Nature des livres célèbres
Il est plausible, il serait logique, on devrait vérifier systématiquement, que la plupart des livres célèbres ne furent pas écrits dans l'intention d'un chef-d'œuvre très personnel, ou d'une fierté exemplaire de supérieur surplomb, ou d'une élaboration artistique des plus hautes facultés de son auteur, car cela impliquerait un déploiement de compétences tel que peu de lecteurs, en particulier parmi les amateurs qui font le grand nombre, y seraient sensibles, mais au contraire qu'ils furent rédigés en l'espèce d'urgence mécanique d'une commande éditoriale, de manière assez automatique, à la suite d'autres ouvrages sans prétention, en la forme d'humeur purement professionnelle qui caractérise un simple, énième et utile travail de circonstance, de sorte qu'il est envisageable et admissible que ce qu'un siècle relativement médiocre considère comme le parangon de la littérature et qui n'est en réalité que ce que ce siècle est en mesure d'entendre et d'approuver, ne consiste qu'en œuvres écrites avec une certaine négligence selon une habitude indistincte, que leurs écrivains l'aient avoué ou l'aient dissimulé dans l'intention de continuer à passer pour des hommes consciencieux et réguliers. Autrement dit, si un auteur avait voulu impressionner, il aurait déplu ; donc ce qu'il a écrit de plaisant fut vraisemblablement écrit en un simple esprit de routine.
Selon cet ordre d'idée, certes, on peut supposer que, pour se prêter c'est-à-dire s'abaisser à l'admiration des foules, il n'est pas besoin qu'un écrivain se montre moins bon qu'il n'est au summum de son art, parce qu'il lui suffit d'être seulement ordinaire et convenable par nature, de sorte qu'en se donnant alors à son maximum il s'élève au petit niveau de la gente ordinaire où le Contemporain normal croit reconnaître le talent sans s'en sentir humilié : son essentiel ne vaut pas grand-chose, et son effort part de si bas qu'en dépit du mérite imputable à une tentative sérieuse et assidue, cet artisan n'était pas perfectionné. Mais pour ceux qui ont pu parmi leur œuvre indiquer les signes d'une hauteur vraiment artiste, on ferait bien d'examiner quelle sorte d'abaissement a réussi à plaire aussi largement, ce qui nécessite, comme je l'ai supposé par la logique, une façon de métier, de mécanisme, de rouage sans conscience aiguisée et profonde, au lieu de l'ambition créatrice surhumaine et dévorante qu'on leur attribue toujours par défaut et dont on les vante, qui flatte les goûts du siècle, et dont le produit ne pourrait que mécontenter les quêteurs majoritaires d'un divertissement même un peu noble et relevé.
Oh ! il y eut sans doute des époques où un lectorat recherchait et mesurait l'aspiration géniale où un esprit aspirait au parfait, mais il ne fait guère de doute que son nombre a décru et qu'un succès a de plus en plus consisté à mettre en adéquation une mentalité de complaisance avec le jugement de moins en moins compétent des gens. Pour le démontrer, je propose que des biographes vérifient enfin avec autant d'objectivité que possible le temps et l'acharnement que les auteurs ont en effet dépensés pour réaliser parmi leurs œuvres celles que la postérité a le plus aimées : je crois qu'on prouverait qu'il a fallu que le livre triomphant ne fût pas fruit d'un superbe et pesant effort mais, en général, rien qu'un travail où transparaît le devoir et la machine à écrire. On le perçoit déjà de loin aux intrigues et aux thèmes de ces livres où ne se distingue souvent rien d'intrinsèquement personnel, rien de brûlant pour l'auteur, rien qui serait pour lui de quelque sourde et impérieuse instance : ce ne sont que des emboitements de péripéties et de pensées opportunes, agréables, sans besoin. Et durant cette analyse scientifique et philologique, il faudrait aux ouvrages qu'on croirait faire exception et me démentir, distinguer celui qui paraît avoir requis l'implication que je nie aux triomphes populaires, qui le paraît uniquement sur le gage d'une certaine longueur – car la longueur ne révèle rien d'une ferveur mais seulement d'une durée proportionnelle au nombre de pages –, et celui qui résulta bel et bien, quel que soit le témoignage de l'auteur qui prétend toujours accorder tous sa force et son soin à son client (pardon, je veux dire : à son ouvrage) d'une volonté acharnée à produire la quintessence d'une idée originale et sans considération de sa réception. Quand il ne se contente pas de faire « à son habitude », l'auteur veut toujours avoir un lecteur ; c'est pourquoi il se défend de faire ce qui peut déplaire, et c'est en quoi son contentement habituel est le plus propice, en effet, à réaliser le succès qui l'avantage.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top