Phénomène de la lecture rapide chez le Contemporain
J'écoutais récemment par hasard une chronique de Bernard Werber sur France Culture, radio qui ne trouve apparemment pas qu'il y aurait quelque justice à donner sa chance à qui ne serait pas déjà riche pour toute autre chose que la radio (c'est ainsi qu'on recrute chez nous : on est particulièrement courtisé par des employeurs si l'on est particulièrement en situation de se passer d'employeurs ; autrement dit, plus on est célèbre et riche, plus on reçoit de propositions pour devenir davantage célèbre et riche, et c'est ainsi par exemple que si vous êtes un acteur de renom, on vous offrira chez Disney de faire la voix du personnage). Werber livrait son allocution au sujet d'un intéressant phénomène de mode : la disposition des gens à se contenter des vidéos en lecture rapide. Évidemment, Werber, qui n'est pas un écrivain au sens où il n'a jamais écrit de littérature bien qu'il ait rédigé en effet quantité de livres, ne saurait passer pour philosophe en dépit de la complaisance de la rédaction de France Culture ; c'est un être de grands succès, donc d'extrême racole, et s'il ne faut forcément lui imputer cette volonté de plaire à tout prix – il est probable que depuis le temps il ne s'en aperçoive plus, mais la mesure de sa perspicacité est très en-deçà de celle d'un des véritables savants qu'il ne côtoie plus et auxquels il ne saurait se comparer –, il rendit comme d'habitude la copie fort lisse et convenue d'élève de Terminale, indiquant, pour les auditeurs de son niveau c'est-à-dire la grande majorité, qu'une vidéo vue en lecture rapide n'apporte pas la même qualité d'émotion et de compréhension, que la patience est une vertu universelle du lecteur et un gage de sagesse, et que son désir était même, en sage oriental mystique, de réduire le déroulement d'un film ou d'un livre pour ne pas succomber aux exigences d'une toujours aisément maudissable société de consommation. En somme, il ne dit pas un mot qu'on n'aurait pu penser soi-même après un instant de réflexion, et il s'en tint à tout ce qui conforte le Contemporain dans l'image d'une saine distance, c'est-à-dire qu'il se confina à rapporter ce que chacun sait, ou croit savoir, avec une élocution pleine d'aimables poses et de variations sereines censés signifier l'assurance du bon sens généreux. C'était ainsi tout ce qu'un lecteur de Werber réclame et assimile à la grandeur : l'art de n'aller jamais au-delà ce que tout-un-chacun peut acquérir avec un minimum de concentration et en se contentant des références culturelles les plus accessibles – Werber est, par son style inexigeant de mièvrerie facile, l'un des maîtres dans la méthode pour complaire aux gentillets et aux sots.
La seule chose qu'il n'a pas remarquée sur la mode des lectures accélérées était aussi la seule qu'il fallait expliquer ; la voici :
Si cette vitesse satisfait tant le Contemporain, ce n'est pas dans le dessein de gagner du temps pour se livrer par exemple à une activité plus sérieuse, ce n'est même pas selon le souhait de s'en entretenir dès le lendemain avec ses amis ou collègues qui ont vu la vidéo, mais c'est uniquement parce que pour lui cela ne fait aucune différence.
Ce constat est le plus fécond s'agissant d'entrer dans la mentalité actuelle, c'est pourquoi sa négligence est une faute. Un amateur de vidéos normal veut accéder à des faits fictifs, non à de l'art, et il n'est guère question pour lui de se laisser envahir par des émotions progressives, encore moins d'analyser à mesure les éléments techniques à l'origine des séquences qu'il voit : il admet entièrement qu'un film ne consiste qu'en une somme d'actions. Pour autant qu'il puisse reconnaître les voix et un déroulement, il est satisfait, même si ces voix précipitées acquièrent des intonations ridicules et si les images hâtivement défilées ne réalisent pas la sensation d'une réalité qu'on peut expérimenter. S'il y avait la moindre différence d'appréciation entre le film au rythme initial et le film accéléré, assurément le spectateur ne sacrifierait pas son plaisir, qui est chez nous ce à quoi il tient le plus, et s'il n'agissait ainsi que dans l'intention d'économiser du temps sur des occupations plus importantes, on ne vérifierait pas que ces autres occupations ne consistent qu'en divertissements aussi vains et superficiels. Or, cette découverte des mœurs est révélatrice de la pensée contemporaine, de son insubtilité foncière et de son épidermisme exaspéré : quand Werber indiquait ce qui lui manquait à la lecture rapide, il se montrait un peu plus fin que son auditeur pris pour exemple, ce dernier étant prêt à sacrifier cette « finesse » qu'il n'entend pas en allant l'écouter en version accélérée sur le site Internet de France Culture. La différence intellectuelle et esthétique, en fait, n'est plus perceptible qu'en symbole par le Contemporain, on ne peut lui faire entendre que le proverbe correspondant au symbole, auquel il n'adhère que parce qu'il n'a pas besoin d'y réfléchir pour l'approuver : c'est comme cela que chez nous on paraît sage, en ne répétant que des lapalissades en une forme qui semble a priori incontestable ou plutôt qu'on n'a pas la rudesse d'aller tenter de contester. On lui dit : « La version rapide manque de patience et d'art », et comme ça semble juste selon les critères d'une sagesse très mièvre, même s'il ne l'a pas éprouvé, il le croit pour se débarrasser de l'examiner.
Et il est dommage que Werber en soit en partie responsable : il tient manifestement à ce qu'on ne le conteste pas, c'est-à-dire à ce qu'on ne réfléchisse pas profondément ni vraiment à ce qu'il dit ou écrit, c'est pourquoi il a pris le parti délibéré d'être surtout sympathique et lisible c'est-à-dire populaire. Il est vrai qu'il eût été impolitique de commencer par admettre comme moi que la raison pour laquelle le Contemporain s'adonne à la lecture rapide est qu'il n'y voit aucune différence notable, qu'il n'en tire le sentiment d'aucune perte bien qu'il sache qu'il est supposé l'éprouver, et ainsi qu'il se signale par son insensibilité artistique et son absence de discernement. Mais, une fois encore, je tiens à indiquer que je ne crois pas que ce soit volontaire chez Werber : à force de vouloir être aimé – probablement au commencement d'une carrière où la naïveté est plus fréquente et logique –, il a fini par devenir plat, et ne se rend plus compte de la nocivité de cet effort pour plaire ainsi que la paresse que cette facilité implique chez le lecteur, de sorte que sa mentalité de lapalissade lui est à présent une seconde nature ayant supplanté la première, et qu'il suppose probablement qu'une belle âme est une pensée qui touche des foules. C'est précisément où l'on a tort de croire que des manières avenantes permettront, en atteignant un plus vaste public, de modifier un plus grand nombre d'esprits. C'est en substance le reproche qu'on me fait souvent : « Vous n'arriverez à aucun changement général, vos écrits déplaisant, par conséquent personne ne les lit et ne peut s'en servir pour altérer sa pensée, et c'est où vous êtes inutile. » – je ne nie pas qu'ils ont raison. Cependant, si un Werber, aussi stratégique qu'on puisse lui attribuer le fait de s'être rendu célèbre, est parvenu à accéder à plus de monde, on voit qu'il n'a pas pour autant réussi à accéder à la structure intellectuelle de son lectorat, et pour cause : il a d'abord habitué ce lectorat à ne lire que ce dont il est d'accord, alors où trouvera-t-il la puissance d'exprimer une vérité intempestive qui, par contraste, le vexera d'autant plus ? Quand il ne suffit à ce consommateur, s'il n'est pas d'accord, que de changer de fournisseur et, après un bref étonnement indigné ou lassé, d'aller chercher une autre complaisance, on ne voit pas comme sa « fidélité », qu'on ne lui trouve nulle part à l'égard d'un écrivain ou de tout autre artiste, le rendrait propice à persister contre sa volonté pour comprendre ce qui le trouble et le choque, ce qui n'est pas déjà en lui, ce qui pour une fois ne lui est pas facile, lui qui considère, à force de livres gentiment racoleurs, la lecture comme activité purement distrayante et ludique.
Alors non, je ne manque pas de finesse à heurter d'emblée un lectorat qui cesse aussitôt de me lire : c'est que je n'espère pas un moment qu'il soit un jour capable de changer d'avis – et pourquoi le deviendrait-il, après tant d'obligeants évitements de sa susceptibilité ? Il faudrait l'épargner longtemps pour pouvoir se permettre un jour de ne plus l'épargner ? Et que fera-t-il alors ? Après avoir pensé que vous avez décidément changé, il partira vers les idées d'un autre plus en accord avec lui... et il s'en estimera renouvelé, de surcroît, et comme rajeuni – ou bien c'est vous qu'il jugera vieilli !
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