Logique primordiale de la justification des faits

Je l'ai expliqué dans un article à paraître (« Réfutation de l'interprétation habituelle de l'expérience de Milgram ») : le plus difficile dans toute suggestion qu'on veut porter à quelque point de conséquence, c'est d'en faire admettre les prémices. Sitôt les prémices admises (ce qui advient souvent par grégarité ou par obligeance), on ne les réexamine plus, et non seulement on ne s'intéresse plus qu'à leurs conséquences mais on en fabrique les causes en manière de raccourci intellectuel pour gagner du temps, c'est-à-dire pour s'abstenir d'un effort de pensée trop rigoureux et ardu. On estime en gros que le fait est là, on l'a acté, et l'on ne se contente plus dès lors que d'établir des controverses variées mais sur le fondement de ce fait estimé à tort pour su.

C'est exactement ce qui se passe au sujet de la « crise institutionnelle » française depuis les législatives.

Tant de spécialistes qui constatent une espèce de blocage, croient devoir admettre le fait de ce blocage. « Bon, se disent-ils. Il est clair qu'aucun gouvernement n'est nommé. Ce fait est manifeste, indubitable, irréfragable. Puisque la situation est, tâchons de lui trouver des causes. Bon. Mais ces causes, il faut qu'elles soient d'un ordre constitutionnel, autrement ce serait nier tout ce qu'on entend parmi les experts qui ne peuvent s'être autant trompés. Bon. Tâchons donc dans leur sens d'apporter quelque chose de plus à ces remarques, d'aller un peu plus loin qu'eux, sans les démentir ; tâchons en particulier de faire une valorisation, sur ce fondement commun, de mes propres ressources mentales. »

Or, ce n'est pas quelque chose de plus qu'il fallait apporter, c'est quelque chose d'autre. Ô vice récurrent et foncier de l'historique réflexion à la française : considérer toujours que les experts ont assez indépendamment réfléchi !

On sent bien encore dans ce cas, comme je l'avais écrit dans plusieurs articles au sujet de science, qu'on recherche d'abord le consensus, et qu'on essaie seulement ensuite d'étendre l'explication usuelle en l'élaborant. Comme tout le monde s'accorde sur une « crise » de nature institutionnelle, réfuter ces prémices paraîtrait malvenu et impoli. C'est un peu comme dénier à M. Powell l'existence d'armes de destruction massive en Irak : les États ont préféré en général concéder ce point et considérer sur cette base quelles espèces de solutions et de controverses mineures on pouvait entamer. On va donc chercher des arguties pour justifier la crise depuis les législatives, mais sans se départir de l'idée d'une « crise institutionnelle ». Or, si tout à coup un homme seul venait indiquer qu'il n'y a pas de grande crise, sa version irait à rebours des autres, même davantage : elle irait à rebours d'une réalité que les autres ont insérée dans les mentalités et jusque dans les faits (puisque les faits, particulièrement en politique, ne sont que phénomènes c'est-à-dire qu'il suffit environ d'y croire pour les voir). Une telle audace signifierait que depuis des semaines on disserte en boucle sur un problème qui n'existe pas ou du moins qui n'existe pas tel qu'on présente ses prémices, et elle serait chassée, ce qu'on ne peut faire efficacement, je pense, qu'en la niant aussitôt. Ce serait vraiment très inconvenant. C'est ainsi que plus l'idée dure, plus elle est supposée vraie : elle ne tend à être incontestable qu'à cause de sa répétition parce qu'elle s'est installée dans les mentalités, autrement dit elle n'est incontestable que par absence de volonté de la contester et même qu'en raison de l'inopportunité de cette contestation qui contrarie beaucoup de monde. Ce fut souvent la même chose en science, comme le rappelle Feyerabend : la réfutation d'une pensée largement admise deviendra tôt ou tard paranoïaque ou complotiste non parce qu'elle est fausse mais parce qu'elle dérange la communauté majoritaire en charge de la défense du paradigme.

Notamment, depuis mon précédent article « Réflexion sur la "crise" politique depuis les législatives », personne, semble-t-il, n'est allé vérifier qu'une motion de censure n'oblige ni à un changement de gouvernement ni à une dissolution : c'est que personne, passé l'admission d'une « crise institutionnelle », n'a intérêt à le faire, ce qui renverserait sa position, et beaucoup se contentent de me nier. Pourtant, la Constitution est à portée de tous, et je ne puis démontrer ce qui ne s'y trouve pas, on ne peut pas prouver l'invisible – je me contente de leur en citer les termes qui ne parlent point d'une alternative refus-de-démission/dissolution. Mais ça ne change rien à leur thèse parce qu'elle est préétablie, c'est pourquoi ils ne vérifient pas ; et ils se disent simplement : « Pourquoi tant de gens diraient le contraire sur les plateaux télévisés ? » Dire le contraire reviendrait à révoquer les prémices c'est-à-dire le paradigme de leur échafaudage, et, dès lors, ils seraient déstabilisés rien que pour en parler.

Or, voici ce qu'il faut rappeler et qui lève, je crois, toutes contradictions que par esprit spécieux ils sont tentés de faire :

Il est faux, il est absurde, il est de mauvaise foi de prétendre que le Nouveau Front Populaire est incapable de se mettre d'accord pour proposer un Premier ministre au Président. Seulement, on lui a longtemps fait entendre que ce n'était pas la question, alors il n'a entamé que tard une élection en son sein parce qu'il devinait que le Président ne tiendrait aucun compte du résultat, et c'est bien ce qui risque d'advenir avec Lucie Castets. Les politiciens en sont à chercher un premier Ministre dans des groupes qui n'ont pas emporté autant de suffrages, parce qu'on résiste à reconnaître le NFP vainqueur au prétexte qu'il n'a pas dépassé ou avoisiné les 50%.

Il est faux, il est absurde, il est de mauvaise foi de prétendre quêter des dissensions au sein de tel groupe pour montrer que les Français qui ont voté pour ce groupe en fait n'ont pas voulu élire les mêmes personnes. Une telle séparation des sensibilités ne s'est jamais faite, et l'on a toujours constaté au sein de n'importe quel parti des disparités qui n'ont jamais invalidé le fait-même de l'élection. Songerait-on, d'une semblable manière, à empêcher l'élection de M. Macron au prétexte que ce n'est pas tant lui qui a été élu que Mme Le Pen qui a été rejetée : en démocratie, on n'interprète pas les résultats avant d'en tenir compte, on les entérine et applique tels quels, autrement nul suffrage n'est utile parce qu'on peut le renverser par des versions de motivations contradictoires.

Il est faux, il est absurde, il est de mauvaise foi de prétendre qu'il faille nommer un premier Ministre de consensus parmi un groupe disposant d'une majorité absolue – ce ne serait pas souvent arrivé autrement (s'il s'agissait de ne désigner que sous majorité absolue, il faudrait songer à destituer M. Macron compte tenu du nombre de l'abstention à son élection). Il est non moins faux, non moins absurde, de non moindre mauvaise foi de prétendre qu'il faille que ce premier Ministre dispose d'une majorité relative assez forte : et combien alors ? – on attend un chiffre là-dessus. Le NFP obtient cette fois 31% des sièges, en 2022 la coalition présidentielle faisait 43%. Donc, entre 43 et 31, on doit admettre, selon ces interprètes, que tout est changé, à douze points près ; or, quel est précisément le seuil où l'on passerait d'un premier Ministre de groupe à un premier Ministre « négocié » ? 34 ? 37 ? 40 ? – si l'on dit que c'est 37, il faut qu'à 36 on ne soit pas satisfait. Je veux bien l'entendre, mais j'y vois trois objections : ce nombre quel qu'il soit d'abord ne veut rien dire car il ne correspond à aucune majorité absolue ni à rien de concret en termes de proportions (on reste au-dessus du tiers), ensuite il doit être fermement déclaré avant l'élection au risque de multiplier perpétuellement les contestations de mauvaise foi, enfin il n'existe pas dans la Constitution qui, en matière de nomination du premier Ministre, se réduit à l'usage de le choisir parmi le groupe ayant remporté le plus de suffrages.

Il est faux, il est absurde, il est de mauvaise foi de prétendre qu'un gouvernement doit être représentatif du peuple, peu ou prou. Ce n'a jamais été le cas, ni sous Macron, ni avant : les politiciens ne s'en soucient que lorsqu'ils sentent qu'ils ont un intérêt à le promouvoir. Est-ce que les Français ont approuvé M. Castex que personne à l'époque ne connaissait, ou M. Attal qui semblait à peine compétent pour l'Éducation nationale aussi bien pour y décider qu'environ pour y être élève ?

Il est faux, il est absurde, il est de mauvaise foi de prétendre que les Français trouveraient plus d'inconvénient à être dirigés par des gens qu'en partie ils désapprouvent – ce qui est bel et bien le cas depuis des années – qu'à subir le ridicule actuel d'un pays sans dirigeant et où le pouvoir se négocie si manifestement par corruption. C'est mal les connaître, c'est mal déceler la mentalité populaire, et c'est surtout nourrir sur le peuple des idées si déconnectées que c'est comme s'approprier leurs volontés. Quitte à tâcher de comprendre le Français, qu'on demande au moins le diagnostic éclairé de Psychopathologues-du-Contemporain comme moi c'est-à-dire de vrais scientifiques des foules. Nos chroniqueurs de télévision sont tous si orientés qu'à les entendre il n'y a que des candidats de leur parti que les Français pourraient accepter.

Enfin, je le répète, il est faux, il est absurde, il est de mauvaise foi de prétendre que la motion de censure entraîne obligatoirement l'acceptation de démission du gouvernement ou la dissolution d'Assemblée nationale. J'ai lu là-dessus des arguments si fallacieux, si spécieux et si autopersuadés, qu'ils révèlent combien on a intérêt à croire après coup à cette obligation ; et notamment j'ai lu qu'en 1962, De Gaulle ayant refusé la démission du gouvernement, il avait « entériné » la motion de censure en imposant la dissolution : « entériné » ! Autrement dit, on est à un tel point de « conviction » qu'il n'apparaît même plus contradictoire que pour entériner, c'est-à-dire valider, approuver ou consacrer une décision, il fallait ne pas prendre en compte cette décision et rejeter ceux qui l'avaient votée ! On semble alors hors de portée de concevoir que ce que fit De Gaulle ne s'inscrivait pas du tout dans l'ordre d'une décision constitutionnelle, mais que c'était tout le contraire : il balaya les votes et changea les électeurs !

Oui, mais ces dénégations s'inscrivent bel et bien dans la forme psychopathologique de la persuasion : d'abord on croit constater avec la multitude une « crise institutionnelle », puis on lui trouve avec les autres des « raisons institutionnelles », et enfin par adaptation on lui sent une opportunité personnelle, c'est le cas partout où l'on n'a pas voté (ni moi) pour le Nouveau Front Populaire et où l'on sent qu'il y a là l'occasion de placer au sommet de l'État un politicien qu'on apprécie, y compris selon des tractations obscures qui n'ont rien de démocratique. Mais ça y est, l'idée a pris, on s'est sorti d'une impasse intellectuelle, on se croit judicieux à ne faire qu'aller sur les chemins d'autrui, qu'à prolonger leurs théories, et déjà l'on cherche diverses stratégies pour dépasser ce blocage et se vanter d'être fin. À la fin, plus personne ne croit que la paralysie est d'origine malhonnête et artificielle, et chacun y trouve ses petites solutions ; nul ne se met en mesure de comprendre que ni le gouvernement ni même l'Assemblée nationale n'aura bientôt quoi que ce soit à voir avec la forme que la Constitution et la volonté nationale aimeraient principiellement donner à nos représentations. La persuasion fait vite son effet, qu'il s'agisse d'une propagande organisée ou d'opportunismes particuliers issus du fonctionnement de l'esprit contemporain : on ne regarde plus la réalité, on se projette dans un divertissement ; on s'amuse foncièrement de ce dont on se plaint, mais on n'y porte pas un examen rigoureux ; on aime ce désordre et l'on étaye impossibilité d'en sortir pour pouvoir porter un discrédit plus net sur le monde politique et s'en sentir supérieur ; on forme ainsi secrètement le pari du trouble, on se rend fier d'avoir raison de l'augurer quitte à l'entretenir soi-même, et l'on prétend blâmer ceux qui font à chacun l'avantage de cette distraction.

Surtout, on croit avoir heureusement dépassé le stade du doute : c'est dire qu'en vérité on n'a pas commencé à se poser des questions.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: #discussions