines et se valorisant d'« inspirations » d'un métaphysisme ampoulé, et c'est par chance, le plus souvent, si le lecteur y entend quelque chose qui parte de leur intention : un bain de relativisme imbibe ce petit monde confit dans l'incompréhensibilité passant pour marque de génie. Ils n'ont pas un désir de se faire entendre : c'est qu'ils risqueraient alors de ne plus se sentir poètes, de ne plus s'intégrer parmi ce cénacle, et ce souci de mysticisme par même difficile à produire devient un critère essentiel de poésie, comme si le reste était dépassé ou hors-sujet. Un vers correspondant à un fait concret, pesé comme un argument c'est-à-dire mis en relation avec l'expérience de la réalité prosaïque, n'est autorisée que comme exception, et si l'on ne replonge pas bientôt dans le flou le plus interprétable, on ne gagne pas la faveur des experts et l'on n'appartient pas à la catégorie des poètes reconnus.

Quant à ma forme, il faut l'entendre selon une acception similaire et qui dépend d'un principe afférent : je m'efforce d'être assez limpide ergo j'écris selon des mesures régulières. J'évite notamment de me dérober à l'appréciation qu'on pourrait faire d'une forme obéissant à des normes reconnaissables quoique justifiées et qui servent partiellement de critères fiables. Il ne s'agit pas de me soumettre à des maîtres mais d'offrir, en plus du sens accessible, des moyens techniques de m'estimer : je me donne bien franchement à juger. Mais cette rationalité du mètre est manifestement un sujet d'irritation pour les perpétuels tenants de l'écriture automatique qui cherchent à s'esquiver devant les analyses dont on pourrait les atteindre avec des repères nets : le lecteur dispose avec moi d'un système de mesure qui est, avec le rapport-au-vrai, de nature à les humilier. Ce n'est pas que mon alexandrin soit d'un classicisme parfait, et l'on sait que je me détache des codes en matière de versification, mais ce vers reste au moins un alexandrin – ou tout autre mètre –, qu'on peut évaluer en soi, et c'est là une constance qu'on a tôt fait, par inquiétude d'une exigence à laquelle beaucoup sont à présent incapables, de considérer comme un respect poussiéreux.

Par conséquent, puisque je parle de vérités claires, et puisque j'écris en vers comptants, je ne suis pas un poète contemporain – ceci est bien entendu dans tous les milieux connaisseurs, quoi qu'ils prétendent. Un amateur de poésie contemporaine qui aurait eu à lire mon œuvre me considèrerait une aberration, à la fois parce qu'il comprendrait à peu près tout ce que j'explique et parce qu'il pourrait dénombrer. Il me déjugerait pour trivial et scolaire, pour amateur et pour petit, il ne me trouverait pas une intonation de poète auquel il a l'habitude et qui forme le petit cercle parisien d'aujourd'hui, je ne serais pour lui qu'un imitateur passablement obsolète. Un poète contemporain est de toute autre substance : il fait de l'indéchiffrable en un vers invisible et c'est beau, dit-on, comme l'indescriptible. À mon sens, c'est surtout consensuel, inoffensif, sans prétention sur le monde réel et en tous cas impossible à haïr pour une raison que Yasmina Reza évoquait du temps où elle avait du talent, à savoir qu'on ne déteste pas le rien.

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