Paradigme ChatGPT

On ne saurait fabriquer une technologie beaucoup plus adaptée et propice à la mentalité du Contemporain que ChatGPT, bientôt considéré comme instrument de réponses universel et infaillible à toute connaissance qu'on peut exiger chez un homme. Depuis longtemps, le Contemporain a assez de l'effort, et comme cette lassitude s'est étendue aux efforts de l'intelligence, mémoriser lui est une peine, la vie lui semble faite pour autre chose que le travail, pour son contraire même, pour l'insouci et la quiétude, pour tous les bonheurs légendaires et édéniques, et, déniant la priorité de l'édification personnelle au profit des plaisirs et des vacances, il cherche à remiser ces exigences « intolérables » sous le premier prétexte venu.

Or, jusque récemment il n'en trouvait guère.

Il appréciait bien de relativiser la somme de savoirs qu'il était forcé d'acquérir en ses écoles, il critiquait souvent le lot des par-cœurs dont il s'estimait innocente victime, il fustigeait d'assez bon gré le mécanisme insensible des institutions lui réclamant d'entendre beaucoup de notions froides et de données impersonnelles, mais il était toujours contraint en définitive de se résoudre à cette machine en ce que rien ni personne ne pouvait le remplacer dans la pratique de ces restitutions, autrement dit nul autre qu'un homme n'était apte à apporter des réponses opérationnelles à des questions précises. Et c'est parce que le monde de l'esprit dépendait presque exclusivement de l'humain que l'essentiel de ses objections et de ses plaintes achoppait à l'irréfragable constat : « Nous n'avons pas le choix, le besoin des connaissances est trop établi, il faut bien que des individus se chargent d'assimiler cette quantité, aussi fastidieuse soit-elle. » Il avait beau y trouver nombre d'inconvénients, une fatalité était abattue sur la société dont le fonctionnement ne lui permettait guère de se dispenser de l'accumulation de connaissances pénibles ; quelque destin semblait veiller à ce qu'on fût condamné à râler sur ces difficultés sans remède : chacun se révoltait plus ou moins en silence contre cette souffrance, mais elle était nécessaire car sans alternative. D'ailleurs, on sentait encore quelquefois qu'elle n'était que provisoire, que sa dureté n'allait pas sans transfiguration, qu'elle ne consistait qu'en état intermédiaire et qu'elle pouvait conduire à une satisfaction qu'on nommait : fierté, et qui compensait voire justifiait son infliction. On se faisait une raison de cette nécessité, et, que ce fût fausse persuasion ou vrais motifs, on trouvait parfois que cette légitimation fondait un rapport sain à l'existence conçue comme œuvre permanente et comme surpassement continuel. On en arrivait à admirer des esprits précisément bâtis de ce travail acharné, et l'on aspirait sinon à les atteindre, du moins à leur ressembler : mentalité intempestive, conservatrice ou masochiste, qu'une vision moderne de l'homme, jeune et hédoniste, admettait une aberration réactionnaire qu'elle aurait préféré interdire tant elle nuisait à son credo sans pouvoir être aisément réfutée.

Le moteur de recherche, lointain ancêtre de ChatGPT, ne consistait qu'en un outil dirigeant vers des lieux de réponse, mais l'homme restait indispensable au processus de résolution du problème. Cet outil ne se départait pas entièrement d'un travail : il y avait une manière de l'utiliser efficacement, et une manière de s'en accabler, il existait un apprentissage des opérations astucieuses par lesquelles on parvenait plus rapidement à l'information souhaitée, ce qu'on appellerait, si l'expression n'était pas quelque peu prétentieuse, « ingénierie des requêtes » : c'est dire que même l'utilisation de Google nécessitait une méthode comme n'importe quel outil, ce qu'on constate en voyant des enfants y taper des questions entières et confuses sans sélection ni réussite. Le moteur de recherche n'évacue pas foncièrement le sens critique, même s'il neutralise le besoin de mémoire en ce que toute information devient à la portée facile du souvenir d'un unique mot-clé – combien de gens qui, au moindre oubli, se contentent de saisir immédiatement leurs portables, dans une sorte de crainte et d'urgence de ne pas se rappeler longtemps ce qu'ils ont à l'instant l'envie de savoir ! – : il fallait encore consulter les pages indiquées, assimiler les références qu'on y trouvait, les hiérarchiser selon la crédibilité de leurs auteurs, et en effectuer une synthèse même succincte ; Google ne propose que des pistes par ordre de probabilité et n'épargne pas de penser, il facilite l'accès à une information comme n'importe quelle bibliothèque de livres numérisés mais il ne comprend pas ces livres ni ne feint de le faire, il élit selon des occurrences mais sans sélection de pertinence : ce travail incombe encore aux utilisateurs, même si tous ne s'y prêtent pas avec attention. Il offrit une simple quoique révolutionnaire accélération du processus de recherche, mais il ne prétendit à nulle analyse intelligente d'un contenu, de sorte que malgré son offre d'extérioriser la mémoire humaine, il imposait une réflexion supplémentaire, de la même façon que la disponibilité d'une multiplicité d'ouvrages même résumés oblige encore un esprit à en effectuer le tri.

C'est pourquoi le Contemporain d'alors, rechignant à la morale du labeur parce qu'habitué et dépendant du divertissement qu'il n'avait pas personnellement conquis, toujours plus avide, tant la paresse de l'enfant gâté est exponentielle, d'acquérir les « secrets » d'une pensée sans gêne, quêtait de nouvelles excuses à s'épargner la douleur de l'apprentissage, à s'éviter l'inquiétude inhérente à la contrainte de grandir, mais il ne trouvait que prétextes qu'il sentait pauvres et inutiles. Non seulement il trouvait dans les technologies naissantes d'autres perspectives de peines, l'aperçu d'une infinité de visions qu'une fenêtre ouverte induit perpétuellement sur un espace inconnu – le développement d'Internet menait même à des emplois difficiles et d'une douleur inédite –, mais surtout en définitive il était irrémédiablement conduit à reconnaître l'obligation d'une méthode, d'une contention mentale, de ressources intérieures, pour aboutir à l'information à instruire : en somme, il en était toujours réduit in fine à s'instruire lui-même. Et le désir de se défausser de l'effort faisait en lui un conflit frustrant avec le constat du besoin de cet effort : la théorie à laquelle il aspirait entrait en contradiction avec la réalité pratique et logique ; ce qu'il voulait – se distraire – n'était pas conforme à ce qu'il devait faire­­ – se donner du mal, personne d'autre que l'homme ne pouvant s'en servir. Pour autant, l'impression du « mal » continuait de l'habiter, puisqu'il éprouvait de l'incommodité, ennemi de la modernité : le monde était encore trop fatigant pour lui et contenait trop peu de vacances, même s'il réussit à atténuer la charge de sa profession jusqu'à en faire une variété de vacuité, d'inefficacité, ou une compétence relative. Il était parvenu à réputer l'intelligence une faculté élitiste, opposée à la mentalité d'un régime démocratique, à lui donner les acceptions de l'adversaire froid et sans cœur, blâmable d'intolérance, de mépris et d'orgueil – l'idée de génie n'avait pas cessé de le déranger pour ce qu'elle l'humiliait : il voulait avoir droit aux respects et aux honneurs lui aussi, et il savait que ce ne saurait être en raison de son esprit, la comparaison le troublait et le rabaissait –, et graduellement, il avait exclu de la plupart des cycles universitaires la part dévolue aux raisonnements créatifs et aux interprétations construites, à ce qui relevait d'une compétence qui « injustement » ne s'obtient pas par la patience de révisions assidues et têtues, par le bachotage le plus médiocre et obstiné, jusqu'à ne faire plus de l'éducation, y compris dans les travaux de thèse favorisant autrefois l'initiative individuelle et les dispositions de la personnalité, qu'un bilan égalitaire de notions à apprendre, à redire et appliquer, ce qu'en effet un algorithme est disposé à reproduire. Oui, mais il ne réalisait pas la complétude de sa représentation, il n'achevait pas la totalité de son idée, en ce que la tâche intellectuelle ne pouvait être admise vaine, l'homme étant seul à y prétendre, car il fallait, pour qu'il y eût sciences et progrès, que des hommes s'en chargeassent – c'était une sérieuse objection à son absolue détente, à l'abandon de ses dernières volontés, au renoncement du principal de son travail, à la dispense de ses efforts. C'est qu'il n'existait pas de substitut convaincant à la pensée humaine ; cette tâche – l'intellection et la réflexion – devait être essentiellement distribuée à l'homme, et c'est pourquoi il s'en attribuait malgré tout l'épreuve sempiternelle et rébarbative.

On me voit venir peut-être, et, certes, alors on me devine : il n'est pas tout à fait vrai en effet que ChatGPT soit encore un palliatif à l'intelligence humaine – ses automatismes catégoriques et ses obséquiosités de média n'en font pas un individu s'ils en font un Contemporain, mais on doit noter avec quel émerveillement ce dernier, pareil à un être découvrant son image dans le miroir, l'a reconnu son semblable ! Il suffit de constater avec combien de précipitation et de convoitise chacun s'est saisi de la croyance en sa similitude pour entendre comme il en avait envie, comme tout son être y sentait l'aubaine longtemps espérée, comme il en a fait la découverte avide et curieuse à la façon enthousiaste d'une occasion à saisir. Son paradigme – son fondement importuné par le travail encore indispensable ainsi que ses humeurs tentées par l'inépuisable divertissement – s'est trouvé confirmé si vite qu'il a pu enfin prétendre à la réalisation de son fantasme, et le voilà débarrassé de ce fardeau : l'esprit, et tout ce par quoi il fallait passer pour en être officiellement pourvu, il le considéra obsolète parce qu'enfin révélé mécanique. Bientôt, il devine à quel point il va pouvoir tricher pour toutes fabrications de l'esprit, pour tous usages sociaux et diplômants qu'il associe exclusivement à l'esprit, et il ne se retiendra certes pas d'en user, les excuses sont déjà prêtes, d'abord les concurrents ne s'abstiendront pas, et puis comme une machine peut faire ce qu'on lui demande c'est bien la preuve qu'on ne lui réclame qu'une âme de machine : alors cette pauvre âme de ferraille, il la rendra telle à l'examinateur, issue directement d'un cerveau d'artifice, et le juré n'aura qu'à s'en vouloir, ce sera bien de sa faute puisqu'il n'avait qu'à exiger des « compétences humaines » ! Le Contemporain préfère ainsi oublier que ces fameuses « compétences humaines », c'est lui-même qui les avait préalablement prohibées des enseignements et des examens, par souci d'égalité morale soi-disant, notamment parce que se contenter d'apprendre des données stupides sans réflexion lui garantissait une certaine tranquillité et préservait du travail une partie de son esprit, celle dédiée aux qualités de l'expérience et aux vertus réflexives...

– Chez l'élève, il est un passage notable de l'âge enfantin à l'âge adulte contemporain, passage sensible à l'observateur perspicace et effaré (je voulais écrire sur le sujet dans un autre article, mais celui-ci m'en donne l'occasion) : c'est le moment où, par galvaudage ou par blasement, il exprime par quantité de signes de désapprobation ou d'indifférence qu'il tolèrera désormais son professeur, c'est-à-dire qu'il ne lui obéira qu'à condition qu'on n'exige de lui que les contraintes les plus banales et incompressibles, comme les apprentissages bêtes et les restitutions stylées auxquels il se résigne avec une patience ennuyée, mais qu'il refusera qu'on atteigne sa réflexion personnelle, qu'on suscite sa cogitation privée, qu'on sollicite ses facultés intérieures au-delà d'une uniformité de routines sempiternelles et fatales. Toute leçon alternative à cette méthode normée, comme l'essai d'une séance dialoguée ou d'une ouverture artistique hors programme, toute influence qui n'est pas immédiatement identifiée comme académique, toute initiative alternative à la répétition de processus confortables, est admise un abus d'exigences et se solde, plutôt que par une curiosité et une « respiration » d'antan, par un refus net de contribuer de quelque manière, de montrer son adhésion ou son respect, d'essayer une fonction inédite de soi ; c'est alors comme si l'élève pensait et faisait comprendre : « Vous n'avez pas à enseigner cela, vous outrepassez vos prérogatives en investissant ma pensée, votre domaine est celui de ce qui ne me touche pas et qui ne mobilise pas mon être, je ne suis là que pour les applications les plus systématiques de règles extérieures qu'il est exclusivement de votre devoir de transmettre : contentez-vous des cours habituels avec des listes à apprendre, je ne suis que pour m'y soumettre avec distance, et sachez bien que toutes vos tentatives de susciter autre chose que l'automatisme par-cœur ne rencontrera que mon scepticisme reculé, méfiant voire dégoûté, car ce travail de robot est tout ce pour quoi je me suis résolu à subir un effet, le reste de mon esprit ne vous appartient pas, je vous en refuse l'accès par principe. » (souvenir même, en deuxième année de faculté de Lettres, d'une professeure de linguistique qui, ayant su que des étudiants se soulevaient contre sa technique réflexive, demanda à l'audience si l'on préférait recevoir des cours à restituer aux examens sans développement intellectuel ; elle mit cette proposition aux voix : à la grande majorité, les étudiants votèrent pour le changement, et les cours dès lors devinrent pour moi mortels et imbéciles, sans saveur ni intellection, mais, pour mes camarades, rassurants et correspondants, c'est-à-dire contemporains). –

... En vérité, si l'on y examine, chacun ne s'étonne des performances de ChatGPT que pour envisager de le tourner à son profit, et se demande ce qu'il peut tirer personnellement de l'utilisation d'une telle sorte d'esprit externalisé : les considérations des capacités de ce logiciel ne sont que pour se rapporter à son propre avantage en termes d'oisiveté et de tromperie. À la rigueur, les « savants » qui affectaient ce type d'esprit et dont la supériorité consistait en un simulacre qu'à présent on peut aisément reproduire s'inquiètent d'être supplantés. C'est la perspective d'un intérêt égoïste qui guide non seulement le questionnement du Contemporain là-dessus mais les premiers usages qu'il en fait ; il ne s'agit plus pour lui d'un énième outil à disposition du grand nombre, mais du potentiel instrument de fraude, on ne le teste d'ailleurs presque que dans cette idée en lui posant notamment des questions dont on connaît la réponse de façon à vérifier si l'on peut s'en servir pour tromper quelqu'un. On envisage, mais prudemment, par expérimentations progressives, avec l'hésitation d'aigrefin craignant d'être confondu, la possibilité d'utilisation systématique qui passerait inaperçue ; et l'on commence à mettre son esprit de côté pour maints apprentissages pénibles, pour des choses qu'on ne veut plus apprendre on recourt à la machine qui s'en charge à sa place, on ne s'efforce plus tant non seulement de mémoriser mais de comprendre ce qu'on délègue à l'intelligence artificielle par commodité de ne plus s'encombrer des savoirs-hors-plaisir. Néanmoins, on s'imagine encore par estime-de-soi qu'il ne s'agit que de détails périphériques, qu'on conserve bien sûr l'essentiel de ses facultés, qu'on ne déchoit pas et qu'on reste performant en bien des matières, que ces procédés on les pourrait reproduire au besoin, quoique sans avoir la moindre référence de ce qui servirait à mesurer ce qu'on a pu perdre, à évaluer ce qu'on a sacrifié et dont, faute d'esprit même, on n'est peut-être logiquement déjà plus en état de se rendre compte : c'est ainsi que tous les anciens examens dénonçant la chute drastique des intelligences sont jugés avec un mépris caractérisé et une relativisation complaisante ; il faut y trouver de rassurantes explications, ce n'est pas tant l'humain qui a failli que ses facultés cognitives qui ont « évolué ». Le Contemporain qui ne tient qu'au bonheur croit se délester d'une fatigue : comme rien ne l'oblige à intégrer des données et à en faire des synthèses, à enrichir son intériorité de jugements sur le monde, à effectuer des opérations propres dont il tire ses enseignements personnels à quoi sert l'expérience, il cesse tout uniment – d'être. Sans scrupule, il fait le débarras des calculs délicats qui fondent ensemble l'intériorité d'un homme en faveur d'un autre allègement de sa « charge mentale », et bientôt la signification qu'il confère à une réflexion difficile devient elle-même si extensive que réfléchir n'est à peu près plus que « penser à une chose », à une moindre chose, avoir une pensée – qu'on songe que nombre de femmes aujourd'hui se plaignent de la pilule contraceptive en clamant non l'inéquitable répartition du souci de l'enfant mais que le cachet représente une pensée compliquée, c'est-à-dire la pensée... de le prendre au moment des repas ! Ce n'est pas d'accumuler des protocoles absurdes qui insupporte l'homme présent, c'est seulement d'être, d'être un cumul, connaissances et interprétations, c'est-à-dire de ne pas être seulement au présent, c'est-à-dire d'avoir à être « de reste », d'avoir « à garder » au-delà des réactions immédiates, d'être une somme continue de pensées, ce qu'il appelle « charge mentale » : sa satisfaction ultime est de disparaître dans l'instant, perpétuellement de s'y évanouir sans remords, de ne plus jamais se souvenir ni sentir qu'il a besoin d'un effort pour exister, d'anéantir la pensée même de sa vacuité culpabilisante. Penser était un devoir et une fierté humaine, c'est devenu un inconfort, une peine, une injustice ; il faut abolir la pensée : on la marque du sceau de l'inhumanité, la pensée est perçue comme une malédiction.

Le Contemporain avait déjà largement délégué sa mémoire à des machines capables pour lui de retrouver les informations manquantes, mais qu'on voie maintenant avec quelle hâte il se délivre du raisonnement pour s'assumer sans plus de doute l'abominable enfant du divertissement en lequel il se transformait toujours davantage, exigeant plus de jeu, imposant la mode des imbéciles à excuses. Récemment encore, il gardait une arrière-honte de sa déchéance, n'ignorait pas qu'aucun substitut ne le guérissait de son incontestable effondrement : tous les relativismes des livres de développement personnel ne le persuadaient pas entièrement de sa valeur contre son indigence si manifeste et surtout contre celle de son environnement qu'il entr'apercevait toujours un peu, non sans incommodité et projection personnels : il gardait quelque effarement continuel à constater alentour qu'on était aussi stupide que lui et qu'on ne le cachait pas autant que lui, et c'est pourquoi il a du mal à aimer c'est-à-dire à admirer. Or, il a enfin trouvé de quoi se passer du doute et de la dissimulation, car il va bientôt baigner dans un égrégore de justifications à ses désirs veules : la pensée doit être et ne sera plus que passe-temps pour l'homme, il n'y aura plus que le plaisir de la pensée qui comptera comme activité saine, et tous partageront cet avis ou seront bannis. Voilà très prochainement accomplie la doctrine à laquelle le Contemporain aspirait depuis longtemps : désengagement du sérieux, légèreté permanente, tout ne sera plus qu'essai superficiel sans scrupule – idée d'un homme sans exigence et qu'on ne peut plus juger, échappant aux critiques, vivant heureux presque sans contenu. Il est fort logique et sûr qu'au moins provisoirement ChatGPT achèvera la métamorphose d'une société studieuse en société ludique : cette invention sanctionne, valide et cautionne sa mentalité et ses mœurs, elle aura donc du succès, sera populaire, et on l'estimera morale (ce qui est déjà dans les mœurs est toujours ce qui est « moral ») parce que plus personne ne cherchera à se comparer : c'est du moins un critère qu'on retire pour évaluer objectivement l'esprit, et rien ne peut plus plaire au Contemporain que la proposition de rendre impossible la mesure de son insuffisance et de son déclin. Comme on le fit de la mémoire, on remisera le raisonnement parmi les facultés surannées de l'intelligence, rétrogrades, arbitraires, et l'on affirmera chercher des processus mentaux plus essentiels et « humains », on courra sur cette prétention en vain, montant des décorations secondaires – qui sait ? « cœur », goût de l'amusement ou vitesse de pianotage sur un joystick ? – en attributs importants, fondant une morale alternative à celle du travail, établissant d'autres normes, reculant les bornes des facultés mentales en déclarant solennellement : « Nous n'étions pas faits pour cette sorte d'intelligence : n'a-t-on pas démontré que c'était une intelligence de machine ? C'est un blâme qu'il faut jeter à la société capitaliste d'avoir fait de nous des concurrents-en-esprit ! » Ce qu'on fit avec le test de Quotient Intellectuel, en voyant que son résultat moyen diminuait avec les décennies et en le remplaçant avec opportunisme par d'autres critères d'ordres « émotionnels » – le QI était « de toute évidence » une « tyrannie faite contre la sensibilité », et non seulement la sensibilité humaine mais surtout « celle des enfants » ! (comme on montre, par son souci des enfants, combien le Contemporain s'identifie à eux et en est un lui-même !), on le fera aussi avec le raisonnement quand il deviendra patent que des peuples entiers ne sauront plus inférer ni déduire : on prétendra rabattre par exemple la mesure de l'esprit sur la capacité créative, et comme depuis longtemps l'Art, graduellement remplacé par la Culture, ne signifie plus un effort mais une sorte d'inspiration instinctive et vite exécutée, on trouvera à la fin qu'il ne sait plus non plus inventer avec soin, on découvrira faute d'une morale de l'effortcréatif que les sciences elles-mêmes ne découvrent plus rien d'essentiel, on estimera successivement pour sommets de motifs intellectuels, comme ce tend à s'installer par exemple dans l'éducation : sociabilité, bienveillance, enthousiasme, pitié, réflexe, plaisir, franchise, instincts... et l'on constituera des expériences pour prouver combien l'homme nouveau est habile à se comporter environ comme un animal tolérant et spontané.

ChatGPT est une aubaine pour notre époque, instrument parfait pour asseoir son indigence et son imposture et en neutraliser les restes de vergogne ; il ne faut point en douter, les rares résistances contre lui, issues d'une mentalité révolue de responsabilité et de vrai travail, s'estomperont dans leur réputation d'inquiétude réactionnaire où on les croit déjà confire, et seront vite oubliées – même les scientifiques seront ignorés si d'aucuns s'élèvent contre, on a trop d'intérêt contre la raison, un oui ou un non décisif aujourd'hui fait toujours l'impression d'une disproportion, parce que personne ne veut assumer le responsabilité de la préconisation ni la dureté du refus : on choisira donc une nouvelle fois le « juste milieu » avec toutes les précautions théoriques, et, comme d'habitude, nul ne respectera les précautions, on ne conservera concrètement que la permission dont on abusera jusqu'à l'absurde et l'immoral parce que personne n'ose contraindre quiconque. C'est le stade logique et fatidique où parvient une civilisation dont le confort a retiré la perspective du triomphe par le dépassement : à ne conserver que les inventions facilitatrices, notre siècle a atteint le moment où être, c'est-à-dire penser, est devenu corvée et douleur, où l'on réclame à s'en dispenser, où il faut développer l'intelligence-à-notre-place pour ne garder que l'évident. On évacue l'être qui réfléchit en ce que la réflexion – on a l'air de le découvrir avec scandale – nuit évidemment au bonheur : nos enfants, eux, que l'on tient à épargner de la souffrance « parce que l'amour etc », seront bienheureux, paraît-il, de n'avoir plus rien à comprendre, de devenir des sots évaporés à sourires et à caprices, après n'avoir eu presque plus rien à apprendre. La béatitude est au prix de l'hébétude ; la félicité appartient à la festivité ; il n'y a de plénitude qu'aux imbéciles-heureux, et il n'existe pas de réelle éducation qui rende content. Un jour viendra, et ce jour est proche s'il n'est déjà échu, où l'on se demandera comment il fut un jour possible de concevoir et promouvoir des idées aussi dures et cruelles que la fierté et le mérite, ainsi qu'une humanité considérée inséparable du labeur, si intempestive et rétrograde, tellement « monstrueuse », guidée par l'excellence et la performance prises pour valeurs, selon quoi le bon consistait forcément en un au-delà dunormal : on a cessé de se livrer aux activités exigeantes, c'est-à-dire à des actes, ne serait-ce que lire, mais lire vraiment, lire au sens d'un travail de l'intellect, lire un ouvrage d'un peu difficile et qui oblige (à de la patience, à des arrêts réguliers, à relire pour mieux intérioriser, en somme à se positionner en critique). Nous sommes à l'heure où l'on dit : « À quoi bon s'échiner à ce qu'une machine peut accomplir aussi bien ? À l'homme complet, il faut des œuvres idiosyncratiques ! », c'est ainsi qu'on abandonne à « l'inhumain » les vieilles qualités pour en fabriquer qui correspondent mieux à notre pauvre état contemporain qu'on veut pouvoir vanter. La morale du fastidieux ne nous représente plus, on doit donc créer d'inédites vertus où nous sommes déjà, pour continuer à s'aimer. Or, quelles seront-elles, ces œuvres « typiquement humaines », sans mémoire ni raison ? A-t-on une conception de ce en quoi elles consisteraient, hormis le goût immédiat de jeter derrière soi les règles « obsolètes » du devoir et de la grandeur ? On ne cherche encore à remplacer rien de ce qu'on perd, et l'on se fie allègrement au destin et au progrès qui nous reconnaîtront bien un certain talent ; c'est parce qu'on ne dispose pas de réserve qu'on refuse même de consulter en soi ce qui pourrait ensuite constituer des valeurs alternatives : il n'y a rien, nulle qualité particulière, que du très-convenu qui ne distingue pas, où voudrait-on considérer une faculté qui fasse naître le sentiment d'une grandeur ? quelle faculté serait-ce ? Est-ce que « jouer bien » pourra jamais former la source d'une admiration ? C'est exactement pourquoi l'on tremble et l'on angoisse toujours davantage, dans les maisons et dans l'en-soi, d'un silence ou d'un ennui, parce que foncièrement on ne se sent plus un soupçon d'individu par où pourrait débuter et s'estimer une identité, et l'on redoute alors d'être forcé, faute de distraction, d'entendre à plein le vide qui crie en soi, net et impartial, qu'il vaut mieux noyer dans le bruit et la confusion. On a extirpé un à un chaque attribut servant de critère élevé à l'homme, et, ne les palliant d'aucun matériau suffisant à convaincre l'amour-propre, on a forgé une créature-carcasse expurgée de contenu personnel, sans densité, sans organe, qui en est venue à avoir peur de se sentir, on a exprimé en soulagements veules et en perpétuels oublis ce que métaphoriquement on appelait son « âme », et l'on a expliqué que des ersatz en tenaient lieu parce que les antérieurs étaient pénibles et compliqués à développer ou à entretenir. Et cette pensée progressive du substitut-à-l'esprit est devenu mœurs, et la preuve : il n'existe déjà presque plus une mémoire et un raisonnement pour retenir et entendre tout ce que j'écris ; je suis condamné au pilori du « pédant » et à l'opprobre de « l'abstrus », jugements expédiés sans conscience ni examen – conscience et examen sont assurément devenus rédhibitoires. Un inévitable mal en viendra, car comment saura-t-on aimer vivre sans rien d'aimable, sans personne à aimer ? On ne voudra plus vivre, et l'on commencera par cesser de vouloir faire : dégoûté de soi, tant inquiet d'être si peu, on noiera cette conscience du vide dans l'isolement diverti – c'est déjà ce qui arrive. Or, comment ne renâcleront-ils pas quand ils devront entendre l'origine de leur malheur, ce climat consenti de paresse et d'abandon où l'organique devient végétation ? C'est qu'une morale, tout le poids immense et comme instinctif d'une morale, aura compressé leurs représentations : ils ne sauront plus seulement vivre en étant ! Un tracteur a écrasé la pelle, et ils ne veulent plus jamais se servir de leurs bras, ce leur est à présent un principe, l'existence même de leurs bras les fait se sentir coupables quand ils les utilisent, et ils ont inventé des prétextes de santé et de morale pour diaboliser le manche en bois et la tête d'acier : ils se sont juré de n'y jamais toucher, c'est dorénavant inscrit loin en eux, ils déclarent phobies et troubles rien qu'à fermer le poing ou à user l'épaule, on les blesse inévitablement en désirant les corriger et les guérir. Une réhabilitation ne leur permettra au mieux que de concevoir la possibilité de revenir au manche-mémoire et à la tête-raison, mais l'intoxication est si profonde que cette idée thérapeutique longtemps ne s'accompagnera d'aucune réaction, et que de dispendieux déploiements d'assistance seront nécessaires pour qu'ils recouvrent seulement l'usage et la volonté associée des bras et des poings. Ils sont embrigadés par des conceptions où le facile est une doctrine. Voyez comme vous les choquez quand vous leur parlez de se forcer à un effort : aussitôt, ils se renfrognent face à ce minuscule traumatisme d'un acte dont ils n'ont pas spontanément envie. Il leur semble que leur monde à eux ne consiste qu'en un vaste et continu bonheur de ne pas se contrarier. Il faut que tout leur agrée, que rien ne leur donne une peine. Aller contre ses tendances, résister à ses plaisirs, est déjà un crime.

L'accueil qu'ils réservent à ChatGPT est donc énorme et gagnera homogènement notre société, même s'il restera longtemps discret par honte du remplacement humain en quoi chacun sent que cet outil consiste : il réunit l'idéal contemporain de l'existence : non un logiciel, c'est une allégorie et un parangon. Ce nouveau messie offre enfin aux citoyens-bourgeois-divertis-standardisés l'opportunité et la permission de lui remettre le reste de leur esprit et de ne plus s'en soucier : le bonheur qui leur est tant sacré explique pourquoi ils croient avoir trouvé là le motif le plus irréfragable d'arrêter leurs derniers tourments. Une machine se charge des besognes parmi lesquelles réfléchir ; c'est l'indice, comme pour les autres besognes que l'humanité a déléguées, qu'on peut se reposer sur elle et gagner encore un temps libre, un temps aimable de farniente, temps de vacances, temps de déconstruction. L'évanescence atteint un degré où l'on ne sait plus bien dire ce dont l'humain est apte qui l'élève au-dessus d'un rouage de routines et de réactions. Il faut fouiller, enquêter loin et sophistiquer longtemps pour parvenir à une conclusion qui lui conserve une place de choix au sein des généalogies ; le Contemporain est la honte de la mémoire de ses aïeux, et déjà sa place, inédite comme créature dans l'histoire, est-elle uniquement à chercher du côté du groupe, du collectif, d'un fantôme de mérite qui émanerait d'un « patrimoine » : le Contemporain s'associe volontiers à un héritage, faute de sentir qu'il y contribue, il s'octroie une somme dont il n'est pour rien. Sa présomption est rendue nécessaire parce qu'il ne discerne plus l'individu, alors il s'empresse d'y substituer le nombre, l'espèce générale, l'humanité-sans-humain, dont on crée artificiellement une essence idéale et des effets positifs. À vrai dire, peut-être pour la première fois de toutes les civilisations, on ne reconnaît plus aisément que la multitude soit l'expression d'individus cumulés : le temps est passé où le mot « individu » pouvait s'appliquer, on ignore dans un spécimen contemporain où se quête un noyau de singularité. Le déclin se signale désormais par le renoncement volontaire aux insignes non plus de la philosophie et de l'art, des idées d'un accès ardu, des vertus spirituelles les plus rares et hautes, mais juste de la pensée tout court, des procédés de l'esprit, mémoire et raisonnement dont on se dispense de bon gré parce qu'il n'en restait à peu près plus. On sacrifie cela sous le joug d'une paresse immense et l'on affecte l'espoir d'une humanité alternative capable d'évoluer sans contrainte et pourvue d'attributs reposant sur la liberté : pari aveugle, sans probabilité, sans un projet. Cependant taraude une culpabilité, comme un atavisme qu'il faut masquer en se réfugiant dans l'abêtissement et l'occupation. Seulement, écoutez ! écoutez, quand il n'est aucun bruit, nul écran allumé dans la chambre ! écoutez dans le silence et dans l'ennui qu'ils fuient, dans l'introspection superficielle, dans le soupçon du néant de l'écoute à soi ! Écoutez-la, leur peur de disparaître, peur de n'avoir pas existé un moment de leur existence, peur de ne savoir en quoi ils pourraient compter, peur de n'être rien de distinct ! Et voyez si, à ce prix, il vaut encore quelque chose de se dire heureux tout en tremblant d'être seul une minute et de sentir l'absence de ce que naguère tous détenaient au moins vaguement, à savoir : soi, un soi bien à soi, l'Identité ! Il faut vénérer l'identité à présent comme un dieu qui ne se rencontre presque plus, qui tend à disparaître, qui recule encore : c'est au point qu'il n'y a personne ! Et voilà pourquoi je n'écris pour personne : il y faudrait un esprit, c'est-à-dire – un effort. Comment me lire sans cela, comment simplement lire ? J'écris, mais à une époque où nul ne se reconnaît plus un esprit pour penser l'écrit : je suis un écrivain en un monde sans lecteur, et mon message n'a pas un homme à atteindre.

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