Origine plausible de l'amour vu comme irrationnel

Je postule que ce n'est pas un hasard si les mœurs, malgré leur degré de « civilisation » et de « civilités », ont conservé en l'amour l'idée d'inconstance immotivée, d'impulsion absurde, ou d'excès louable, qu'on trouve aussi bien s'agissant d'infidélité, d'intensité de l'attachement, que d'irruption du sentiment-même, comme le fameux « coup de foudre » en est l'illustration la plus manifeste, socialement acceptée, largement « légitime » et en quelque sorte approuvée ; autrement dit, la morale a intégré dans la définition de l'amour ce qui relève de l'imprévisible et qui appartient au registre de la passion, ce qui n'est pourtant pas entièrement cohérent avec son incitation à la régulation par courtoisie. Or, je reconnais cette bizarre tolérance pour logique, parce que la variabilité est conforme selon moi à une forme antérieure et primale de l'amour, consubstantielle à lui et sur lequel il s'est fondé, je veux parler du désir sexuel.

Cette part est profonde et inamovible en l'humain : la liberté intrinsèque de l'humeur ardente ou froide qui s'explique mal et que la « raison ignore ». Les variations d'envie, d'ardeur, d'excitation, d'exubérance, d'audace, en somme les « chaleurs » que les hommes et les femmes ressentent par sursauts, intervalles ou cycles, et que rien d'évidemment intellectuel ne justifie, a probablement servi à établir l'un des socles spirituels de la conception de l'amour, en l'espèce de cette irrationalité que la tradition acquise lui fait inhérente. Mais en vérité, on s'est fourvoyé, car ce n'est pas l'amour qui appelle à l'absence de motifs, c'est le sexe – encore admets-je que le sexe lui-même, l'attirance physique apparemment spontanée, induit des origines qui ne sont pas si inexplicables qu'on se figure, mais ce sont des origines que la teneur plus « instinctive » du désir rend moins décelables. J'ai souvent éprouvé qu'il est difficile de remonter aux causes d'une envie concupiscente : on sait toujours pourquoi l'on aime (il suffit de se connaître, d'oser chercher, de ne pas craindre de se découvrir des causes) mais on ignore souvent pourquoi l'on désire ; et l'on a transposé l'inconnaissance de la source du désir à la source de l'amour, sans doute pour se retenir d'examiner l'amour et de le vulgariser – l'inexplicable est flatteur (je sors d'une discussion où mon interlocutrice tient par principeà ce que le génie ne soit pas seulement la somme d'un travail mais le fruit d'un mystère. Ce qu'on n'explique pas, on l'adore facilement, c'est pourquoi plutôt on ne veut pas savoir. Deviner la cause d'une envie lubrique est beaucoup plus délicat que celle de l'amour qui est d'une dimension plus intellectuelle. Pour origine de la fièvre de possession, on trouve aussi bien son état de santé général, que les préoccupations de circonstance qui détournent l'esprit de l'entretien des pulsions, que la phase de regain corporel où l'on se situe depuis le dernier rapport sexuel, qu'une volonté de valorisation personnelle liée à des représentations plus ou moins inconsciente d'attributs mâles ou femelles : tout ceci influe sur l'excitation physique et constitue autant de critères presque inextricables et susceptibles de ralentir ou favoriser l'accès à un contact ; mais on sait avec plus de constance ce qu'on cherche dans l'amour de caractère et de vertus, et l'on ne s'aveugle jamais, au fond, au point de ne pas reconnaître en l'autre si ces qualités s'y rencontrent, de sorte qu'on peut facilement dire, en fin de compte : « Je l'aime pour telles raisons », tandis que personne ne peut aussi aisément dire, sauf à se limiter à de plates considérations morphologiques : « Je le désire pour telles raisons » – en tous cas, pas moi (ces motifs ne sont toujours, quand j'essaie de les déceler, que soupçons, et je ne réussis jamais à atteindre à une certitude aussi définitive : j'ai par exemple longtemps tâché de comprendre ce qui me plaît dans les bas de femme, et mes tentatives d'explication sur le sujet me laissent médiocrement convaincu).

Or, un jour, il a fallu civiliser l'amour, et ne plus se contenter de son bonheur instantané et illogique, notamment dès que, d'une façon ou d'une autre, on a voulu le contractualiser : la versatilité inexpugnable du désir sexuel dut passer à l'amour pour être mieux régenté ; ou plutôt, comme on ne pouvait humainement empêcher ce penchant à l'irrationalité, on le transféra au domaine spirituel pour en faire une valeur à cette condition. Particulièrement, l'esprit chrétien, refusant de consentir à l'aléa du corps qu'il honnit avec dégoût, plaça maints engagements pour juguler ces fougues incompréhensibles, mais ne put se départir d'inclure en l'amour un reliquat, trop sensible, de ces changements intérieurs : au lieu d'appeler cela « libido » ou « lascivité » comme il l'aurait dû avec impartialité, il le nomma « passion » et l'inclut dans l'amour plutôt que de l'en détacher ; et c'est ainsi que la passion est la copie de la lascivité mais appliquée à l'esprit. Comme on considéra que l'homme ne pouvait se démettre de cette soif et de cette faim, on préféra admettre qu'il s'agissait d'une composante de l'affection, quelque chose d'un ordre éthéré, et on y imputa l'idée de vertu parce qu'on n'aurait su la chasser s'il avait fallu l'accuser comme un vice. C'est ainsi malgré tout qu'on garda dans l'amour le caractère vanté de « l'élan » qu'on ne pouvait contraindre et qui est peut-être tout ce que la société policée y tolère d'amour originel : on altéra en parangon mais dans un domaine connexe, environ celui de « l'âme », ce qu'on ne pouvait pas discipliner en amour, et la trace du sexe qu'on souhaitait refouler y subsista sous une nature permise sans qu'on y distinguât son état premier. Mais la passion amoureuse est bien tout entière héritée de l'appel du sexe.

– Voilà comme une ferme méthode généalogique des sentiments permet d'en remonter à la source. –

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