On ne m'a pas trouvé beau

En passant devant la glace, il me vint, en me voyant rapidement le profil, un sentiment vague d'injustice à la pensée que jamais une femme, hormis ma mère, ne m'avait dit que j'étais beau. Et ce sentiment monta en moi, qui avais trente-neuf ans, en me représentant combien les hommes de mon âge et de ma région étaient laids, et combien par comparaison au moins mon physique eût mérité quelque égard, en ancêtre d'indignation qui procéda non de ce que je me savais beau – ce qui n'arriva jamais – mais de ce que je n'avais jamais jugé combien il y avait d'ingratitude à me dédaigner, ou à ne pas me distinguer rien qu'un peu. Je ne ferai pas ici mon portrait pour indiquer ce qu'il y a d'objectivement fort en mon aspect, cela m'importune, mais je préfère partir du fait-même de ma bonne virilité selon des critères purement canoniques – taille, poids, robustesse, placement des yeux, dessin de la mâchoire et équilibre du corps, tous attributs qui, justement en glissant devant un miroir, font penser à une femme hétérosexuelle qu'il peut y avoir un intérêt à regarder par deux fois un homme qui circule.

J'ignore si cela étonnerait quelqu'un – une femme prise pour témoin dépassionné – : on ne m'a jamais même fait comprendre, suggéré, insinué, même que je n'étais pas laid. Alors ce fut une atrocité soudain de m'en apercevoir : toutes les femmes belles, il me semble, bien qu'on ne leur dise pas toujours, sentent sensuellement comme elles attirent, même celles seulement jolies qui n'ont qu'à porter certains vêtements pour se faire admirer : c'est légitime, nécessairemême, d'admirer une femme désirable et de lui signifier le plaisir qu'elle procure à paraître – combien de fois ai-je indiqué à des collègues, y compris mâles, que je faisais attention au soin de leurs habits, quand je les félicitais d'un goût qu'ils avaient de parer agréablement. Mais pour moi : rien ! Jamais rien !

Et même, presque toujours, les remarques qu'on a pu m'adresser pour l'exigence de ma tenue furent tournées de telle sorte qu'il semblait que ma mise était discriminatoire ou qu'elle allait de soi : on m'a plutôt signalé une légère imperfection de circonstance que le soin général et coutumier de mon apparence – la chemise dépasse un peu, une infime tache, le col mal replié.

J'ai hésité à inscrire cet article parmi mes « Généalogie de l'écrit » : il est certes tout à fait plausible, et à vrai dire plus que certain, que le rapport de facilité qu'on éprouve parmi les témoignages d'estime de son environnement humain façonne le caractère et induit une attitude « solaire » à l'écrit, c'est-à-dire audacieuse et déliée – une écriture d'ambition où l'on n'a autant rien à perdre qu'à prouver. Maints auteurs écrivent pour séduire à défaut d'attributs physiques – Sartre typiquement –, et maints autres écrivent pour confirmer comme ils sont séduisants – typiquement Camus. Se savoir beau, se savoir plaire, est intrinsèquement un conditionnement d'une manière de se publier ; or, quant à moi j'ai écrit, je l'assure, en la perspective de devoir gagner ce qu'aucun bénéfice naturel ne m'avait octroyé, à savoir le droit d'être estimé beau. Et ce droit, j'ai voulu l'acquérir non pour être aimé d'office, mais pour me sentir simplement ce droit : la différence essentielle réside en ce que je n'ai, je crois, pas écrit un mot à dessein de plaire, mais dans l'objectif de prouver à moi-même que je méritais de compter parmi les esprits beaux et plaisants, même si personne décidément ne me reconnaissait pour tel.

(Je passe décidément cet article aux « Généalogie » !)

Et ce qui en est advenu, c'est qu'en l'absence presque totale de beauté ressentie, aucune admiration, aucun compliment, aucune tendresse ne m'a conforté dans un style (j'y pense : on ne m'a même jamais dit que « j'écrivais beau ») : il m'a fallu être celui qui faisait mieux de ne pas se soucier de sa propre beauté, au grand risque sinon d'être déçu. En somme, j'ai toujours tenu mon corps, et toutes considérations esthétiques sur mon corps, fort éloigné de mes projets d'écriture, écartés de l'acte d'écrire, et jusqu'à l'acte d'être, et retirés de ma promotion même ; autrement dit, je n'ai jamais considéré pertinent de me faire admettre beau quand il s'agissait de me faire admettre tout court, je n'ai jamais séduit de manière délibérée – jusque récemment, je « portais laid » en toute situation où j'avais besoin de me faire valoir, par souci de ne pas me faire meilleur que je n'étais quand j'estimais pouvoir « tromper » malgré moi en simulacres honteux, ce dont je finis par m'apercevoir en constatant combien je tenais alors un langage et une posture moins rigoureux et plus bas qu'à l'ordinaire au lieu du contraire (imaginer celui qui, dans une rencontre amoureuse, serait inconsciemment plus négligé que d'habitude pour ne pas se sentir duper son interlocutrice). La notion physique m'était tout simplement hors-propos, hors de considération, de portée et de sens personnel, comme si mon corps était sis hors de moi-même, comme s'il était quelqu'un d'autre et de négligeable. Quand je me jauge, c'est peut-être bizarre (comment le saurais-je ? je n'ai vécu qu'en moi-même !) mais je n'évalue jamais mon enveloppe, ne m'inscris jamais dans un espace, ne me représente pas ; ce n'est que maintenant que me vient cette réflexion : je suis vraiment beau, et j'existe depuis toujours comme un laid. Ou, pour être plus juste, comme quelqu'un qui doit compenser son innocuité : je me conçois anodin, suis sûr de mon invisibilité, comme confiant en mon défaut d'effet, et il m'arrive encore superstitieusement de croire certains jours que la vue de mon corps ne peut provoquer qu'une humeur triste – ces jours-là, je me fais discret et j'évite d'interagir.

Je ne sais pas d'autres manières de vivre que dans le paradigme de cette superfluité, si ce n'est en songeant qu'en effet, mon entourage, mon contemporain, l'humanité qui vit autour de moi, est incapable de reconnaître – j'entends : de façon pour moi sensible – le mérite de ma physionomie. On dirait qu'une omerta règne là-dessus c'est-à-dire, bien sûr, non sur les vertus de mon corps en particulier, mais sur la reconnaissance publique des qualités du corps des gens. On se tait sur la beauté de certaines personnes, et cela les conduit à savoir pour toujours qu'elles ne sont pas dignes d'être remarquées. Or, pourquoi celles-ci et pas d'autres ? Il y a force raisons sans doute de ne pas valoriser ceux qu'on redoute : est-ce cela ? C'est peut-être l'antipathie qu'inspirent les personnes qu'on croit insensibles aux hommages : on sent bien de la réticence à déclarer la supériorité, tandis qu'on préfère conforter la vanité qui ne concurrence pas. On ne rend hommage, je crois, qu'aux déjà-puissants ou qu'aux beautés stupides. C'est peut-être là une cause...

Il y a pourtant bien des humains dégoûtants, dans la campagne où je vis : il suffit d'aller faire ses courses, et l'on tombe sur une majorité de personnes grasses et de mines ingrates, aux corps et aux visages assez difformes, et repoussants sans apparemment s'en soucier. Je me dis souvent qu'il leur suffirait d'un peu d'entretien pour arranger les défauts si manifestes qu'elles présentent et arborent alentour. Il est une laideur née de la négligence qui, véritablement, me paraît presque inacceptable. Ce m'est au point que, par chez moi, on croirait que plus de quatre personnes sur cinq ne sont pas seulement laides, mais malades, physiquement malsaines, des laideurs presque tératologiques.

Or, que ne félicite-t-on pas, au moins tacitement, dans un tel contexte, les raretés qui ont su entretenir de l'attrait ? Ce m'est un mystère et comme une révolte de mon sens de la justice. D'une certaine façon, je trouve en moi le désir de mettre toutes ces personnes entretenues dans un même lieu, puis de leur demander de se choisir pour faire l'amour, selon la logique de leurs charmes et grâces, indépendamment même de quelque beauté absolue. Oui, il me semble qu'il y aurait de la grandeur naturelle dans ce processus : que les sexes des hommes bien découplés entrent dans ceux des femmes aux proportions joliment harmonieuses. Je ne vois rien de plus parfaitement juste que cela : le plaisir associé et proportionné au travail, fût-ce le travail d'un entretien physiologique et esthétique.

Mais j'ai vécu tout ce temps sans recevoir une obligeance – ou peut-être quand j'étais petit, ainsi que cela se dit aux garçons poupons (j'étais rondelet jusque vers dix ans, et je reste renommé dans ma famille pour une crise d'eczéma monstrueuse lorsque j'étais bébé – j'ignore si ceci initia un certain dégoût à me faire juger beau (il est vrai qu'il eût été déplacé de demander ce qu'on pensait du bambin après qu'il était passé par un tel handicap)). On m'a bien remarqué parfois que j'étais frisé comme un mouton, que j'avais le nez juif, l'oreille pointue, que j'étais grand à un âge où cela donne une apparence de maladresse lourdaude, et l'on m'a reproché des boutons que j'ai portés au visage ainsi que des blessures qui ont saigné ou suppuré. Mais que foncièrement j'aie été un homme beau, et même un adolescent d'allure solide et de constitution saine, voilà ce qu'on ne m'a pas rapporté (ce fut peut-être aussi lié à une certaine retenue qu'on me trouvait en rapport avec mon langage un peu strict et démodé, et dont on pouvait se méfier : ce petit contrôle de ma sociabilité était moins propre certainement, parmi des jeunes gens ayant plaisir à ne pas se retenir pour mieux se reconnaître entre eux, à m'ouvrir leur affection et leur franchise). J'aurais eu sans doute de la reconnaissance – et bien du trouble ! – pour celle qui m'aurait seulement et sans attirance singulière démontré que j'étais beau par la description des traits qui me rendaient objectivement tel, mais ce n'est pas venu, d'aucun ami ni même de mon épouse. J'ai grandi en l'ignorance totale de ce fait : quoique furieusement ému par des femmes, je n'ai jamais cru mériter l'idolâtrie ou une fellation, je n'ai jamais senti que je pouvais espérer quelque chose de mon corps ni ce que c'est que de croire que son corps peut produire un effet. J'ai vécu désincarné, tâchant plutôt d'éviter de me voir, essayant quelques effets d'acteur pour faire oublier que j'avais un physique, et tout ce que j'ai acquis de conviction en mon mérite, je le tiens non de l'apparence, mais de la forge relative de mes pensées – non qu'elles soient fort fulgurantes. Je n'ai pour cela jamais été moindrement tenté d'être impérieux ou capricieux, j'ai seulement un peu cabotiné, à telle époque, pour me faire accepter, je n'ai cru en ma valeur que très tard et seulement à force de comparaisons, devenues irréfragables comme les vérités venant de l'examen répété et minutieux de deux spécimens dont on doit finir par admettre que l'un se rapporte à soi et l'autre à autrui.

Ma vie fut dénuée de la réalité d'un compliment qu'autrui m'aurait fait, ce qu'on peut plus nettement traduire par : personne ne m'a jamais élu.

C'est peut-être pour cela, faute d'avoir été remarqué, que j'ai toujours préféré fréquenter les « moyens » parmi lesquels je me sentais à ma place. Les oubliés, les laissés-pour-compte, les faibles et les laids, en la sorte de fatale modestie qui les caractérise, me semblaient davantage correspondre à ma valeur que les forts dont la fierté et la facilité font nombre des succès plutôt même que l'effort ; je me serais cru déplacé de frayer parmi les « populaires » dont la beauté, que je contemplais de loin dans la cour avec certitude comme on reconnaît avec soumission la prééminence d'un palais des dieux contre les quartiers piteux du peuple, déparait de – je ne dirais tout de même pas « ma laideur » – mais ma terne banalité : sans doute est-ce pour cela que je ne me sus jamais digne des filles superbes que j'adorais et dont en silence je désespérais. Je vécus dès alors avec la foi résignée, quoique parfois dépitée en mes chagrins nocturnes, d'une absence de don ou de talent, et toutes mes réussites, qui ne pouvaient bien exister qu'au sein de groupes déficients, ne me faisaient pas la moindre impression de gloire, tant j'étais conscient de ne vaincre que parmi des gens de plus grand handicap que moi.

Et tout cela, peut-être, parce qu'il n'y eut personne pour se pencher sur moi et me dire : « Je t'aime. Tu me plais. Tu es beau. »

Probablement ainsi crût mon désir d'impartiale récompense : « Soit ! tu n'es pas beau, me disais-je. Puisqu'il le faut, résous-toi, mais efforce-toi d'être digne en ton invisibilité. » En loin me venait le désir inexprimable d'un monde où ce qui est étroitement beau, c'est-à-dire d'un charme peut-être plus fort que la beauté puisqu'émané de la contrainte, serait reconnu et déclaré parmi un sain criterium des êtres, loyal et défini, sans une rancune. C'était en moi une certaine vision de la grandeur émergée des hommes, celle qu'avec une honorable objectivité et franchise on puisse couronner.

Mais on ne m'a pas trouvé beau : quel malheur ! J'accueille désormais avec un stoïcisme qui passe assurément pour de la fausse modestie toute déclaration qui ressemble à une louange, car j'y crois mal, étant trop stylé à l'indifférence et à mon obscurité, même inapte à en faire un profit, comme une araignée noire et velue qui s'essaye depuis longtemps à de très subtiles toiles, pour compenser et ne pas songer à son corps : je fixe le scintillement éclatant de mon œuvre, et je songe que cette brillance fine est extraite de mon labeur et non de mon corps que je continue d'ignorer. C'est mon lot de dessiner des arabesques étonnantes, parce que je suis araignée noire et velue qui ne saurait être d'autre manière : c'est ma nature, semble-t-il, du moins mon usage depuis toujours, d'essayer de faire des choses meilleures que je ne suis.

Et un jour, en allant devant une vitre, l'araignée voit bien qu'elle n'est pas noire et velue, elle est parvenue presque à s'en persuader tant la chape décrétée de sa laideur était incrustée en sa conscience, et elle se demande soudain en quel univers d'ignoble iniquité on laisse accroire aux créatures qu'elles ne valent pas ce qu'elles sont, et combien de monstres dissimulateurs et mensongers recèle ce monde incapable de décerner de justes lauriers. Alors l'araignée, que cet aperçu ne change pourtant point tant elle ne saurait plus se résoudre à autre chose qu'à embellir en profondeur et à se hisser au-delà de sa condition longuement supposée d'araignée, est prise d'un dégoût supplémentaire et vague, une nausée, émané de l'alternative d'une autre vie, où le point de départ et de poursuite de toute existence serait à évaluer avec exactitude et sans cesse l'essence des êtres et à encourager leurs valeurs. C'est ce qui n'est pas arrivé à l'araignée, dont la noirceur réputée était peut-être une lumière vive et sa pilosité de quoi accrocher des étoiles. Et quelle horreur de l'indistinction humaine, quand elle y pense, de jeter sur des soleils le regard dédaigneux qu'on porte sur des cloportes ou des arachnides !

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