Mon problème du roman
Je me sens très capable d'écrire un roman (du reste, je l'ai déjà démontré, après en avoir écrit deux dont un colossal, même si d'aucuns peuvent en contester la réussite), et cette capacité suffit à m'en donner l'envie, parce que si j'arrive un jour au terme de ce que je puis découvrir et rapporter dans mes articles – j'appréhende ce jour comme de plus en plus prochain –, j'aurai du temps à consacrer à une œuvre de portée plus artistique ; mais ce qui me manque encore, c'est le sentiment de la nécessité d'un roman, n'importe lequel.
Je n'arrive certes plus à écrire sans vouloir qu'un texte serve, ne serait-ce que pour moi – je suis las de ces parures superfétatoires où l'on ne fait que montrer qu'on bavarde. Or, il me semble que, depuis des générations, depuis toujours peut-être, on n'écrit des romans que pour autrui : je ne vois plus ce que cela apporte à l'auteur. Il faut commencer par reconnaître qu'une histoire romanesque ne se présente pas spontanément à l'esprit, elle est largement absurde, elle procède d'une série d'opérations factices d'élaborations et de remplissages : il s'agit d'inventer une intrigue qu'on n'a pas vécue, qui ne peut donc être utile à une purgation personnelle ou à l'illustration éloquente d'un phénomène, c'est-à-dire sans édification vérace, et qui se destine davantage au plaisir des autres qu'au sien propre attendu que le bonheur de se raconter à soi des fictions, qui se situe déjà dans le fait de rêver, ne requiert a priorinullement de les rédiger et de les proposer à la lecture. Il y a dans le roman un effort tourné vers autrui, autant dire une volonté d'effet extérieur et quelque goût de publicité. Et je me souviens bien que la satisfaction d'en écrire m'était étroitement liée au désir de publier : je voulais que ces histoires devinssent des succès, que des gens pussent les aimer, et je sentais que chaque journée passée à écrire me rapprochait de l'heur(e) de la proposition à un éditeur. Je tiens pour établi que la rédaction d'un roman est conditionnée non par l'envie spontanée, authentique, c'est-à-dire égoïste, de raconter une histoire, mais par le souhait de plaire, de s'attirer des compliments, et de se savoir devenu ce qu'on appelle un « écrivain ». Ceci n'est posé pour insulter personne, mais il faut s'interroger honnêtement : est-ce que, si l'on apprécie d'imaginer des histoires, on se sent un besoin de les redire sans priser les effets d'une relation avec autrui ? J'en doute, et, ainsi dit, ce semble moins péjoratif que j'ai pu sembler l'être au départ.
Or, quant à moi, je ne cultive plus cette ambition centrifuge, cette soif de partage, cet enthousiasme plein d'espoir, par le mépris que généralement je voue au lecteur : presque tout mon intérêt d'écrire, toute ma justification d'auteur, est centripète, et je rapporte à mon propre profit, indépendamment de la considération du lecteur, l'avantage de l'écrit, et ce n'est qu'après avoir considéré ce que je puis tirer d'un texte que je commence à l'écrire – je ne le publie que parce que ça ne me réclame qu'une minute et en grande négligence de réclame. C'est une façon de sélection qui, selon moi, est même à l'origine de ma relative supériorité littéraire, parce que je ne conforme pas ma pensée et mon style à la meilleure façon dont on les recevra ; ma priorité est à moi seule et, à la rigueur, à cet autre que je fus et qui eût trouvé profit à me lire. Et voilà pourquoi je ne me sens presque aucune raison de romancer : je sais d'expérience tout l'arbitraire de la création artificielle d'une intrigue, je ne m'illusionne plus sur la possibilité d'être publié et de gagner en notoriété (mon écriture n'est pas de mode, et je suis « grillé » partout), et je ne me fais aucune espérance – vraiment – sur l'éventualité de transmettre une idée esthétique ou éthique au Contemporain que je réprouve en masse et auquel je n'ai trouvé nulle exception au défaut de lecture et de lettres. Toute tentative même lointaine, précoce, envisagée, de former une histoire, me laisse découragé, non parce que c'est un travail difficile mais parce que toute utilité m'en semble exclue, que ce me paraît aussitôt une contrainte vaine, et que j'ai aussitôt l'impression ridicule de façonner un objet en papier là où j'ai vraiment besoin d'outils en acier. Si je veux, je puis rêver des intrigues que j'aurais planifiées ; si je veux, je puis me les raconter pour m'émouvoir ; si je veux, je puis en faire une conception du monde ou d'un monde alternatif qui est déjà mienne et dont déjà je dispose, mais à quoi bon passer des heures à l'écrire ? il faut bien qu'alors je juge que cela profitera à quelqu'un ! Mes articles au moins ont une fonction : ils affinent ma pensée et la fixent en un état de perfection exprimée auquel je puis ultérieurement référer, autrement dit : je sais que j'ai pensé cela, et en ces termes exacts, à telle période de ma vie, ce qui servira de mesure ultérieure à ma progression ou à ma régression. Mais on se trompe si l'on croit que je nourris le souhait de communiquer à autrui une réflexion : il faudrait pour cela que j'eusse le sentiment que quelqu'un fût assez avisé pour me répondre, et, à vrai dire, je n'y crois plus.
Même je trouve que mes articles constituent déjà une histoire, et qu'ils forment un récit encore plus édifiant qu'un roman, et qu'ils racontent une légende beaucoup plus éloquente et terrible, celle du monde réel, celle du quotidien et de l'histoire où nous sommes plongés (sans parler du récit d'une vie de relative bravoure intellectuelle, la mienne), et ce me paraît cent fois plus ardu que d'en inventer d'autres selon des règles bizarres et des principes moins plausibles que l'auteur sait toujours faire accroire par un ensemble d'autorités et de conventions. Je n'ai cessé de tracer, en somme, le roman de la vérité, à travers mes articles : et pourquoi me dirais-je qu'il faut que je les reformule en synthèse plus fictionnelle et les transpose dans un univers alternatif ? À quel dessein ? Pour quel but ? N'ai-je pas plutôt intérêt, selon mon credo ou mon vœu, à les inscrire dans le siècle-même, plutôt qu'à en forger quelque image à laquelle le lecteur s'attachera peut-être tout en croyant échapper au monde où il vit ? Je ne vois pas, de là où je suis, quel avantage chercher au roman, et j'avoue que j'en trouve même de moins en moins à en lire. La couleur de vanité et de divertissement – d'enfantillage – qui les inonde m'éblouit chaque fois avec plus d'évidence ; je n'en finis plus guère sans me dire : « Mais à quoi cela a-t-il servi ? » C'est un gâchis d'idée où je crois que s'est opéré un transfert d'une raison pratique vers une imagination sans objectif... et je respire finalement l'atmosphère de naïveté mièvre ou d'intérêt personnel de l'auteur qui gâche même la sympathie que je pouvais avoir pressenti en sa faveur selon la quantité ou la qualité de son œuvre, en songeant : « Voilà un être de travail qui s'est malheureusement commis au roman, faute de distance préliminaire ! »
Et je réfléchis, et je conclus bien qu'entre la tentation liée à ma faculté d'écrire un roman et la complète sensation de vanité du genre, se situe pour l'heure ce que j'appellerais mon fichu problème du roman.
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