Nos temps pseudo-scientifiques
Aujourd'hui, chacun veut se prétendre scientifique, se croire et dire d'esprit scientifique, parce que c'est devenu une valeur et presque un minimum : être « rationnel ». J'écrivais dans un article intitulé « Contre l'éteint paradigme du consensus » – celui-ci en sera une extension –, qu'on reconnaîtra enfin, un jour lucide et reculé, notre époque pour une ère de dévoiement du concept de scientificité au profit d'une immense flatterie populaire. Il a fallu être de moins en moins exigeant sur les critères de la science pour y inclure un peuple qui éprouvait beaucoup d'embarras à s'en sentir exclu parce qu'il ne pouvait contester qu'elle lui avait offert ainsi qu'à l'humanité d'immenses privilèges. Il a donc fallu trouver un expédient à un fait qui lui était trop cruel : il ne réalisait aucune activité pratique ou mentale de nature scientifique, mais il réclamait d'en faire partie. C'est pourquoi les mœurs complaisantes ont finalement admis que la raison est seulement synonyme du bon-sens proverbial, qu'il suffit de connaître le rapport homogène des autorités scientifiques pour se prévaloir en « être de science », et que l'apprentissage stupide des théories vulgarisées y compris sans assiduité constitue le fondement du bon et sûr « homme de science » ; en somme, on a voulu que le médiocre étudiant fût le scientifique, prétention particulièrement aventurée et outrée. Et tout le monde « étudie » quelque peu, n'est-ce pas ?
Une sorte de dignité passive imprègne le défenseur-par-principe des sciences : il a « lu », s'estime « logique », se devine une « pensée de cause à conséquence », il s'inclut donc dans un vaste système d'amélioration supposée que par défaut on nomme Progrès scientifique. Il ne lui vient jamais à l'idée que l'habitant du Moyen âge, et même que l'être humain de toute époque depuis le paléolithique, était au moins autant capable d'examiner et de déduire sans tout relier d'office et superstitieusement à quelque « mystère divin » dont on fabriqua ensuite la légende d'un « obscurantisme religieux ». En somme, on lisait directement dans la réalité comme maints paysans prévoient le temps qu'il va faire, et on avait nécessairement des notions logiques sur n'importe quel sujet dont on faisait l'expérience. Les facultés d'inférence et de déduction étant depuis toujours au cœur de la vie et même de la survie humaine, on savait depuis longtemps opérer intellectuellement des calculs cohérents et sensés dans la mesure où l'on vérifiait ensuite leur concordance avec la réalité vue. On croirait, à entendre comme le Contemporain se vante de l'exclusivité de cet esprit de science, qu'il n'y eut jamais avant lui une personne capable de penser raisonnablement, et que personne d'autre, dans l'histoire des siècles ou de son pays, ne fut doté d'un sens conséquent comparable ou équivalant à la raison qu'il fait l'apanage de la Science moderne. Or, pour en être sûr, il y faudrait justement beaucoup de science, il faudrait notamment s'attacher aux termes d'une discipline sérieuse qui n'existe pas encore ou à peine, à savoir la psychopathologie-d'une-société-passée, science très difficile et qui nécessiterait de ne pas recourir à l'histoire qui, pour l'heure, se résume à l'écriture de légendes ou à l'entreprise inconsciente de plaquer des représentations présentes sur des actions passées – l'histoire chez nous n'est que rarement une science mais le plus souvent, comme l'exprimait Paul Valéry dans Regards sur le monde actuel, un art de raconter des histoires de manière partiale et plaisante.
Le bain où l'on existe et qu'on croit automatiquement intégrer avec quelque exclusivité historique les « caractéristiques des sciences », selon la pensée que tout ce qui naît dans notre société ne saurait beaucoup échapper à l'esprit scientifique, confère d'autorité maintes vertus autosatisfaisantes à des gens qui ne se sont donnés que l'effort de naître après avoir suivi des études rudimentaires. C'est sans compter que, peut-être, la « mentalité pratique » à laquelle on réfère pour justifier que la pensée contemporaine soit foncièrement scientifique, cet empirisme lourdement terrestre, ce sentiment d'être une personne « qu'on ne trompe pas » et qui dispose d'assez de cynisme pour ne pas sombrer au piège d'un idéalisme fallacieux, ne signifie rien d'autre qu'un prosaïsme simplificateur départi de spiritualité et de nuance : ce « pragmatisme solide » est constitué en bonne part d'incuriosité et d'abrutissement, car c'est, à bien y regarder, la confiance obtuse selon laquelle le monde où l'on évolue ne saurait avoir beaucoup tort, et c'est également l'impression d'appartenance immédiate au camp de ceux qui ont raison selon les propriétés de son propre état d'esprit dont la médiocrité doit à tout prix passer pour une marque de supériorité. Je vois mal, pour le dire grossièrement, en quoi un homme disposerait fondamentalement d'un esprit scientifique au prétexte qu'il sait conduire une voiture selon les règles du code de la route et qu'il sait jeter dans son chariot de supermarché de quoi vivre une semaine. Je n'entends pas, ni d'emblée ni après examen, la teneur de la supériorité scientifique qui serait inhérente au mode de vie majoritaire actuel au regard des actions quotidiennes du Contemporain, et je trouve qu'au contraire en bien des domaines l'Antique, qui avait, lui, besoin de comprendre pour survivre, ne manquait certainement pas de ressources par rapport à nous pour juger proprement de ce qui servait à assurer sa subsistance et son avenir.
Ce postulat de la grandeur scientifique et critique de l'homme présent est un appareillage qui, vraiment, me paraît le contraire de la science telle du moins que je me la figure : un préjugé empli de passions, un axiome tout de pétition de principe, une idée sue et pourtant sans aucun fondement argumenté. Une prétention infalsifiable.
La passivité intrinsèque du matamore de science ou, si l'on préfère, de l'être de bonne conscience scientifique, selon laquelle il suffit de vivre à une époque scientifique pour s'arroger ce qu'on appellerait le « caractère de l'époque », est l'attribut qu'on a adjoint subrepticement à la science pour valoriser la posture de fiabilité où chacun se croit fondé à attribuer un brevet d'estime à qui se contente, à travers les livres ou l'égrégore, d'accepter les théories en vue pour se prétendre scientifique.
– Il faut démêler ici un malentendu avant de poursuivre : je ne saurais prétendre que le Contemporain s'estime vraiment un scientifique, car il prête à ce vocable des acceptions ardues, notamment des diplômes, dont il ne bénéficie pas, mais il considère quand même que la forme de sa pensée est foncièrement constituée de bonne et saine scientificité générale, au point que si on lui reproche de manquer d'esprit de science, il le prend avec contrariété comme une insulte et une calomnie et non comme le déni d'une profession particulière. C'est cette outrecuidance ordinaire que je vais lever dans cet article : ce qu'il juge scientifique, et ce que juge tel de plus en plus de scientifiques-mêmes, est à mon avis situé loin du domaine historique des sciences, et constitue même un violent contresens à la définition essentielle d'un esprit scientifique. –
Aussi, cette passivité s'accompagne nécessairement d'une défiance pour ce qui émane de l'individuel, pour ce qui n'est pas collectif et solidaire, pour ce qui se distingue de l'égrégore, pour ce qui insulte à l'obéissance de l'observateur ès sciences en le forçant à considérer, à notre époque, des personnes plutôt que des concepts. C'est le corollaire de la passivité : si pour être taxé d'esprit scientifique on n'est pas tenu d'agir vraiment (autrement qu'en lisant des revues ou qu'en regardant des émissions télévisées), alors on ne suppose pas que la science se bâtisse avec des personnes actives, ainsi non seulement l'activité mais la personnalité disparaît en large part du champ de la représentation des sciences. Il n'est surtout pas indispensable, pour mériter aujourd'hui l'appellation d'esprit concerné par les sciences, que l'effort soit mieux que social ni que des noms singuliers s'offrent à la postérité : ces noms dorénavant ne valent que pour le passé de la construction des sciences, pour les temps dit des sciences naissantes, parce qu'on se figure décidément que toute société antérieure était au point de primitivité obstinée et absurde où elle entravait par principe l'émergence des sciences et de tout esprit de conséquence – mais heureusement, nous n'y sommes plus ! Ainsi, il y fallait des résistants acharnés, des combattants d'une vigueur extraordinaire, des solidités intellectuelles de la puissance de ceux qui méritèrent de se « faire un nom », comme si n'importe quelle n'avait pas un intérêt indéniable à produire des êtres de constats et de réflexions selon les linéaments d'une méthode scientifique (je veux dire qu'il faut une méthode autant pour réaliser un protocole en infectiologie que pour chasser un tigre à dents de sabre) – en gros, on considère qu'avant Descartes et Discours de la méthode, aucun homme n'avait jamais eu l'initiative et l'intelligence de penser avec logique, et que la société s'opposait systématiquement à toute pensée cohérenre par principe et par religion. C'est ce qui servit à fonder la légende des Grands Scientifiques dans la généalogie des sciences, dont la bravoure serait exceptionnelle et aujourd'hui superflue, puisque nos temps seraient devenus perméables et même solliciteurs de réflexions scientifiques nouvelles, de sorte qu'à présent la distinction des noms reviendrait à insulter à la pensée que l'ensemble de la société est en mesure de comprendre et de produire de la science, et pas seulement une poignée d'êtres supérieurs. Il faut surtout que la science soit à portée de tous et que chacun en ait retenu sa part, mais tout le génie idiosyncratique qu'on prêtait à des hommes rares contre l'aveuglement ambiant unanime, il importe qu'il ait disparu, ou ce serait admettre, faute de se sentir soi-même du génie, que le Contemporain est dépourvu de science dont il fait grand cas et dont la réputation lui constitue un avantage sur ses prédécesseurs... et peut-être le seul ! Le scientifique n'est plus une personne mais « chacun » presque à égalité, et le terme impersonnel de « la » science remplace avec opportunisme l'effort individuel dans la pensée qu'il s'agit d'un système qui se développe par coordinations plutôt que par personnalités – s'il fallait considérer que la science est avant tout une question d'intelligences particulières (ce qui était encore le paradigme dominant au début du XXe siècle), aussitôt le Contemporain devrait-il reconnaître qu'il n'en fait pas partie et que sa science se résume à une banale et incomplète scolarité. C'est pourquoi on ne récompense plus des savants mais des laboratoires, et pourquoi on tient à supposer qu'une réflexion dépend davantage d'une équipe que d'un inventeur, erreur facile à constater en n'importe quel travail de groupe où l'on identifie toujours clairement qui est l'instigateur d'une direction collective.
Ainsi, par les excuses de la lecture des vulgarisations scientifiques les plus faciles et de la collégialité anonyme des savoirs, chacun se disculpe du peu d'effort qu'il entreprend pour prétendre à une distinction de science, et comme cet état d'abandon est répandu et s'insère dans une société sophistiquée et technologique où le témoignage de science est omniprésent, il assoit le sentiment de normalité et d'intégration parmi un siècle qui veut s'admirer pour son évolution prétendue et surestimée. La science devient davantage un espace-temps qu'une caractéristique acquise, elle est innée en l'homme moderne du fait de son imprégnation natale, quiconque vit assez longtemps sous sa latitude devient inévitablement un « esprit de science » ! Mais on ne distingue pas aisément quel attribut supérieur le sépare du « sauvage » : il se croit civilisé donc scientifique, mais il est souvent moins logique, moins pragmatique, moins cartésien en somme, que l'habitant d'une tribu isolée d'Afrique qui sait puiser de l'eau et cultiver du mil en territoire aride. Le Contemporain se veut pourvu d'esprit scientifique mais n'a pas la moindre idée d'un attribut que cela implique : il est scientifique comme n'importe quel quidam croyant d'Asie ou d'Amazonie, c'est-à-dire qu'il « sait » et fait ce que sa société recommande, et il tire de ces devoirs une valorisation personnelle par laquelle il se figure que c'est bien ce qu'il faut et que cela représente une vertu plus haute qu'ailleurs. Or, c'est environ l'attitude de n'importe quel homme en n'importe quelle société : la modernité ne change rien, il s'agit de se conformer aux croyances et traditions admises uniformément, ce modèle fût-il la « scientificité » comme chez nous où chacun s'identifie à la science sans y impliquer sa volonté ferme et autonome : on suit la science, est inondé de science, se fie à la science – remplacez « science » par « monarchie » ou « bouddhisme », ce revient au même, ce sont des mots vides qui n'obligent à rien. C'est qu'en l'absence d'actes discriminants et d'attributs spécifiques pour emplir de sens le sentiment d'appartenance à la science ou à toute autre notion, être scientifique ou musulman ne signifie rien, c'est seulement un synonyme d'époque ou de société, sensation de grégarité qui lie par confort à une somme d'humeurs qui ne réclament aucune réalisation particulière. Il est probable que l'Antique ou que le Médiéval vécut souvent sous ce régime de « croyance vague », sans implication concrète : il fallait avoir foi en tel paradigme social, ce qu'il faisait de façon veule, et même en l'absence de démonstration personnelle on s'y associait par solidarité et praticité. C'est aujourd'hui comme toujours : un « esprit de science » court partout, on n'a point besoin d'une volonté pour se sentir « en être », on poursuit cette tendance parce qu'elle est tacite dans notre société, et ainsi le Contemporain clame-t-il : « Oui, je suis scientifique... comme tout le monde » !
Or, je prétends que c'est davantage qui fait la science, et notamment que c'est l'activité productive individuellequi, y étant au cœur, peut seule légitimer l'attribution un tant soit peu solide d'une appellation de scientifique ou d'un amateur en sciences. Et cela, le Contemporain est incapable de le reconnaître foncièrement : il ne le peut qu'en théorie vague et inappliquée, ou il devrait admettre qu'il ne dispose de presque aucune science, que sa « science » se résume à recevoir des informations qu'il n'apprend qu'en superficie et ne possède vraiment jamais, au même titre que la religion est une science, avec sa cohérence-propre et ses applications-réflexes, car tout culte dispose de justifications. Le Contemporain est certes beaucoup plus un croyant des sciences qu'un être de science : il a une foi presque systématique en ce qu'on lui désigne comme science, y compris quand la science doit être précisément par essence le contraire d'une créance. Il sent l'opportunité de se ranger du côté des sciences-comme-autorités même quand il ne sait pas ce qui distingue un regard scientifique d'une mentalité autre, et il est ainsi dans la position du Médiéval qui se sent l'intérêt social de croire en Dieu et qui, n'ayant lu que peu d'extraits de Bible, et existant sans penser à Dieu, ne fait que suivre les rites ordinaires et se prétend un bon croyant. Assurément, en ce sens le Contemporain est-il un bon scientifique c'est-à-dire un bon croyant-des-sciences : il fait le moindre pour se savoir une valeur et appartenir à la majorité qui fixe les critères du vrai et du bien – il est à peu logique comme tout le monde, il croit qu'une conséquence succède à une cause, et il a des notions dans l'agencement du système solaire et des phénomènes optiques, etc. En somme, il ne dispose que des caractéristiques de toute humanité, ses attributs mentaux sont ceux de la relation entre les phénomènes, il conçoit et intellige de façon plus élaborée qu'un animal : alors le voilà « esprit de science » ! Et comme il croit que sa science consiste en la somme de ce qu'on a appris avant lui et qui, filtré par des siècles, aboutit à une sorte de perfectionnement, il s'imagine, lui personnellement, plus évolué que Néandertal : est-ce qu'on n'a donc jamais compris que la religion consiste elle aussi en une somme perfectionnée de consensus ?
En revanche, si l'on regarde rétrospectivement la qualité des scientifiques passés qui, représentants et parangons de la science historique, font encore l'honneur de leur nation, on ne discerne jamais chez eux – jamais ! – la sorte d'étude flasque et de pure mémoire, ni le désir mièvre d'effacement d'ego qu'on déclare à présent l'apanage des sciences. D'ailleurs, comment cette mentalité si consensuelle et pleutre s'accorderait-elle avec le désir d'innover ? Comment un scientifique attendrait-il patiemment qu'un groupe d'étude lui offrît enfin des éléments neufs pour contribuer à sa « modeste » avancée ? Comment imaginer une conscience de fonctionnaire compatible avec l'audace et le génie ? On se le figure parce que cette vision conforte la pensée selon laquelle le Contemporain normal n'est guère moins pourvu qu'un savant en matière de sciences, et que leur différence ne consiste qu'en surcroît de connaissances acquises, et il n'y a rien de plus faux et controuvé que cela, car ce n'est pas la quantité de savoirs qui les oppose, c'est presque plutôt l'inverse, en un sens : c'est que le Contemporain se croit plus savant à en savoir beaucoup, tandis que le savant s'estime davantage à écarter ce qu'il sait. Autrement dit, la pléthore des savoirs qu'on tient pour sûrs et évidents n'est pour le vrai savant qu'une gêne à concevoir de nouvelles idées : ceux dont je parle, on le vérifiera sans mal, n'ont pas tant cherché à apprendre des choses sues qu'à découvrir ce qu'ils ignoraient – c'est cette perspective et cet élan d'individu actif qui ont mené leur conception de la science : ne pas se soumettre au déjà-su, le traverser et le retourner pour conquérir des espaces qui lui sont non pas complémentaires mais bien contradictoires. On n'a point d'ambition scientifique quand on se contente d'être le prolongateur d'un programme, et nul vrai savant de l'histoire n'a aspiré qu'à organiser et gérer le patrimoine-du-su. La science réelle consiste précisément à ne pas s'en tenir à l'héritage et au consensus, à cultiver le fameux esprit de contradiction qu'aujourd'hui on dévalorise sous des appellations comme « biais de réactance ». Je ne regrette pas d'être le franc détracteur d'idées reçues et de m'en prendre directement aux faussetés trop diffusées quant au « bon respect » que les scientifiques entretiendraient avec leur communauté, car cela n'est pas la science, c'est le néologisme antithétique qu'on fit à partir de ce mot pour flatter une mentalité de fonctionnaires. Je ne m'excuse pas de le déclarer : jamais la science n'a consisté à croire et à se fier à d'autres scientifiques, mais toujours à douter d'eux et à tâcher de les contredire ; jamais elle n'a promu une attitude d'agréable dilettante jouant gracieusement avec des outils prêtés par d'autres, mais toujours une discipline intransigeante et dure ; jamais elle ne s'est située dans l'espérance lente et confiante dans le progrès à venir, mais toujours dans la volonté urgente de conquête ; jamais l'humilité et la douceur n'ont porté un scientifique à créer, mais toujours l'orgueil et l'ardeur. Ce siècle a fait de la science un concept aberrant et paradoxal, un amateurisme impersonnel, une solidarité désengagée, piédestal à un discours de foule et à des acceptions inconsistantes, lénifiant comme la pensée de Miss Univers. Même pire, ce qu'on prend à présent pour l'attitude du scientifique est assez confondu avec celle du prêtre d'autrefois : il est caution morale, sage par principe, continuateur d'une direction sociale préétablie, et un propagandiste au fond ; on exige de lui qu'il se conforme à l'humeur que l'on aime à se représenter pour grandeur et dont on se pare. Comme la condition première à la définition de la science est que tout le monde y soit accessible, on la déforme et on l'abêtit : ainsi notre homme des cavernes contemporain est-il couronné « salutaire et honorable esprit-de-science » !
Cette perception populaire et démocratique de la science n'aurait guère d'inconvénient si elle n'était qu'une vanité et ne contaminait pas considérablement l'esprit des savants officiels, émanés du peuple et procédant des mœurs. Car cette image de moins en moins contestée du scientifique tranquille et apointé, du « personnel administratif » qui dépend d'une structure et qui en constitue une énième ressource humaine, au détriment de toutes ardeur et hardiesse, innerve les étudiants qui s'approprient cette langueur confortable, et c'est pourquoi les savants eux-mêmes, dénués de fougue et dévêtus du prestige de leurs anciens assauts, vérifient moins le travail de leurs confrères et n'osent guère entrer en compétition. Cette apathie les défend de tenter une assertion neuve qui serait mal vue. Elle leur interdit d'arguer quoi que ce soit en leur nom, les empêche de formuler une critique ou d'exprimer un sentiment négatif personnel, et retient leurs ambitions dans la sphère du convenable confondu avec le consensuel, confondu avec le consensus. En somme, on en est au point où tout ce qui s'éloigne du bureaucrate ou du laborantin paraît publiquement une injure à la dignité de scientifique et même à son essence, de sorte qu'un scientifique orgueilleux semble un dangereux imposteur. Comme il est à présent supposé servir la collectivité, chaque mouvement qu'il fait en défaveur d'un « savoir » socialisé est perçu comme une hérésie, et il paraît malvenu et malveillant partout où il rétablit, contre ce dogme enfantin et flatteur, les frontières de la science et quand il exclut les pseudo-savants innombrables. Fondamentalement, son rôle n'est plus d'inventer, ce qui supposerait d'étendre le domaine du connu et de trouver une objection à la limite du champ actuel des connaissances, mais, par cooptation et diplomatie, de confirmer les tendances des sciences qui préexistent, de prolonger la direction déjà entreprise admise comme seule légitime, et de s'inscrire pleinement en la sphère des idées de son temps. Il lui faut discrètement compléter et s'abstenir de s'imposer, au point qu'à présent même ses hypothèses, selon le procédé appelé abduction, sont limitées d'emblée à un petit nombre, jusqu'à empêcher toute révélation expérimentale imprévue : si à l'occasion une découverte inattendue se produit, il devra s'excuser de ce qu'il trouve, indiquer sa chance et la réussite d'un groupe, car la société ne lui pardonnerait pas d'entrer en démarches intempestives. Tout ce que la société des sciences permet à découvrir doit premièrement figurer dans le spectre plus étroit qu'on ne pense de ses doctrines autoritaires. Par exemple, on consent à laisser chercher comment miniaturiser encore la puce électronique, mais on n'autorise pas à y trouver un véritable substitut ; on accepte la mise sur le marché de quantité de lotions anti-poux qui marchent mal, mais on ne tolère pas le comprimé efficace contre le parasite ; on pousse au développement de voitures électriques, mais on ne finance aucun travail révolutionnaire en faveur de combustibles ou de moteurs nouveaux. La science est toujours un carcan qui ne s'est pas desserré : la foi-en-la-science du peuple profane s'est développée chez les savants qui en émanent sous la forme d'une prélature scientifique injonctive et qui censure. Le séminaire de la science-comme-vertu-ambiante a formé les ecclésiastiques ès sciences comme gardiens de sa morale benoîte et anodine. L'échelon ou le grade supplémentaire ne confère pas de propriété foncièrement distincte de l'impétrant en sciences : on progresse dans une université surtout par cooptation.
Or, s'il n'y a pas une désobéissance à l'origine d'une idée, alors non seulement il n'y a pas d'innovation mais pas de science tout court. La science n'est pas autre chose qu'un regard de scepticisme posé sur ce qu'on « sait » et qui invite à y chercher des alternatives, et il n'existe pas un vrai et fort scientifique, un scientifique au sens historique, qui croie en ce qu'on appelle : consensus. Tous ceux qui arguent du consensus, même savants officiels, ne disposent pas d'une mentalité foncièrement scientifique : ce sont des gens falots influencés par une représentation insinuée dans les mœurs, des gentils, des tendres, des administrateurs sympathiques et solubles en l'époque, qui tiennent un « service ». Pour comprendre l'origine de cette faute conceptuelle, je crois notamment qu'on confond l'histoire des sciences et l'esprit des êtres de science : quand on regarde globalement le sens des progrès scientifiques, on a en effet l'impression d'une douce uniformité d'avancées qui s'amalgament selon quelque fatalité, tout prospère peu à peu, s'étend et se ramifie, connaissances et technologies semblent destinées à grandir sous la poussée d'une sève immortelle, faisant l'impression d'une vie uniforme et sociale, omniprésente, comme une courbe inéluctable à l'échelle des civilisations, et l'on se demande alors quel serait le rôle d'un individu au milieu de cette montée de puissance scientifique. Mais quand on analyse l'énergie à l'origine de chaque innovation, quand on tâche à fixer à l'intérieur de l'histoire-des-idées les forces en présence, on perçoit plutôt des luttes acharnées, des résolutions dures, une multiplicité de résistances perpétuelles au lourd système du « progrès » antérieur, et infiniment de volontés âpres forcées à l'exemplarité et opposées aux prédécesseurs, qui ne se contentèrent surtout pas de les prolonger. L'illusion vient d'établir et d'appliquer relativement à des êtres la continuité d'un processus lissé qui n'est afférente qu'à la distance qu'on prend pour l'observer : on voit de loin une ligne quand de près on ne lit que des crises, et c'est ce qui donne l'impression qu'il est inutile et même vain que des individualités prennent en charge cette « destinée ». On peut sans doute semblablement, en prenant un lointain recul critique sur la succession des batailles de Napoléon, penser qu'il était évident que ces violences mèneraient à la défaite de Waterloo, et perdre alors de vue l'extrême contention stratégique qu'il fallut pour mener chacune d'elles, puis se dire alors : « Napoléon ou un autre, la France serait arrivée au même point en empruntant d'autre chemin ! » Mais c'est là un fantasme et une erreur d'optique de supposer que l'échelle macroscopique où nous regardons le passé est en corrélation avec le microscopique qui servit à le bâtir. Or, les scientifiques de vrai génie, ceux qui ne se sont pas contentés de réduire la taille du processeur d'ordinateur, se sont toujours durement battus contre la science même, tandis que l'histoire des sciences, aussi régulière et inexorable qu'elle paraît de loin, transmet le sentiment que sans conflits l'humanité serait parvenue au même point. Et c'est ce qui construit toute l'idée de la « science » d'aujourd'hui, sa médiocrité pusillanime, son anonymat, ses compromis et son rejet de l'ego : l'idée qu'il n'est pas besoin de s'efforcer en personne pour conquérir la science, que la science s'inscrit au sein d'un cycle immuable où les forces collectives et indifférenciées convergent de toute façon vers des découvertes et des perfectionnements, vers une croissance et une résolution, et qu'en se passant d'individus on atteindra plus sainement et plus moralement le haut degré d'évolution auquel la civilisation est promue quoi qu'il arrive. Partant de cette définition contournée, il faut admettre que chacun contribue, à sa petite manière de foi-en-la-science, en la science-même, car s'il n'est nul déploiement de volonté requis pour avancer vers le progrès des sciences, alors l'insignifiance de chacun n'est pas un obstacle pour se croire doté d'un esprit-de-science, et l'on est fondé, avec son petit bon-sens dilettante, à se croire malgré tout un maillon de cette chaîne vers l'accroissement des richesses et des profits scientifiques.
Mais je ne doute pas que dans plusieurs décennies ou quelques siècles, l'épistémologie du futur saura distinguer en l'ère où nous sommes la faute de cette ferveur en la science comme veule modalité sociale plutôt que comme farouche décision humaine. La déviation malheureuse de la conception de la science, corruption vraiment fallacieuse et d'une certaine catastrophe, a opéré sa mutation et sa sape, amenant le Contemporain à prendre pour esprit et pour attitude de science la poursuite bienheureuse de ses habitudes confortables, sans inclination particulière ni altération de son farniente. C'est pourquoi, après avoir valorisé l'individu actif, on reconnaîtra que l'humanité n'est plus scientifique, ne faisant que croire et qu'investir en une inertie qu'elle accompagne de de son erre béate et confiante : il est déjà « de science », en quoi s'efforcerait-il d'y parvenir ? Sa science s'est réduite à une compréhension parcellaire et lacunaire d'objets et de phénomènes que l'histoire scientifique est supposée avoir examinés définitivement, ainsi qu'à l'espérance opiniâtre et fébrile que ce que tout ce qu'elle s'enseigne pour science est vrai, sans examen propre, sans le moindre doute, sans compréhension ni reconstitution intimes, parce qu'émanant d'autorités considérées comme irréfragablement compétentes – et toute la science n'est plus que « conviction ». Or, c'est bien l'opposé de la science qui, contrairement à ce qu'on croit, n'a jamais tenu à des certitudes préexistantes, n'importe quel vrai scientifique étant apte à reconstituer et à valider les expériences et les raisonnements qu'il n'a pas lui-même établis – c'est ce que j'ai expliqué dans un article intitulé « Contre le consensus savant ». La pensée selon laquelle la science se construit collégialement par adhésions successives puis par dépassements aimablement confraternels est l'indice de la peur actuelle à affronter le conflit : ce paradigme n'a pas existé avant notre époque, en tout temps il s'agissait d'abord de vérifier personnellement des résultats au lieu d'estimer qu'ils avaient été suffisamment authentifiés par une communauté – les « pairs » ne comptaient guère, on n'accordait pas sa créance, la fiabilité se questionnait et s'éprouvait sans cesse. C'est où que notre époque n'a jamais autant permis le charlatanisme, comme les rédactions de grandes revues scientifiques finissent par le reconnaître elles-mêmes : on collationne peu, les vérifications sont indulgentes, on manque d'obstination et de rigueur à déjouer les faussetés et les biais, nul ne veut déranger, et cette carence étant notoire, on offre l'opportunité aux savants de mentir sans crainte d'être détrompés ou ridiculisés. Chacun ne se mêle que du petit domaine spécifique pour lequel il est financé, et il lui importe peu de réfuter belliqueusement des analyses erronées, ce qui lui vaudrait la vindicte de confrères contrariés et l'opprobre de la foule désenchantée.
En pratique, on n'a jamais connu de révolution scientifique procédant d'un tel esprit de quiétude et de confort sans gloire, de patience et d'humilité sans récompense : l'acceptation du pouvoir, fût-il scientifique (données et autorités), ne réalise guère d'immixtions productives – tout au plus la science se conforme-t-elle alors à des systèmes de pensée pour s'y enfoncer... ou s'y enferrer. Or, ce qu'il me resterait à démontrer – car je ne suis pas épistémologue, même si j'ai un peu lu, par exemple Feyerabend, sur le sujet –, c'est que tout net progrès scientifique résulte d'une révolution de paradigme, donc d'une bataille de persévérance et d'ego : c'est ce qui expliquerait que la contemporanéité, en opposition avec sa démographie, connaît beaucoup moins de génialités d'envergure. Et l'on affirmera comme toujours que c'est l'exponentielle complexité des sciences qui cristallise un plafond de difficultés qu'il est chaque fois plus ardu de franchir, mais c'est manquer d'expérience des sciences de le croire, à mon avis, parce qu'un savant reconstitue toujours assez facilement les découvertes qui l'ont précédé, le plus délicat étant de retracer l'intuition originelle qui mit souvent des années à venir ; autrement dit, il n'est pas si compliqué qu'on pense d'emmagasiner la somme toujours plus vaste de connaissances et de processus acquis dans tel domaine étudié des sciences, et le chercheur reconstitue souvent sans beaucoup de peine les démonstrations de ses prédécesseurs, bien qu'en théorie il y perde plus de temps à chaque avancée nouvelle – oui mais ce temps est presque négligeable au regard de ce qu'il fallut pour découvrir et inventer. La stagnation des sciences est telle que, quand on compare leur progrès actuel à celles du XXe siècle, on peut s'inquiéter de ce « plateau », et par exemple en songeant qu'il n'existe rien d'aussi régulièrement et utilement révolutionnaire dans l'histoire des sciences médicales que la pénicilline, le scanner, l'échographie ou la greffe, de ces trente dernières années, tandis que pas une décennie auparavant ne s'écoulait sans donner naissance à un de ces outils de diagnostic ou de guérison stupéfiants. Or, selon mon analyse, c'est l'inverse qui serait paradoxal, improbable et absurde, comme d'imaginer le respectueux salarié de l'Éducation nationale concevoir une méthode radicalement innovante d'enseigner : ce n'est pas qu'il n'en existe pas, c'est qu'il ne peut être que préjudiciable pour un fonctionnaire d'en proposer, car il devrait alors nécessairement s'opposer en quelque chose à la pédagogie qui préexiste, tandis que la société préfère s'accorder à croire que la pédagogie présente est LA pédagogie, au même titre que LA science ne s'accommode pas de science alternative ou d'une science qui la supplanterait. On est condamné à relever la perpétuelle et douceâtre « mesure » censée faire du Contemporain un être rationnel et équilibré, tout en se retenant de rapporter une telle mentalité à l'esprit religieux, christianisme ou autre, où la combativité et l'individualisme sont défendus, considérés comme provocateurs et vus comme malhonnêtes et nuisibles.
La vérité crue ? L'homme n'a probablement jamais été aussi impropre qu'aujourd'hui à penser par lui-même y compris de manière scientifique, se fiant pour tout à l'autorité sans la comprendre, incapable et insoucieux d'assimiler le fond des sciences ; et pour ne rien éluder d'insultant et d'objectivement dur, je dirais en substance que ce qu'il sait par exemple de plus scientifique sur son corps, c'est que quand on a mal à la tête on prend un Doliprane, mais quant à savoir à quoi sert le Doliprane et ce qu'il contient, ce n'est pas son affaire et il s'en moque ; Naguère, cet homme croyait en Dieu – c'est ce qui fut longtemps considéré comme la modalité antiscientifique –, mais Dieu ne lui parlait pas, du moins pas directement, et ses interprètes les prêtres n'étaient pas censés détenir la vérité, ne valant que comme conseillers spirituels, car les voies du Seigneur étaient réputées impénétrables ; à présent, c'est la même chose, à ceci près – différence de taille – que Dieu parle, que Dieu est le savant, et que cet homme-de-science est présumé infaillible, en quoi son pouvoir de persuasion est presque illimité, et, surtout, n'ouvre plus l'occasion à l'individu, en quête exclusive de béatitude par réponses-faites, de penser par lui-même, d'aller examiner le monde, notamment de s'interroger personnellement en-dehors d'écrits scientifiques qui passent, comme des doctrines et des dogmes anciens, pour LA réalité. Son maître est devenu la Science, sa foi s'est seulement déplacée mais sa méthode d'idolâtrie n'a pas changé, un autre scintillement est de mode qu'il a suivi comme les précédents et dont il continue de tirer une fierté, parce qu'il estime s'être bien adapté et comporté ; partant, comme la science est fondamentalement Insolence et Inconduite, le Contemporain poursuit ce qui n'est plus même la Science mais un pastiche ou un ersatz, une coquille vide et méprisable, de valeur à peu près nulle, le contraire au juste d'un véritable progrès, à savoir : s'enferrer dans la science comme religion.
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