Opportunité d'un certain inconfort
Après tout ce que j'ai écrit sur les turpitudes d'une société contemporaine du très-grand-Confort, notamment sur la manière dont elle se départ largement d'Individu et se range du côté du nombre, une interrogation nécessaire porterait, à dessein d'obliger les hommes à redevenir des Identités plutôt que des pièces de foule, sur l'opportunité d'y introduire une relative quantité d'Inconfort. C'est là un sujet moral délicat s'opposant à la plupart des conceptions humanistes : créer volontairement une part de malheur pour forcer à la grandeur active, pour autant qu'on reconnaisse qu'on a rarement vu, aux temps de complète insouciance, d'êtres et d'œuvres élevés qui procédassent de l'opulence. Or, le degré de facilité dont a hérité le Contemporain sans même avoir à déployer de facultés pour l'obtenir, c'est-à-dire sans pouvoir entretenir le souvenir des principes qui lui ont offert cet état évanescent de loisirs, est assurément un frein à toute volonté supérieure, à toute puissance, à tout effort notamment commandé par les vicissitudes devenues improbables de l'existence : il n'a pas besoin d'aspirer à évoluer pour se sentir satisfait, alors pourquoi tendrait-il à devenir perfectionné, par quel motif se contraindrait-il à penser et à agir mieux, ses besoins sont comblés assez au-delà du nécessaire (presque chacun dispose de quoi manger, se vêtir, se soigner, se loger, s'instruire, et actuellement, sans beaucoup de difficulté, de quoi travailler s'il ne rechigne pas à certains inconvénients c'est-à-dire), il n'a même guère à être prévoyant bien qu'il se défende de cet état d'abandon et de sérénité (c'est qu'il n'imagine pas à quoi mentalement je compare sa situation, ayant perdu la pensée de la réalité d'avant le XIXe siècle) ; ni le travail ni l'effort ne lui sont utiles à réaliser les conditions d'une existence (relativement) confortable, il a autant d'argent qu'il faut pour se sentir content, par conséquent rien ne l'incite à progresser, à accéder à des honneurs qu'on ne concède plus nulle part, ou à se donner par fierté quelque direction d'excellence, et c'est au point que l'inverse tend à prévaloir en les mœurs en ce qu'on considère la dépense de soi comme un gâchis plutôt qu'un moyen de réalisation, la suprême valeur devenant de s'économiser pour profiter de la vie, contribuer à son plaisir, et se sentir mieux et notamment plus désœuvré, à la fois physiquement et mentalement.
Il serait judicieux, je pense, d'examiner les conditions où, dans une société, naissent et se développent en plus grande abondance des individus de hautes intelligence et moralité. Je ne présume rien, mais je dirais que vraisemblablement on constate que de tels êtres procèdent plus souvent de situations difficiles où le besoin d'exceller se fait sentir : non même qu'ils aient vécu personnellement des épreuves, mais l'égrégore social issu de périodes de contention les incita à exercer leurs facultés avec performance, et c'est, je crois, ce qu'on constate toujours après des périodes de pénuries et de douleurs nationales. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale par exemple, le souvenir du peu de considérations éthiques qui l'avaient provoquée imposa aux foules une respectueuse déférence aux règles de vertu où s'étaient récemment illustrés bien des hommes, ce dont des Sartre et Camus firent leur profit opportuniste : cette sorte stéréotypée de vigilance morale se maintint jusqu'à aujourd'hui où elle est restée assez automatiquement et caricaturalement associée à des exemples et contre-exemples de ce conflit. Les souffrances et les peines réellement subies transportent forcément avec elles des réflexions et expériences dont on tire non toujours une grandeur mais du moins une leçon, ne serait-ce – ceci est aussi terrible que vrai à formuler – quelque écart à la complaisante et aliénante monotonie des routines ; en somme, on sort toujours grandi d'avoir véritablement vécu quelque chose au-delà du quotidien : Nietzsche écrivit que ce qui ne tue pas rend fort, mais il supposait ici que « ce qui ne tue pas » appartient au moins au domaine des blessures, si bien qu'il n'a jamais prétendu qu'on devient fort à ne faire que vivre paisiblement, sans aucun heurt et en suivant toujours la même habitude confortable. Même, la place que tiennent opprobres et récompenses dans la mentalité populaire, que ce soit au terme d'événements graves ou instaurés en coutumes, s'est toujours révélée d'une certaine importance pour lui servir de guide afin qu'il se comporte et dirige selon des repères honnis ou valorisés, et, faute de mémoire, on devine combien, en une situation d'opportunisme où le confort prévaut sur l'effort, il risque de sentir d'avantages à déformer les faits méprisables ou héroïques, à les oublier ou à les nier au gré de la respectabilité qu'il préfère s'attribuer sans effort.
Dans une conférence dont je n'ai regardé qu'un extrait, un « expert » de je-ne-sais quels spécialité et parti politique déclarait qu'il était temps de rétablir en la mentalité des populations modernes une certaine précarité à dessein de pallier « l'arrogance » des demandeurs d'emploi et de refonder la prééminence des entrepreneurs, plutôt que d'inciter à un rapport où le chômeur estime que son embauche est plutôt un privilège pour l'employeur qu'un avantage pour lui, la perspective finale étant de renforcer une morale générale du travail opposée à celle du plaisir. Je n'ai nul avis économique sur le sujet, ce qui m'intéresse est uniquement relatif à la question morale au sens de formation, d'orientation et de perfectionnement des mœurs. Si la déclaration évidemment indigna au premier degré la plupart des auditeurs contemporains épidermiques qui n'entendent pas par quelle cruauté on peut vouloir imposer à des foules une existence inquiète, et notamment comment des êtres eux-mêmes de condition aisée osent l'indécence de valoriser la peine et la difficulté qu'ils n'ont vraisemblablement pas connues, le débat moral, quant à lui, que je considère d'une certaine hauteur et pourtant ignoré pour embarrassant et compliqué, pour périlleux aussi, continue d'être vacant : y a-t-il un intérêt moral et dignifiant à infléchir la vie des peuples vers plus de douleur ? Je crois qu'en particulier, où cette position souleva bien des réactions outrées, c'est par le sentiment qu'elle peut expliquer nombre de décisions absurdes et contraires au bien commun que prend régulièrement le gouvernement sans justification, comme le maintien de la France aux conditions européennes de l'électricité ou quantité de lois frustrant le peuple de son lot de facilités accessibles qui ne nuiraient à personne : puisqu'ainsi l'État prive sans raison de plaisir le peuple qu'il est censé servir, on a pu supposer, surtout avec un président aussi insoucieux de plaire comme M. Macron, qu'il s'agissait d'un dessein conscient, présenté comme une sorte de complot délibéré, à savoir fabriquer les conditions dégradées d'une société favorable au patronat et enfin portée au mépris des jérémiades. Or, cette théorie, parce qu'elle ne repose pas pour une fois sur l'idée d'une conjuration maléfique mais bien d'une réalisation méthodique de valeur, n'est pas invraisemblable, et je reconnais que la possibilité tant arguée d'une « décroissance » et du régime de privations également appelé « sobriété » s'accorde avec la direction soi-disant « résiliente » d'une société où l'on tend à faire passer l'insouciance des gens pour un odieux et bas abus : ainsi le gouvernement semble-t-il déjà corriger l'expression de satisfaction en y substituant par exemple « l'esprit de responsabilité » ou un « autre modèle de civilisation ». Rien que cet objectif d'inflexion morale pourrait expliquer qu'on tînt tant à promouvoir la thèse de l'origine anthropique du réchauffement climatique contre une rationalité scientifique plus ferme qui, certes à défaut de pouvoir l'infirmer, en reste tout logiquement à ne pas pouvoir l'accréditer : en termes de communications, le mode des alarmes et des restrictions, tant employé ces dernières années pour des motifs minuscules (dont le Covid-19) serait sans aucun doute un moyen efficace d'établir l'inconfort par les divers tribus que le citoyen se croit tenu de payer pour sa sécurité et sa subsistance. Or, à ces affolements stratégiques et induits, ésotériques et aristocratiques, je préfère la clarté avec l'exposition nette des motifs et intentions, et me demande tout haut si, en effet, le confort, du moins un certain excès de confort, n'est pas de nature à encourager une société de citoyens vils, similaire à celle que nous constatons et où, je le rappelle, on n'achète pas cinq livres par an (et parmi ces livres pas un de littérature), on occupe son abondant temps libre en inepties presque bestiales, on devient plus idiot et plus laid chaque année, et l'on insiste à se faire tester pour une maladie bénigne à dessein de témoigner qu'il est arrivé enfin un « événement » dans sa vie. Car c'est bel et bien, il faut le reconnaître, la situation du Contemporain français, et je l'épargne ici quant à sa description morale, réduite environ à l'animalité jouissive.
La question du loisir en particulier me semble au cœur du problème, en ce que le loisir figure ce que la personne fait et est lorsque la société lui ouvre une certaine fenêtre de confort. Jusque dans les premières décennies du XXesiècle, on crut constater que le temps libre offrait au citoyen un espace d'instruction et de créativité où il pouvait s'épanouir et se sublimer : par exemple Tocqueville prétendait que l'état d'oisiveté permis aux Blancs par l'esclavage au Sud des États-Unis y rendait les habitants plus artistes et plus intellectuels qu'au Nord, et Sherwood Anderson indique dans Pauvre blanc l'avantage réflexif et même philosophique que permet au travailleur des champs l'invention de la machine à moissonner comme ne plus s'enfoncer dans le sommeil lourd dès l'arrivée au domicile, et utiliser son esprit, réfléchir à autre chose qu'au contingent, méditer un peu. Il est probable en effet que la découverte du loisir décupla dans un premier temps la volonté du peuple de s'instruire et réaliser de hautes actions libres. Seulement, c'étaient des peuples dont la morale se constituait encore entièrement autour du travail comme valeur cardinale : Tocqueville rappelle qu'aux États-Unis le dimanche n'était pas juste jour férié ou chômé, mais qu'il s'agissait d'une occasion forcée, d'un véritable devoir de travail d'esprit, surtout en lien avec la spiritualité religieuse, où les activités distrayantes comme la chasse ou la boisson étaient même prohibées – c'est dire combien étroitement le temps libre était rapporté aux exercices d'effort, combien même la pensée de la liberté était attachée, imbriquée, mêlée à celle du devoir d'excellence. Et c'est précisément pourquoi, je pense, la pratique de loisir à cette époque, non seulement parce qu'elle était rare mais parce qu'elle s'inscrivait dans une mentalité où la vertu était toujours relative à une activité de renfort de l'esprit, était productif et favorable à la société : son espace de création induisait la possibilité d'une direction propre et départie de la nécessité d'une rentabilité économique, autrement dit il s'agissait non pour le citoyen d'en user comme à présent avec plaisir et comme bon lui semblait (ce qui aurait valu sa réprobation morale extérieure et intérieure), mais de s'en servir pour réaliser l'effort conforme à ses vœux. C'était toujours le travail qui primait dans le loisir, parce que le loisir s'était greffé à une société du travail, en sorte que le plaisir du loisir n'était que plaisir de travailler autrement et pour soi seul.
Or, à mesure que le loisir se perpétua et s'étendit, il se renforça dans les mœurs comme un dû plutôt que comme un devoir, devint une morale supplémentaire établie non sur une société de travail mais sur une société de loisir, excluant progressivement toute destination d'agir avec « profit » autre que le plaisir : or, c'est bien sûr où nous en sommes. À l'obligation morale tacite d'organiser le loisir comme un travail s'est substituée l'obligation morale du repos c'est-à-dire de l'absence de réalisation spirituelle ou concrète, le devoir philosophique de farniente, sensible par exemple à la désapprobation populaire lorsqu'une personne choisit de renoncer à une part de son congé après la naissance d'un enfant. Ainsi le loisir devient-il un temps nécessairement improductif, ce qui inverse le rapport – et l'apport – de cet espace de confort à la société. Voilà pourquoi, à la somme des citoyens, le loisir des autres représente toujours une perte, parce que durant son congé le Contemporain cesse de faire et d'être, les mœurs l'enjoignant à disparaître de la société, le vacancier par définition est un être indisponible aux activités ; et, contrairement aux proverbes, il ne renouvelle pas ses facultés dans le loisir, n'y ressource pas ses motifs d'agir, ne se reconstitue ni ne reconfigure pour réinstruire et accroître ses effets, il pratique l'agitation et s'abrutit avec pour excuses qu'il reviendra ensuite à son métier avec plus de rendement, ce qui ne se vérifie point. Je ne dis pas que la vie humaine doit se dédier exclusivement au labeur harassant et absurde, et j'admets que le repos est bon en quelque chose, mais il y a disproportion du repos au prélassement idiot, au même titre que Hugo parlait d'un « travail sain et fécond » dans son poème « Mélancholia » par opposition au travail aliénant des enfants : nos loisirs, il faut le reconnaître, apportent une malsaine dégénérescence et n'entrent nullement en relation d'idée avec un repos « sain et fécond », ce qu'on démontre facilement en rapportant combien ce « repos » est en vérité un temps où le Français se couche tard et dort peu, un temps qui ne profite nullement à la régénération de ses forces physiques et mentales. Où le loisir conservait autrefois une vertu, c'était dans l'admission que la difficulté qu'il allait apporter serait d'un ordre plus libre que la servitude d'une profession, mais il gardait le travail pour repère, postulant que le sentiment du devoir de s'infliger un travail était au fondement non seulement du progrès individuel et collectif mais de tout homme de moralité, évident et universel : en substance, on n'imaginait pas qu'on pût se vautrer par loisir dans la passivité la plus éhontée, idée si indigne qu'elle n'aurait autrefois traversé l'esprit de personne, au même titre qu'on ne songerait pas de nos jours à faire des enfants pour les violer au lieu de les chérir. Et sur la pensée que le progrès des siècles dépend toujours d'une conception de la vie humaine comme travail, qu'il s'agisse de travail pour autrui ou de travail pour soi, je crois bien qu'on avait raison...
Il faut me comprendre et je dois m'expliquer, tandis que c'est justement mon temps libre qui me permet de tracer ces mots et qu'en somme c'est grâce au loisir que j'écris ; or, je semble pétitionner pour sa disparition en son usage actuel. Seulement, on a rarement voulu m'entendre, semble-t-il, quand j'indiquais que l'écriture constitue pour moi un travail et non un plaisir – je n'ai certes aucun plaisir à écrire, j'écris sans bonheur comme maintenant. La souffrance que cet exercice procure pourrait me faire passer pour un dérangé masochiste, à ceci près que, n'ayant pas plaisir à écrire, j'ai tout de même plaisir à avoir écrit, en ceci que je me sens soulagé d'avoir répondu à mon devoir d'évoluer, parce que je me juge meilleur humain d'être celui qui s'efforce à un progrès. Mon « plaisir » est donc autre que celui du Contemporain, inverse et disparate : non celui d'avoir senti passer dans l'indolence des heures inutiles, mais, au contraire, d'avoir senti la volonté et la possibilité d'une amélioration dans mes réflexions et mon identité. Je crois bien que c'était le sens originel du loisir tel qu'il fut permis et institué et tel qu'on en envisagea le bienfait : une autre forme de devoir que l'argent, prendre soin de soi et s'édifier par l'effort, se compléter, se forger une personnalité, une distinction, une direction idiosyncratique que les rouages d'une profession ne permettent pas toujours. Ainsi, il n'y a rien de contradictoire à ce que je prétende que le temps libre ou le loisir, grâce auquel j'écris cet article, ne mérite pas de louanges et suscite un questionnement, la conception de mon « hobby » n'ayant à peu près rien à voir avec celle que se font les générations qui paressent et jouent. La pensée de construction individuelle, susceptible de rejaillir sur la société par ajout d'êtres spécialisés et performants, est au centre de mon occupation du temps libre, tandis que sa pratique contemporaine réalise plutôt une déconstruction de soi, détente maximale et déconnexion la plus totale de la contrainte et de la civilisation, en sorte qu'on sort moins excellent du temps de loisir. Chacun doit admettre que peu songent comme moi à rester « habillé » le week-end tout en restant chez soi : le loisir est surtout devenu abandon et oubli, il ne réalise plus un travail, un effort, une douleur propice à témoigner d'un accroissement de ses facultés, mais consiste en végétation. Ainsi, plus le loisir s'étend, plus la société, à travers ses sujets abêtis et nonchalants, déchoit : c'est que l'esprit de vacances tend à s'installer dans la profession même. Les exemples contraires, existant quoique constituant des exceptions, montreraient que le loisir, qui a certes permis à des intelligences et des artistes de se perfectionner, n'avait justement pas pour eux la « valeur » que la majorité lui accorde aujourd'hui, de sorte qu'on peut presque dire qu'ils ont vécu le loisir par antiphrase : si on leur demandait comment ils occupaient ce temps libre, on n'admettrait pas aisément qu'il s'agissait d'un temps de loisir, parce que l'esprit de vacuité et d'innocuité ne s'y retrouvait pas.
C'est pourquoi j'estime que l'inconfort est bon au moins en quelque chose : il centre sur des conséquences individuelles plutôt que sur des profits personnels, il forme l'égoïsme comme le confort mais c'est un égoïsme qui n'enfle pas l'inessentiel et qui conserve quelque mesure, qui entretient certes des devoirs de nature active ; l'inconfort apprend à ne pas se confire dans la décadence du divertissement même si, bien sûr, il n'invite pas non plus immédiatement ni systématiquement à s'élever ; le confort, lui, est, au-delà d'une certaine quantité, ce qui incite à se débarrasser du travail et à réduire son efficacité, à travailler uniquement pour attendre le loisir tandis que le loisir ne cherchait initialement qu'à atteindre le travail – tous les loisirs dits créatifs ne sauraient plus approcher l'art, ce que le Contemporain « fait » du temps libre n'est plus comparable à une performance. Or, pour que l'inconfort soit productif – et, on l'a compris, je ne parle pas que d'économie –, il faut que ce soit un inconfort réel et durable, qui s'installe en mentalité du devoir, en habitude de « productivité », innervant la société d'une conception de l'existence où la volonté d'être heureux à tout prix s'efface devant la volonté active de rester le meilleur homme possible. Mais si l'on obtient l'essentiel de ce qu'on peut désirer par le seul droit de faire aussi mal que les autres, il cesse d'exister aux mœurs, en-dehors de quelques êtres à l'indépendance d'exception, un ferment et une motivation d'exceller, et tout honneur humain s'écroule dans l'inattention, l'assistanat, et la désinvolture. Arrivé à un certain degré, le confort oblitère tout sens de l'effort par où naissent les grandes œuvres : c'est largement ce qui explique la nullité des livres actuels qui ne procèdent que du temps libre, aussi bien pour les écrire que pour les lire, c'est-à-dire d'un temps de plaisir vide. Il n'est pas difficile, je crois, d'extrapoler ce que serait une société de moins d'aisance et de plus de difficulté : monde d'efforts constants pour découvrir des moyens d'accéder à davantage de confort, c'est-à-dire le monde humain tel que l'histoire l'a toujours connu, une perspective de progrès en faveur des êtres et de l'humanité. C'est même probablement ce désir de facilitation de l'existence qui, en des époques reculées, a permis les considérables avancées qu'on y rencontra ; il est plausible qu'avant la Renaissance on ne supposait par vraiment que le confort fût légitime ou possible, ou que les récompenses qu'on décerna ensuite aux inventeurs de confort facilita l'éclosion d'une multiplicité de facilités modernes, ou que le Contemporain, ne sachant guère par où gagner en confort supplémentaire, relativise plus que jamais les mérites de qui s'efforcent encore d'y contribuer, décourageant des mœurs entreprenantes qui n'ont servi surtout jusqu'alors qu'à acquérir plus de confort. Faute d'esprit de distance et d'activité spirituelle, il est aisé de prendre les instruments du confort pour des inventions de destruction et de démesure comme tendent à le faire tous ceux qui, incapables de concevoir l'existence sans modernités, tiennent néanmoins à fustiger l'irresponsabilité des fabricants d'automobiles ou d'avions dont ils n'ont pas besoin. Nous arrivons au point où le génie qui incite au progrès collectif par l'accroissement des sciences ou de la philosophie est socialement déconsidéré, négligé et rejeté pour secondaire ou humiliant : c'est qu'il n'y a plus guère de problème tangible, pas d'urgence réelle, aucune perspective de solution par laquelle désigner et glorifier un vainqueur, alors sur quelle base voudra-t-on que se fonde la mentalité du vainqueur qu'on regarde dès lors avec plus de soupçon que d'admiration ? Nul n'a de raison d'œuvrer : tout va bien, les problèmes qu'on se fabrique sont dérisoires, et le paradigme moral exclut de plus en plus la possibilité de travailler en bonne conscience durant son loisir. Même, il n'existe plus qu'à peine, à force d'égrégore de loisir, de Contemporains apte à comprendre la valeur d'une œuvre-de-travail : c'est à présent cette œuvre qui fatigue et ennuie, c'est elle qu'on abandonne et qu'on nie, on ne la reconnaît plus pour un présent mais pour un inconvénient parce qu'elle importune. Il y a toujours moins de hiérarchie des critères pour distinguer le fruit d'un effort, alors pourquoi quelqu'un s'y livrerait s'il perd toute espérance de popularité et d'édification et s'il est même dans la certitude de sa désagréable intempestivité ? Le loisir, par la norme morale qu'il établit, appelle le loisir, parce que peu à peu il n'aime que les témoignages de loisir – les fruits du loisir – qui lui ressemblent et qui valorisent la plupart. On veut s'aimer diverti et vacant, alors on va instituer le divertissement et la vacance pour valeurs supérieures, et le loisir supplante l'effort, on ne trouve plus de grandeur qu'à des œuvres qui confortent le loisir et dont, paradoxalement, l'effort ne consiste qu'à transmettre au maximum une impression de loisir. Le sentiment du travail devient obsolète, se périme, et on le signale pour rétrograde ; par conséquent, bientôt plus d'œuvres nées de l'effort, par suite plus d'art et plus d'œuvre du tout. La société présente et future se dessine comme une morale de la satisfaction évanescente, de la culture-du-hasard et de la culture-du-plaisir. Commencer à travailler sur une œuvre, c'est déjà cesser de la rendre accessible et appartenir au passé. Un jeune homme contemporain n'a presque plus d'idée de ce que signifie « se donner du mal pour un art » : ce lui est devenu par trop immoral et contre nature.
Ainsi le cycle du confort et des loisirs se résume-t-il :
D'abord, une société ne croit pas qu'elle peut trouver le confort, ou elle ignore comment y aboutir, ou elle n'y tient pas.
Puis elle rencontre des libertés ou des accès qui lui ouvrent des perspectives de confort lui paraissant libératrices. Elle incite alors, par toutes sortes de récompenses, aux initiatives de créations matérielles et intellectuelles, et les peuples vénèrent leurs inventeurs.
Ensuite, ces conforts progressifs permettent d'accéder au loisir, qui demeure encore, en ces mœurs, un moyen de travail au service du confort. Mais commence à s'établir une société de superpositions de loisirs qui ne sont pas strictement utiles à l'édification individuelle.
Enfin, une époque de très grand confort est établie au-delà duquel on n'imagine même plus ce qui pourrait s'inventer. On en vient à mépriser la mentalité du travail qui ne peut plus servir à instaurer des loisirs beaucoup plus souhaitables que ceux dont on bénéficie déjà. Alors, les créateurs sont dédaignés, et plus rien ne se perfectionne : la société s'enferre et sombre en un esprit de jouissance improductive et stupide.
C'est, je crois, où nous en sommes aujourd'hui : le divertissement et le désœuvrement installés ne permettent pas d'entrevoir le profit d'un travail, tout étant extrêmement confortable sans effort, et puisque le petit profit d'un exercice ne sera manifestement pas en proportion avec le désagrément engendré. C'est par où l'on rejoint la pensée que seule la véritable nécessité pourrait rétablir le sentiment collectif et individuel du devoir de labeur, dans la conception que c'est le labeur surtout qui, par fruit d'une activité de suprême effort, contribue à la grandeur de l'homme, car rien, nulle détresse, ne rend plus indispensable ni désirable d'œuvrer. Et peut-être même, suivant ce développement, faut-il envisager une solution encore plus terrible ; c'est que – j'y ai réfléchi – puisqu'il est vraisemblable et logique que le nombre des hommes diminue d'autant le sentiment de devoir agir par soi-même (parce qu'enfin, tout ce qu'on peut déléguer atténue le besoin et l'envie du travail personnel, en sorte qu'en une société abondante, comme elle ne requiert pas de se charger de beaucoup d'actions, on ne sent moins disposé à en exécuter par lesquelles on augmenterait son expérience et sa volonté), on doit admettre qu'un remède à l'irresponsabilité générale du Confort consiste en la diminution de la population. Et, pour en donner une idée, songer à cela : comment un homme dévolu entièrement à ses propres besoins pourrait-il se dispenser d'être efficace et de bien réfléchir ? Il est incontestable et empirique que, dans un groupe, moins il y a de participants, plus chacun se sent tenu à un rôle qui l'engage dans un cycle de pensées et d'activités propres à l'édifier par lui-même, de sorte que, de façon universelle, quoique pas proportionnelle selon les institutions qui répartissent les fonctions au sein des membres, un pays de démographie moindre, face à un autre de mêmes développement et confort, contiendra en principe toujours plus de ressources humaines actives, c'est-à-dire de rendement individuel en la volonté des citoyens, en leurs sentiments pressants d'inventer, en leurs créativités et exigences, tout cela véritablement appliqué à l'individu autonome plutôt qu'à des masses indistinctes, parce qu'une petite assemblée ne peut se satisfaire d'entretenir maints citoyens puérils et inutiles, tandis que la règle chez nous est qu'une minorité qualifiée d'agents et délégués conduise une majorité d'enfants – en sorte qu'une solution à des mœurs imbéciles paresseuse sera toujours, si possible, d'accroître la mortalité pour réduire les gens à se conduire par eux-mêmes. Or, si j'en étais à ce point d'extrémité d'une résolution (qui ferait un récit de fiction digne d'intérêt), comment choisirais-je les morts-à-venir, étant inévitable que parmi ceux qu'on tuerait si l'on procédait au hasard, certains appartiendraient à la catégorie des mentalités productives qu'on préfèrerait conserver ? Comment sélectionner, et épargner tant que possible les meilleurs, diligents et studieux, sans procéder par interrogatoires évidents ? Je proposerais le principe suivant : choisir les morts parmi les moins travailleurs, les plus inertes, les passifs, les suiveurs, les irresponsables, ceux qui, si imprégnés de la démocratie des loisirs et du confort, acceptent tout ce qu'on leur propose sans contester et font bien exactement ce que l'État leur ordonne ; il s'agirait d'atteindre des pièces de foule crédules sans jugement propre, déterminées par leur foncière modalité à la persuasion et à l'inaction, et accoutumées à se décharger du soin de décider en établissant leur attitude, loin de tout esprit critique, dans la plus étroite conformité à des commandements qu'elles ne feraient perpétuellement qu'appliquer. Quant à savoir par quel procédé il faudrait s'y prendre, je laisse à d'autres le goût paranoïaque d'imaginer comme cela pourrait se faire – ou avoir déjà été fait, avec ou sans vaccin –, s'ils se plaisent à former des fictions amusantes et angoissées, où je n'irai pas cette fois-ci.
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