Penser comme un enfant au lit
Comme on est seul au lit, la nuit fait un silence opaque où l'on s'enfonce en profondeur. La chambre est immobile comme la vie, où le jour se répète en imprégnations mystérieuses, sans engagement, sans initiative, rassurant sous la justice bizarre et affectueuse des parents :
Comme le jardin enclos, l'enfance est un sanctuaire hors du monde, que l'isolement du lit, déjà là et déjà prêt, peut représenter.
Seules des nuances distinguent les espaces-temps qui défilent longuement, les uns après les autres, au sein d'une conscience aux aguets excessifs, et pourtant extraordinairement docile. Et l'on se souvient déjà de l'enfance – car la nostalgie est un appareil inclus dans l'enfance – de la particulière lumière de la veille et de l'ennui singulier de 18h, qu'on a retrouvé avec une torpeur sympathique, émanation de l'expérience instinctive, irréfléchie, fatale, et qui paraît un début de constitution personnelle : les couleurs de certains lieux, les diffuses expressions de certains moments. On a le temps, toujours le temps, et l'on pense au temps qui s'écoule avec l'inquiétude coutumière d'un aimable gâchis qui se répète et dont on ne peut pas faire grand-chose : on jouit avec curiosité de ce temps perdu qui se répète, où aisément l'on procrastine, où profiter du temps revient à y pénétrer sans en faire l'usage, sans y « attenter » vulgairement, par une sorte de respect pour la sainteté de cet inutile. Le temps est alors essentiellement une routine immuable de peu d'effets, réduit à des devoirs très simples que, comme par quelque décadente langueur, on amplifie en affolements – une évaluation de mathématiques, achever ce jeu, mettre le couvert... –, dont on sent approcher la terminaison, à mesure que l'âge avance et que tout passe : l'âge particulièrement fait un effroi en l'appréhension de ce dont on ne bénéficiera plus ensuite, on songe avec angoisse vague et pénétrante à l'après de la protection, il est indéniable qu'on est déjà un peu plus vieux que la veille, même si aujourd'hui est la même vie à peu près que l'an passé en telle classe, on n'ose savoir combien de temps cette immobilité peut durer, on n'ose y fixer un terme précis, tout est flou et « au-delà », relégué à un perpétuel horizon où les vrais événements commencent, où les effets ont quelque chose de terrible et définitif, où ce que chacun fait peut imprimer la réalité, erreurs et fautes comprises.
L'enfance est enclave sans concrétisations d'importance : l'esprit puéril se tient éloigné du réel, infiniment méfiant et réticent à agir, à exercer une influence, à fixer son image et son être.
Mais certes, on devine que tout ceci prendra fin ; et ce temps où l'on n'a qu'à prendre-son-temps s'arrêtera, on le sait ; seulement, on n'est pas pressé de la cessation de ce temps-ci, pourtant on a hâte des temps à venir où il y aura quelque chose à voir et ainsi à gagner, quelque intensité ponctuelle, un moindre phénomène interrompant la répétitivité du temps et sur lequel le temps inactif et long permettra de revenir souvent, d'essayer des interprétations, d'insinuer des mystères : un anniversaire, Noël, les vacances... L'anodin de chaque jour est bien exaucé, et exhaussé, de la répétition douceâtre d'enjeux insignifiants comme des rituels, c'est pourquoi il tarde d'arriver aux jours fastes où l'on se remplira de vie, où l'on s'approvisionnera d'images pour le temps normal des bilans retournés où rien n'arrive, où il faut se repaître lentement de mémoires à venir, en dégustations maniaques et compulsives, et l'attente de ce temps fait partie du profit, la sorte de suspense où l'on envisage, les imaginations de faits minuscules, les habits et les humeurs, les questionnements dérisoires, les rêves absurdes et décoratifs qui sont encore une manière de dévorer en vain le temps ; oui mais on conserve en loin la pensée que demain, la semaine prochaine, deux années ensuite, rattrapent dangereusement le temps où l'on ne sera plus dans ce lit à prendre son temps et à se représenter cette occasion d'un temps futur. On veut s'abandonner aux plaisirs anticipés, parce qu'on n'a guère à faire qu'à y songer, car on sent plus que jamais que tout dans l'esprit est représentation, que souvent même le présent a une allure de théâtre extérieur, y compris le peu qu'on y intervient en simulacres, en ersatz, en rôles, mais aussi on a bien peur de vieillir et que tout ne reste pas, aussi artificiel et insignifiant :
L'enfance est foncièrement une latence, à cause de la longueur et de l'échéance. Comme rien ne se réalise vraiment, on finit par s'attacher à cette sorte d'immortalité.
Le temps insouciant est celui des maîtres : c'est ce qu'expliquait Tocqueville, rapportant la différence des mœurs du Nord et du Sud aux États-Unis avant la guerre de Sécession. Quand on ne fait rien, quand surtout on n'a durablement rien à faire, alors on devient pensif, artiste et métaphysique, on forme des méditations surprenantes et inutiles, une langueur de spectres et de fantasmes saisit l'âme qui se plaît à soupirer sans vergogne, simplement par habitude et parce qu'elle se sait dénué de souci : c'est la permanence du monde qui convie au rythme d'une nature lente et mystique.
Les enfants sont contemplatifs, l'inactivité les féconde, ils n'ont rien à assumer sinon la couleur des jours qu'ils grossissent à l'envi.
Que peuvent-il faire de mieux que regarder le soleil et l'assimiler à d'autres soleils qu'ils ont vus à des heures curieusement semblables, de faire resurgir des souvenirs de soleils associés à des sensations superficielles rendues profondes par des analogies soignées, spécieuses comme des amalgames, et d'attiser des réminiscences presque religieuses de soleils subtilisés d'énigme et de transcendance ?
L'enfance est symbolique et irrationnelle, c'est intrinsèquement une superstition et une foi : toute la ferveur religieuse y est contenue, hormis les ratiocinations.
On a tout le temps de se préoccuper des correspondances les plus curieuses et abusives, d'aimer et d'être aimé sans inclination et par tests, d'appesantir des sentiments dérisoires qui, par le temps qu'on a pour les explorer, prennent des dimensions vastes et émouvantes, comme sous l'effet grossissant d'une loupe qui finit par déformer ; on résout ainsi surtout des problèmes inventés. Comme on n'a pas d'histoire vraie, on donne à tout par l'imagination des proportions de péripéties qu'on explore à l'extrémité, substituant le pensé au vécu, et l'on sait avec délices qu'on se ment, que c'est un privilège de l'enfance de n'être rien avec tant d'appétit de fictions. Et toujours, par-dessus les attentions portées à des vétilles dont on s'impressionne – l'enfance est surtout passion envahissante –, les injonctions parentales scandent cette indolence du temps, tombant sur une soumission résignée, incontestables comme des arrêts divins.
Il faut : est la devise de l'enfance.
Au lit, comme on n'est pas assez fatigué, ayant peu fait, pour s'endormir vite, on songe aux relations des êtres, aux lois de l'univers, à Dieu et à la mort, parce que tout ceci d'abstrait ne veut rien dire et ressemble aux modalités insaisissables, pourtant cohérentes, de son être.
Car l'enfant sait qu'il n'est rien et qu'il ne veut rien dire.
On s'empare d'émois dérisoires qu'on manipule, retourne et expérimente suivant divers scénarios avantageux ou cruels, et quand le sommeil vient, on est heureux d'avoir accompli ce petit onirisme des actes virtuels, prélude aux rêves tranquilles, d'innocence gardée secrète, tout un trésor intérieur de vanité confortable où l'on a ses prétentions à pouvoir agir. Et l'oreiller et la peluche sont là, renvoyant à la chaleur du cocon de l'innocuité, ainsi qu'une certaine pensée que par rite on convoque toujours à cette heure angélique et sacrée. C'est Proust amplifiant les bonheurs et les malheurs par goût du mélodrame : tout est feinte de malédiction et de salvation – comme il est bon de s'impliquer à ce point sans se mêler d'agir, par pures imitations !
L'enfant vit un déploiement de grandeurs et de petitesses qu'impunément il noue, sous la menace lointaine d'un destin. Il joue avec les idées du monde, sans devoir être au monde plus que facilement ; il se délecte de n'être rien, en tire les avantages du prêtre. Ainsi crée la somme de l'irresponsabilité et de l'éternité, ingrédients de privilégiés qui firent largement la pensée de l'Asie : l'activité y est honte et débauche, un prosaïsme, et la soif de vivre plusieurs vies en une seule par l'efficacité des actions est une présence trop premier-degré ; en Asie traditionnelle, on vit moins qu'une vie, parce qu'on n'en fait rien, c'est convenu et valorisé, on ne l'investit point, on estime une perfection au contraire d'absorber le monde sans y toucher, on juge supérieur de disparaître, soi-disant par respect ou pudeur, par « sagesse » véhiculée en égrégore, en vérité : par nonchalance – symptôme de l'adolescent que toute obligation épuise. Comme on s'écarte par avantage personnel du domaine des actions, on s'en trouve des raisons nobles : c'est parce qu'on « réfléchit en-dehors du monde », comme les stylites ! On acquiert tout logiquement une pensée étrange et inhumaine, parce que départie des contraintes de l'homme, dont la différence singulière passe pour de la grandeur.
La différence n'est pas grande du yogi à l'enfant.
On me répondra : « Mais depuis longtemps, ne décrivez-vous pas l'adulte contemporain comme un enfant routinier, comme un irresponsable qui se décharge de tout important, comme un mauvais usager du temps libre, comme un travailleur de piètre rendement et comme penseur piteux ? Quelle distinction faites-vous donc ici, entre lui et l'enfant ? » – objection judicieuse. Mais l'adulte malgré tout se sent actif, s'estime des devoirs, ne se voit dépendre entièrement de personne, à tort ou à raison il se sait des effets au monde, il se croit conséquent, et il conçoit ses distractions comme des variétés d'action qu'il ordonne et séquence en initiatives réglées ; par exemple il dispose rarement d'une après-midi entière à n'absolument rien faire, tel le week-end des enfants auxquels, au surplus, parfois, des ordres interdisent le divertissement et contraignent à l'ennui. Son temps de loisir est une latence courte, parce qu'une échéance se situe toujours à la fin d'une poignée de jours, tandis que celle de l'enfant est lointaine, sise au début sans cesse remisé de l'âge adulte : l'adulte organise ses vacances, il ne voit guère s'annoncer ces périodes sans le sentiment du devoir d'activités. D'ailleurs, la plupart des adultes n'auraient plus, l'ayant perdue, l'appréhension mystique du monde où l'on croit se laisser gagner par des forces divines ou telluriques, la quête immanente de symbolismes et de mystères où germent les idées bizarres, la faculté de s'imprégner et s'extrapoler presque maladivement, du moins obsessionnellement, de reliques et de fantômes de rien, et de les monter en sensations fortes, lourdes et surnaturelles, caractères constituant toute la nostalgie postérieure de l'enfance, et caractéristiques peut-être d'un état d'esprit médiéval, et qui se changent bientôt chez l'adulte en inquiétude de folie : la grégarité de ses conceptions raisonnables le défend le plus souvent de s'allonger dans la nature sans avoir prévu un simulacre d'action – lire, dessiner, communiquer – qui le défausse d'accès au sentiment puéril.
C'est ainsi que le Contemporain n'est ni adulte assumé ni enfant accompli : bâtardement entre les deux, il ne vaut ainsi en qualité et en défaut ni l'un et ni l'autre, et il n'est ni vraiment performant, ni vraiment sensible.
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