Nature de ce qui émeut

On s'est beaucoup interrogé sur ce qui plaît, guère sur ce qui touche : il n'existe pas une théorie générale des émotions. Lorsque je sonde ce qui me bouleverse chez certains hommes, en-dehors de ce qui est intellectuel ou de l'ordre de la connaissance, et qui se situe en mots et en tons plutôt qu'en pensées, je découvre la similitude d'une pudeur levée, d'un fragment de confession digne, d'une atteinte hors des défenses légitimes : toujours quelqu'un a-t-il énoncé une vérité dont la révélation à la fois l'humilie et le singularise. C'est un être qui est plein et qui disparaît derrière ses mots, que ses mots expliquent et de quelque manière neutralisent ; propos qui amène à penser avec stupéfaction : « C'était donc sa vie ou ma vie ou toutes les vies ! » Si une pitié intervient dans toutes mes affections tendres, il faut qu'elle soit mêlée d'admiration : propos qu'on n'a jamais dit ou écrit, dont la formulation est inédite, et que, de façon ou d'autre, son auteur n'aurait pas dû écrire s'il s'était protégé derrière la communauté de l'anodin, cette conjuration superficielle et répandue. Chez moi, le mot excellemment sensible n'a jamais trait au proverbe : si le cliché peut m'émouvoir immédiatement, j'ai bientôt le recul rationnel pour qu'il ne dure pas, sensation d'avoir été joué, et je me moque vite des gros procédés dont l'effet généralement perdure sur le Contemporain qui se plaît à se sentir attendri ; et je sais que quand j'y reviens, cela m'amuse plutôt que me trouble, j'y promène alors mes sardonismes comme un tour de magie aux trucages connus, la réitération sera gâchée plutôt que simplement atténuée. Il faut ainsi que l'origine de mon empathie ne soit pas coutumière, qu'il ne s'agisse ni d'un mot fréquent, ni d'une situation courue, ni de quelqu'un qui a l'usage de se plaindre – la qualité de cet être importe particulièrement, et je suis plus ému si je sens que le mot provient d'un homme respectable, me méfiant premièrement de qui me propose sa douleur parce que je commence toujours par douter qu'elle soit légitime. La compassion la plus durable est pour moi inopinée, elle doit procéder d'un fonds secret comme tiré de la nécessité absolue de se publier. L'homme pudique et constant qui, en une circonstance particulière, se voit rigoureusement obligé en peu de phrases de communiquer une blessure, suscite en moi une commisération extrême née de l'exception de cet aveu forcé : j'abhorre particulièrement la confession superflue que j'estime une vulgarité et un manque de retenue, je réclame qu'on ne m'impose pas selon sa fantaisie une préoccupation qu'on devrait garder et qui ne me concerne pas, je trouve répugnante la façon de souvent se purger d'un malheur pour s'en décharger sur autrui, comme si l'on était incapable d'endosser un secret, comme si sa chambre intérieure était trop étroite pour contenir le moindre meuble d'une souffrance tue. Mais l'altération de registre, le contraste entre une posture noble, distante et raisonnable, et l'exposition simple, objective, dépassionnée, compendieuse, d'une particularité qui affecte, est le plus susceptible de me réaliser un frisson de sympathie, en ce qu'un honneur se mêle à ce propos-malgré-soi, malheur qu'on voudrait taire mais qu'un risque (de malentendu, de déshonneur, de conséquence néfaste pour autrui), plus qu'un besoin ou qu'une envie personnelle, force à révéler. Il y a dans des chansons, dans des livres et dans des films, de ces explicitations d'intimité issues d'un motif impérieux, logiques, indispensables (en une certaine mesure évidemment si c'est de la fiction ou même seulement parce que c'est une œuvre, parce qu'on n'est pas « obligé » d'exposer des passions et de l'art), qui m'atteignent avec un sentiment de raison, parce que j'y trouve une justification et une rareté confinant à l'exemplarité de la grandeur. C'est quelqu'un qui doit dire ce qu'il sait ou qu'il sent, et l'on découvre ce fond longuement dissimulé depuis notre petitesse légère et insignifiante, et l'on ne peut rien faire : ce gouffre aspire et subjugue, on voudrait dire à la fois merci et pardon.

Il faut ainsi pour m'émouvoir avec conscience la conjonction d'une profondeur et d'une mesure : j'exige des modèles de sentiments nets rendus en phrases jamais ainsi exprimées – au confluent des profondeur et mesure, je mets donc le style, qui ne doit pas s'entendre comme un artifice mais comme une expurgation des affectations vers l'authentique le plus inouï. C'est ce qui me marque en certains mots : non la beauté artiste mais la manière exacte et sobre, laconique et pure, dont elles traduisent des vérités intérieures issues de ceux qui tiennent surtout à ne pas émouvoir ; c'est cette rareté-là que je quête, un comble de pudeur, même un paradoxe : devenir mémorable par l'expression si essentielle de ce qu'on préfèrerait celer. C'est bien l'essence qui me point, quoi qu'on puisse qualifier de tel, cet accès à une idiosyncrasie dans la profondeur, directe, expurgée, dont le pathétique n'est pas l'intention mais l'effet secondaire, indésiré, rejeté même ; le style de celui dont les larmes percent, muettes et clairsemées, sans nullement qu'il s'en serve ni s'en aperçoive, et lorsque ces larmes parlent plus que sa volonté, avec une clarté vraie qui ne s'écoute pas, qui ne sait qu'à peine qu'il s'exprime, parce que c'est là un devoir et qui n'attend aucun retour, façon dont l'esprit solide et impassible se dévoile, avec un inhabituel embarras contraint par l'excès des circonstances – rien de plus frappant quand le confident de cette âme inflexible et forte s'étonne : « Mais tu pleures ? » (Cyrano de Bergeracest plein de ces situations débordantes, à ceci près qu'à bien y examiner, Cyrano ne vit nullement un amour profond, Roxane n'étant qu'une sotte instruite : il n'a pas su élire, et c'est ce qui gâche sa verve, verve de panache et non d'abîme). Pour une véritable puissance, énoncer, mais avec réticence, lapidairement, une souffrance circonscrite, extrêmement quintessenciée, par soi trop connue, parfois même avec un sourire atténuateur qui s'excuse presque, comme en ces confessions où il n'y a pas de solution, où les circonstances sont avancées avant le mal, et où le locuteur signifie : « Je vous l'avais bien dit que ça ne servirait à rien. »

J'aurais bien des exemples à apporter : je me les réserve, refusant cette complicité des émois qu'on oserait me contester peut-être, que je ne veux ni partager ni négocier à des foules qu'en majorité j'estime médiocres et que je méprise – il y a déjà trop d'impudeur en mes articles dont je garde un peu de honte, je n'échappe à l'embarras qu'en pensant : « Cet aveu encore qui me fait indiscret n'est qu'une parole que je m'explicite à moi-même, qui peut-être réalisera un apport chez certaines âmes capables de mesurer et de comprendre, et d'une sorte que j'aimerais recueillir ailleurs ; du reste, je me console de cette image en vérifiant que presque personne ne me lit. » Puisqu'à présent j'ai le cœur endurci, on ne saurait croire que je m'épanche à l'envi, c'est plutôt comme ici que je cherche l'accès qu'on peut encore y faire, mon esprit refusant de se départir de savoir ses affections, et ma volonté exigeant d'être intègre et non fruit de quantité de forces impensées, et, par l'analyse de son processus, ce cœur, possiblement le lapidifié-je un peu davantage, parce qu'en comprenant ses émotions on rend souvent leurs atteintes difficiles. J'ai quêté le point commun à mes tendresses, moi l'Impitoyable, et j'ai trouvé... la solitude, la solitude dans la grandeur, et le fait de condescendre, las, à l'expression de l'altitude, en mots célestes et froids, parmi la plaine paralysée qui ignorait, au sein de ses habitudes basses, qu'il existe de ces profondeurs verticales, et qui ne sait qu'en faire, qui ne peut rien résoudre des ennuis de la montagne, par conséquent qui désespère et qui oublie – ce qui m'émeut est toujours foncièrement personnel, inextricable et insoluble.

Post-scriptum : Il est assez improbable que je puisse désormais émouvoir, puisqu'il n'y a plus rien par quoi je souffre, ayant assimilé et relativisé la plupart des douleurs. Cet aveu seul, peut-être, devrait émouvoir.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: #discussions