Le poids des traditions
Si l'on y regarde bien, une grande part de l'absurdité ridicule de l'existence humaine vient de ce que tout s'y fait par tradition et par routine, rien par initiative véritable et privée. Presque tout est gâché par des usages et des protocoles, rien n'est spontané et authentique, et même, on ne songe plus tant à ce qu'on est disposé à accomplir qu'à ce qu'on est supposé répéter.
C'est une propriété qu'on ne remarque même plus tant on y est stylé : le Contemporain ne décide rien, il décide plutôt continuellement – pour ainsi dire – de ne pas décider. Il accepte, il se modèle, il imite des faits qu'il considère comme universels et légitimes, donc exemplaires.
Il se conforme à des habitudes. Il ne fait que sauter d'habitude en habitude. Il n'est qu'un continuateur. Presque rien n'échappe à cette espèce de méthode d'exister. Le questionnement sur son unicité est réduit à des anecdotes dérisoires. Ce lui est un paradigme foncier.
Bien peu émane de sa volonté personnelle, au point qu'il ne sait plus au juste, à force de contraintes quotidiennes auxquelles il s'adonne, s'il souhaite ou s'il doit : il n'a plus idée de ce qu'il ferait en-dehors de codes sociaux et de précédents codifiés, il se limite et s'adapte à des antériorités. C'est ce qui nuit à l'individu, le respect automatique à des exigences extérieures qui sont respectées faute d'une pensée de transgression dont la conscience serait au moins le commencement d'une gravitation autour d'une foi en l'intimité. Nul n'aventure l'expression d'un décalage. On est imprégné de la mentalité de la restriction du choix : le Contemporain, à vrai dire, n'a plus seulement la représentation de ce que signifie au sens plein une alternative. Il vaque d'obligations consenties en sentiments agréables de concessions. Toute son existence est une réaction à un bien-agir plutôt stéréotypé et fondé sur des « patrimoines ».
Il est vrai que sa manière de se plier à des rites est rassurante : ce n'est ainsi pas qu'une résignation, il ne prend pas le risque d'une différenciation, ne se trouve aucun besoin de quêter une originalité ou d'aspirer au « sens de sa vie » ; il perd ainsi jusqu'à l'envie – qui est un effort – de chercher ce qu'il veut et d'en indiquer l'intention. Son environnement ne peut trouver à cela un inconvénient, car il lui est semblable et apprécie cette homogénéité de qui l'honore et le flatte comme si c'était par choix qu'il s'était réduit à l'obéissance ; tout au plus, un reproche ne peut porter que sur des modalités et non sur des principes, c'est-à-dire qu'il peut s'être mal conformé mais il n'a pas nié ou réfuté la volonté de conformation même ; il reste ainsi membre d'une communauté de valeurs plutôt qu'il ne se pose comme proscrit ou renégat ; il est solidaire non solitaire, n'a pas renié autrui à travers lui. Il n'engage nulle critique profonde ni n'aventure sa culpabilité parce qu'il ne franchit pas une convention générale, un contrat social et moral, un engagement d'adhésion à une mentalité commune, de sorte qu'aucun rejet extérieur ne pourrait en procéder sans le sentiment d'injustice dont il se plaindrait à bon droit. Il n'a jamais dérogé, est resté cohésif, il s'inscrit toujours en l'imprégnation d'une multiplicité intégrée de traditions basiques et essentielles.
Il demeure ainsi un Contemporain normal. Il ne se marginalise pas en essayant d'être une réflexion plus éclairée. Il circonscrit ses avis et actions au sein d'un mode impersonnel qui caractérise le citoyen moderne. C'est bel et bien qu'il habite le monde d'aujourd'hui : en étant homme actuel, il ne fait nulle offense au Contemporain, et même il s'y sent sans difficulté d'une intégrité parfaite.
Ah ! être ainsi un « homme de son temps » ! Tout ensemble : à cette facilité et à ce prix !
Oui, mais il finit par ne plus savoir du tout ce qu'il veut et ce qu'il est ; il égare bientôt l'expression d'un caractère et perd la possibilité de réformer son monde ; il est un agent, passif, docile, habitué, et son environnement entérine cet état de dépossession, parce qu'on trouverait illogique qu'il échappât aux coutumes qu'il a quelquefois acceptées : une chaîne d'engagement s'est créée à partir de quoi l'exception est incohérence et injure, dédain ou mépris. Il appartient déjà au rouage normal, est conquis et possédé, tout s'organise autour d'obéissances successives, il ne se représente plus de possibilité en-dehors de sa foncière mentalité de conventions, et toute contestation des habitudes sonnerait comme une rébellion et un outrage déraisonnables, comme un renoncement et un parjure, comme un iconoclasme de son soi ancien. L'initiative est dès lors circonstanciée, l'existence est un assemblage de procédures où la volonté véritable est entravée et circonscrite. Il ne pense que subliminalement en-dehors de la restriction des causes et des conséquences agencées selon un monde-de-référence étriqué ; il est étiré et tendu, sujet à des forces oppressives, et il ne conserve que la liberté du maillon.
« Il » c'est-à-dire « on ».
Les fêtes de Noël sont un exemple caractéristique de la façon dont on est un prisonnier de traditions jusqu'à l'anonymat et la disparition de soi – à mon avis, jusqu'au dégoût, jusqu'à la dévitalisation essentielle et stylée. Il est d'abord admis « universellement » qu'il s'agit d'une « circonstance familiale » : on doit y voir ses parents, on le doit avant même de se demander si l'on en a l'envie – le devoir supplante l'envie, la phagocyte, l'écrase, l'annule et souvent la contrarie et la retourne. Je ne veux pas dire que le goût des retrouvailles ne pourrait pas venir librement, il est possible qu'on aimerait de temps à autres retrouver sa famille et se rassembler autour d'un repas, mais le devoir impérieux de la répétition forcée ne permet même plus de mesurer ce sentiment, l'événement s'imposant comme travail et comme charge quel que soit le plaisir immergé ou enfoui, quel que soit son sentiment personnel, car c'est un sentiment qu'on n'a nul intérêt à consulter puisque c'est établi comme ça. On n'a ni le temps ni l'avantage de s'interroger sur la teneur réelle du désir de revoir des parents, mais on court déjà aux préparatifs, on n'a qu'à se disposer mentalement, et toujours on subit la fête, avec plus ou moins d'agrément ou d'ennui. On répond au protocole consensuel et multipartite d'une organisation annuelle : qui invite ? qui paye ? qui vient avec quoi ?... Les cadeaux sont de cet ordre : suivant un rituel immuable, ils émanent de commandes, on se dispose aux achats selon les appels téléphoniques qui font des exigences supportées, on se résout, on obéit, c'est en soi-même l'absolu contraire d'une remise en cause du déjà-pratiqué, on ignore même si foncièrement on a le souhait d'offrir c'est-à-dire si l'on y serait porté sans contrainte, on ne songe pas un instant à ce qu'on achèterait si l'on voulait chercher une idée et faire enfin plaisir à sa manière, l'habitude éteint l'être, « ça se fait », voilà tout, il faut se mouler, en sorte que le soi s'annihile, qu'il n'est pas question de questionner l'usage, qu'on s'y résout avant même d'envisager d'autres principes qui seraient issus de sa volonté propre, une alternative émanée de soi ; on ne sait plus ce que serait Noël s'il était dévolu entièrement à son propre souhait créatif, à sa réalisation personnelle, sans imitation des précédents – et probablement Noël, quelque « esprit de Noël », s'est-il ainsi éteint dans la routine et l'imposition. À la fois le goût de la réception et le sel du cadeau sont gâchés dès le départ : aucune sensibilité ne préside à la cérémonie, ni imagination, ni invention, ni originalité, aucune humanité dont on pourrait s'estimer fier, rien de ce qui relève d'un être en particulier, d'une volonté d'homme, d'une considération née d'un individu – Noël n'est qu'un mécanisme événementiel qui accumule les il-faut. C'est à peine si l'on a le droit de tenter une innovation : qu'arriverait-il par exemple si, cette année, on souhaitait tout faire et tout payer soi-même, sans demander de répartitions ni de subsides ? La femme s'y opposerait et les invités jugeraient ceci une enfreinte et un inquiétant précédent contre la tradition. Ou comment se résoudrait le refus de passer et de recevoir des commandes ? On l'estimerait une bizarrerie et un gâchis d'argent... Alors, par crainte de singularité, on poursuit les usages, chaque nouveauté gênant, on a réalisé l'action du prestataire de service, exercé son emploi, accompli un ordre tacite, et commis un énième travail. Comme la coutume préexistait, il a fallu l'accomplir selon les formes officielles et dûment constatées – n'est-ce pas qu'on incite toujours à faire attester la bonne conformité de la réalisation et des directives ? Mais on ne sait pas, on n'a pas tenté d'imaginer en quoi pourrait consister Noël sans habitudes machinales, c'est toute une affaire de seulement l'envisager ; on préfère penser qu'on n'a pas le temps d'y penser, pas le droit d'y penser, pas le profit d'y penser, et même, aussitôt qu'on y pense, toutes les pensées de complications s'accumulent, de vexations plausibles, de contestations et de contretemps, c'est comme le personnage de Carol dans Main Street qui propose maintes originalités ouvertement acceptées mais que chacun juge finalement une entorse au bon-goût habituel, et l'on refoule toute cette pensée comme un préambule à une mauvaise humeur, à cause des difficultés insensées que le moindre écart d'une tradition suscite. On ne sait plus si, un jour et pour un événement, on pourrait être vraiment content, épanoui, libéré : on se « contente » toujours de la forme usuelle, et l'on tâche à y trouver sa satisfaction autant que possible parmi les contraintes et les importunités.
Et à vrai dire, « on » convient très bien pour parler d'un tel processus, car « je » y tient une part des plus négligeables.
Souvenir, là, d'une stupéfaction mêlée d'admiration, lorsqu'un voisin m'expliqua qu'en tant que Témoin de Jéhovah il n'offrait pas de cadeau aux anniversaires. Bon sang ! c'est donc que sans les perpétuelles « occasions » de cadeaux, quand on est Témoin de Jéhovah, on peut faire des présents quand on veut, c'est-à-dire quand on décide, c'est-à-dire quand on en ressent le désir ! Ce n'est plus du tout un environnement normal que celui où le parent ni l'enfant ne s'attend à des distributions ! où la gratification peut tomber n'importe quand ! où l'on choisit par soi-même le jour propice pour donner ! Quelle révolution : un cadeau qui n'est pas un devoir normé ! qui n'est pas tacitementobligatoire ! qui n'est pas une charge ! On ne connaît presque rien de tel dans cette société, et cette révélation me fit un effet de grand trouble. En effet, qu'on y réfléchisse bien concrètement, et l'on trouvera que toutes les fois qu'on éprouve la tentation d'offrir, on est gêné par la perspective d'une occasion rituelle à venir ; par exemple, que faire si, un mois avant un anniversaire, on souhaite faire un cadeau ? On se dit aussitôt : « Il n'y a qu'à attendre un peu, je n'aurai pas les moyens de multiplier les présents rapprochés, et refuser l'anniversaire paraîtrait inconvenant et inhumain. » Voilà notamment comme l'envie d'offrir est subordonnée au devoir d'offrir. Sans compter que, le cadeau tombé sansdate, c'est paraître louche, c'est susciter le pourquoi, c'est induire une étrangeté, parfois même avec suspicion : Dans quel but, ce présent ? de quelle faute se fait-il ainsi pardonner ? quelle est son intention, au juste ? escompte-t-il que je lui rende un cadeau ? etc. Toute échappée de la norme produit la sensation d'une inquiétude ou d'une instabilité à celui qui se déstabilise et risque soudain de se juger pusillanime et monotone ; or, admettre tout logiquement que même l'imputation aimable du « Mais tu es fou ! » qu'on rétorque en pareilles circonstances inattendues réfère à un manque d'imagination atterrant : c'est qu'on conçoit comme folie qu'une personne ait fait un présent en-dehors des espaces-temps prévus. Quel artiste ! Quelle révolution !... Et quelle pitié de s'en extasier comme un coup de théâtre !
Pour compléter ma réflexion, je crois l'exemple des fleurs excellent afin de comprendre la manière dont se perpétue et s'entérine un rite avec absurdité tout en-dehors du « sentiment naturel ». Les fleurs, en matière de présent, sont l'exacte transposition des traditions déformant le jugement et l'être :
Je prétends qu'aucune femme n'a véritablement apprécié dans sa vie l'offre de végétaux moribonds ou vivants : ce lui est évidemment d'emblée une contrainte, car ou il faudra les jeter, ou il faut les entretenir, en sorte que ce lui est au moins une brève servitude et un certain souci – j'ai d'ailleurs déjà pensé que cet usage était contre elle une condescendance : on l'éprouvait dans son minuscule domaine de « maîtresse de maison » en voyant comme elle savait arranger et placer le bouquet, on était fier de cette « capacité » qu'on contemplait chez elle, parce qu'elle n'avait que peu d'élévation et que ce mouvement décoratif suffisait à témoigner d'une faculté valable pour toutes les autres c'est-à-dire pour le faible nombre. Or, ce présent est convenu : c'est une des dépenses absurdes que l'homme doit faire et que la femme doit aimer, au point qu'on ne reconnaît pas que c'est pour lui automatisme et pour elle affectation. D'un côté : « Je me débarrasse de la nécessité d'une vraie trouvaille issue de moi : donc, des fleurs » ; de l'autre côté : « Faute d'une idée de ce qu'on pourrait m'offrir d'original, je me persuade que l'offre est agréable : les fleurs, donc. » Et chacun élève ce rite stupide au niveau du symbole : la fleur est au moins une « attention », une gentillesse, une tendresse, tandis que c'est tout le contraire puisque ce présent contient l'aveu qu'on n'avait aucune idée propre et individuellement dirigée du moyen de produire de l'agrément ; les fleurs sont surtout, il faut l'admettre franchement, situées dans la gamme pratique des prix convenus pour un cadeau, et c'est si impersonnel que ça n'a aucun risque de créer une insatisfaction ; aussi bien on ne s'étonne jamais beaucoup des fleurs, aussi bien on n'en tire non plus jamais beaucoup d'intérêt ; on feint toujours quand on manifeste son plaisir à le recevoir, tout autant feint-on quand on voit le récipiendaire confondu en extases hyperboliques ; la neutralité y est exactement dégoûtante au sens où l'on ne saurait y placer une saveur spéciale. C'est absolument terne, illustration de l'effet de la tradition. C'est complètement dévitalisé. C'est pour moi l'équivalent de rien, c'est même moins que cela : celui qui n'offre rien ne propose pas un témoignage de sympathie, il ne s'arroge pas avec facilité une valeur, il n'achète pas l'estime-de-soi. Préférer de loin l'absence intègre ou même orgueilleuse de cadeau, à des fleurs, ou à des chocolats, ou à... je ne sais quoi « qui s'offre », parce que c'est une audace par contraste – c'est proprement désuet de ne rien offrir, et j'aime mieux qui déroge. C'est risquer un reproche : j'apprécie vaguement ce petit danger s'il est conscient, mais il l'est de moins en moins, et si le jeune Contemporain n'offre rien, ce n'est plus que par négligence et évanescence, simplement parce qu'il ne lui est pas venu à l'esprit qu'en tant qu'invité il pourrait avoir des attentions légitimes envers son hôte.
(Chez moi, quand on reçoit des fleurs, on les met dans un vase joli tout le temps que les invités sont présents, et dès leur départ, souvent même dans le quart d'heure qui suit (un retour inopiné révélerait le procédé) : poubelle – ça encombre, et ça va bientôt puer, l'eau va stagner, et jeter dans dix jours reviendra à devoir laver avec effort tout ce qui a collé aux parois de verre et aux mains, sans compter qu'en loin on estime frustement, prosaïquement, mais logiquement, que la fleurs est faite pour rester vive dans la nature. J'aime par exemple regarder un nourrisson, joufflu et jovial qui se dandine, je n'offre pas pour autant des têtes de bébés à Thanksgiving.)
Et plus vastement c'est un vertige immense, profond, révolutionnaire, que de considérer réellement tout ce qu'on fait, chaque chose après l'autre, en ne faisant que répéter un exemple ou une procédure, sans y réfléchir, sans remonter au moindre fondement, sans même y investir une parcelle d'un soi intègre et philosophe, c'est-à-dire... c'est-à-dire tout ! Même en tant que professionnel, on ne travaille pas comme c'est plus efficace mais « comme-il-faut » c'est-à-dire « comme-on-est-habitué » et « comme-on-a-appris » : on ne saurait le plus souvent se justifier en instruisant que c'est bien, comme on fait, la meilleure manière de faire, on tâche surtout à être sans reproche ni scrupule au regard d'un certain usage, mais il ne s'agit jamais vraiment, plus que cela, d'investir sa personne en y incluant sa réflexion sans cadre extérieur. La somme fondamentale et énorme des antécédents figure et délimite le champ des possibles, et l'initiative consiste à la rigueur, au sein de ces multiples frontières, à introduire une maigre variation qui s'y conforme principiellement : le système de l'usage, lui, n'est pas renversé ni sapé, la norme prévaut toujours, on n'a rein enfreint. Or, je crois que rien, si ce n'est une grégarité frileuse, n'y oblige : par exemple, si l'on n'applique pas une obligation professionnelle inutile et injustifiée, et si par son esprit de performance on réalise ses fonctions avec un haut rendement, nul cadre ni contremaître ne vient le reprocher : on admet que l'exemplarité de vos performances crée un précédent qui invalide le besoin de la procédure. Personne n'est forcé, que je sache, de manger à telle heure, de partir en vacances ou de regarder telle netflixité : on estime seulement que cela caractérise une maisonnée équilibrée, une réussite moderne, ou un divertissement agréable. On ne cherche pas si c'est vrai, on ne traverse par l'apparence établie, on ne prend pas la mesure réelle d'un épanouissement, on se conforme juste à ce qu'on est supposé tirer de ces habitudes, et l'on s'efforce surtout à s'accommoder de ce cadre sans le légitimer : la régulation des repas n'est justifiée par rien, le départ en vacances est très largement un souci, et Netflix inflige un abrutissement qu'on devine avec honte. Mais on n'ose pas en sortir, il faudrait dire « non » : on choquerait, on importunerait, on favoriserait l'inconfort, tendant à signifier que ces usages n'ont jamais plu ; ce serait une insulte pour son environnement et pour son monde.
(Je n'ai pas pu empêcher par exemple le mensonge du Père Noël : j'avais su proposer, puisqu'on me dit qu'il était évidemment « hors de question » de ne pas fêter Noël, de déclarer aux enfants que c'étaient les parents qui offraient qu'il fallait remercier ; refus tout net de mon épouse, en dédain amusé précédant le scandale : « Tu plaisantes ? Tu n'y penses pas ! Tu fais de la provocation parce que tu sais bien que c'est impensable et que je vais dire non ! »)
Le plus désespérant est la désexistence qui en résulte et qui devient un mode de non-vie dans tous les gestes quotidiens, un paradigme de transfert de pensées et d'actions, une entière dépossession, car, à bien y regarder, il n'est à peu près rien pour prouver chez le Contemporain la réalité d'une personne ou d'une individualité : tout ce qu'il sait et fait n'est au mieux qu'une infime altération de ce à quoi des usages préexistants l'ont réduit. Tout. Il n'y a pas un de ses instants qui ne soit rigoureusement régi et conformé à des présélections : il ne choisit qu'entre des options réduites qu'il se croit disposé uniquement à suivre, mais il ne décide rien, ne crée pas une opportunité nouvelle, et il n'a pas la moindre idée de l'ampleur véritable d'une décision, n'ayant aucun accès à la perspective mentale d'une vaste élection ; il a perdu la faculté à former lui-même des alternatives et ne fait que piocher en un répertoire de solutions préparées, toujours sises au sein d'une mentalité de normes antérieures, estimant que ceci consiste en la plus forte représentation d'un choix théorique ou pratique. Rien ne l'y oblige, seul le confort l'y incite. Il conserve la possibilité d'une indépendance, mais ce sursaut ne peut se réaliser qu'à condition de sacrifier les avantages de la socialité normale ; il faut pour cela induire en son entourage des importunités et des inconvénients – par exemple, inviter à la maison des écrivains ? ma femme n'y consentirait pas sans râler, et même si j'organisais tout, il faudrait anticiper son agacement-de-principe, car elle voudrait encore que ce lui eût constitué une gêne pour pouvoir me le faire payer ailleurs au titre d'une infraction ou d'une dérogation. Le Contemporain n'a pas tant que le publicitaire l'affirme le changement pour bonheur : c'est qu'alors il faut que ce changement s'inscrive entre les bornes d'usages rôdés, et nulle entreprise ne change radicalement la forme ou la présentation de ses produits par crainte de déconcerter ses acheteurs. La couleur d'un lot de serviettes qu'un couple veut acheter se négocie âprement, il balance longtemps si cet été sera au Portugal ou en Espagne, et il hésite lourdement s'il votera écologiste ou socialiste au premier tour : on prétend à un choix, et l'on constate que toujours sa prétention est contenue entre des termes rapprochés, lorsqu'une extension de ce choix fait l'impression outrée d'une dangereuse et impensable anarchie (certainement pas de serviettes noires, ni l'Islande, ni le centre-droit !). C'est au mieux : « On verra plus tard », report à perpétuité de la volonté et de l'imagination ; en attendant, chacun se range par compromis à l'admissible, on concède, on atténue son être, mais plus tard on sait bien qu'il sera « trop tard pour changer ». Le carcan délibératif où n'a pas conscience de se trouver le Contemporain est la preuve criante de sa paralysie, de son innocuité et de son anéantissement : il croit, parce qu'il préfère entre le rose et le violet, qu'il a conservé la faculté de former des hypothèses, c'est justement ce qui indique que sa machine n'est plus en état d'examiner son vouloir et d'y faire correspondre son agir, qu'il n'a plus de vrai vouloir et adapte seulement l'agir aux circonstances habituelles. Comment serait-il identité et individu, lui qui est incapable de concevoir des possiblesque son environnement le plus immédiat ne lui propose pas ?
Vraiment, le trouble qu'il faut lui injecter, c'est de le forcer à imaginer son monde sans tradition, sans rite, sans usages, sans morale, avec l'obligation de déterminer ses propres vœux rapportés à des réflexions et sentiments personnels, sans influence : aussitôt, il s'apercevra que toute son existence dépend de poursuites de conventions, et que sans incitations homogènes qui, multiples mais dans la même direction, le contraignent à un paradigme unique et serré de satisfactions, il ne sait agir ou penser, qu'il n'a pas le commencement d'une conception de ce qu'il faut faire et être, qu'il est incapable de se diriger avec autonomie. Le Contemporain est un robot guidé sur des rails vers un pareil horizon, répondant à des stimuli programmés qui lui servent d'échappatoire au travail véritablement humain de fixer sa propre voie vers n'importe quel point cardinal.
Même, un autre trouble supérieur serait de l'amener à entendre concrètement combien il fabrique de rituels incessants, permanents, pour oublier d'être, comme des tocs pour négliger sa maladie d'existence : il revient inévitablement, dans chaque situation, à la situation identique antérieure pour se conduire, s'y réfère comme au plus sage conseiller, et en l'absence de repère il s'incite à chercher une manière de ne pas réfléchir à son pouvoir en divertissant ses fonctions intellectuelles. Quand il pourrait profiter d'une soirée pour créer, il se place comme la veille face à des écrans ; quand il aurait un temps pour penser, il met de la musique comme il en a la commodité pour lever l'embarras ; quand il est curieux d'une information, il pose toujours les questions sempiternelles et plates qui le rassurent et l'empêchent de se blâmer d'indiscrétion ; la succession des minutes de ses journées est une stricteorganisation dont le but est précisément l'évitement d'une particularité, d'une innovation ou d'une liberté ; il s'épargne l'homme en lui, au point qu'on peut dire qu'il est occupé principalement à fuir une singularité et à différer ses forces humaines. Le Contemporain n'a pas le commencement d'un exemple d'insubordination réelle contre la force d'Ordinaire qui lui fait une gravitation irrésistible, il échappe sans cesse à la dimension de l'existence qui consiste en la délibération parmi un vrai choix, il perd la mesure d'un devoir-d'être qui crie de moins en moins fort en lui, et il finit par se croire suffisant quand il n'est que normal : la loi toute puissante qui le détermine est sise en-dehors de sa nature, de sa vitalité et de sa puissance ; il n'est que parcelle de lui-même, reliquat, avorton, et sous-homme ; tout ce qu'il exprime est plié à cette censure imposée par le Convenu et le Traditionnel ; il n'a pas une idée d'un Être en lui, il n'est que société et que rouage, il est rompu à la fonction sociale, il est mœurs et réitération ; il n'est pas, ne sait pas être, confondant l'être et le suivre, il ne se sent grand que lorsqu'il se soumet extrêmement à des normes jusqu'à l'abnégation de lui-même.
Ce qui a été de plus digne, de plus noble et de plus vénérable en l'être humain a, chez le Contemporain, carrément disparu de perspective et de vision : il ne se figure plus la supériorité de l'autonomie, il n'imagine plus ni même ne rêve d'indépendance pionnière et de génie inédit. Ces idéaux sont passés ; un Contemporain accompli coopèredu mieux possible, et il prend tout l'appareil historique de sa société pour continuité fatidique et pour progrès irréfragable.
C'est une désespérance sans fond : il n'y a pas en lui le début d'un Adulte, pas le début d'une fierté, pas le début d'une pureté ou d'une vraie joie. Son malheur écrasant et lamentable vient de ce que, pour se sentir bon, il ne tient qu'à se vérifier conforme c'est-à-dire tout à la fois validé et anéanti par l'antériorité. Il se compare à la mauvaise pierre de touche, il se frotte à ce qui révèle sa lâcheté et non sa bravoure, il prend son sentiment d'adéquation pour un bonheur, mais c'est ce qui le fait disparaître, de sorte que, quand il est « heureux », à cet instant même il n'est plus, il ne sait plus à quoi rapporter la sensation de satisfaction parce qu'il s'est assimilé et dissout dans ce travail, parce que « je » s'est anéanti. Il est alors pleinement adhésif, il se fixe et absorbe, il vampirise les forces du déjà-fait ambiant et omniprésent en se les appropriant, mais simultanément ce « il » a perdu toute propriété et n'existe plus, augmenté d'un pluriel sans un « je ». Et ainsi, même la joie ne peut plus entrer en lui, malgré la conformation parfaite à ces valeurs solidaires : il s'est converti au grand air du rien, s'est pourvu d'un grand souffle vide au détriment de sa chair, et comme il n'est plus aucune place pour absorber le plaisir du néant dont il s'est gorgé – nul organe, si l'on veut –, il ne reste aucune matière pour accueillir et se réjouir de la substance de cette prétendue grandeur. On est ainsi allé aussi loin qu'on voulait dans la conformité qui devait offrir l'occasion de la joie, pour s'apercevoir que la conformité n'est pas un être qui peut profiter d'un sentiment, que c'est juste l'établissement d'un fantôme d'illusion. Rien qu'une dépression avale l'amateur achevé de la suprême tradition : c'était potentiellement un soleil, mais à force de chasser méthodiquement la lumière de lui, il s'est finalement – par un paradoxal succès –, changé en trou noir, attirant à sa matière quantité d'astres qui s'en servent en exemple et épuisent leur énergie à leur imitation.
À force d'être solidaire à des forces extérieures, on est seulement plein d'autrui – et c'est la nuit qui règne dans l'univers – : où est donc la place pour le Soi-clarté ?
L'homme s'est éteint du Contemporain. Particulièrement, le Contemporain l'a perdu du moment qu'il égara – étymologiquement même – l'insolence.
C'est par où il ne sait plus véritablement penser : quelqu'un qui vit sans la moindre idée d'une distinction ne pense pas, il est simplement une bille sur une pente qui prolonge à peu près le marquage qu'on lui a tracé. La tendance conservatiste est une déshumanisation et une éclipse de l'âme.
Toutes ces habitudes profondément ancrées en lui occupent tant de place qu'à présent il n'est qu'habitudes. Le Contemporain ne sait plus son devoir d'homme, n'entend plus l'appel à être ou il n'ose y répondre, trouvant des prétextes. Il n'est pas pour une raison simple : il n'est que la somme de phénomènes passés, superficiels, qu'il reproduit ; il ne s'attache qu'à la forme visitée de circonstances léguées, qu'il réitère – il appelle cela : « respect ». Il n'existe même pas réellement en lui de temps présent à partir duquel il délibère : un présent renferme toujours la possibilité d'un embranchement ; or, c'est un souvenir qui guide ses remodelages, et il ne prend ses décisions qu'à partir d'une codification préétablie, parce qu'il consent. Son existence est un héritage minutieusement accepté et réglé. Il n'existe pas de bifurcation utile et atteignable dans ces circonstances. Rien qu'une autoroute sans bretelle de sortie.
Le Contemporain n'est pas, non : systématiquement, tout en étant, on peut plutôt dire qu'il était.
Post-scriptum : Mon lecteur est-il sceptique ? Doute-t-il encore une fois si c'est par médisance et pessimisme que j'attribue au Contemporain le défaut intrinsèque de la faculté d'initiative ? Eh bien ! il suffit de demander à n'importe qui : « Toi, qu'est-ce que tu as choisi, véritablement, cette semaine ? » Il vérifiera combien l'alternative qu'on lui rend repose sur un faible nombre de conventions inquestionnées – il y aura même quelque chose de douloureux à écouter la réponse dérisoire et cependant sérieuse. Nonobstant, à ce jeu, je le préviens, il risque fort d'embarrasser en souriant face au ridicule du « dilemme » qu'on lui représentera ; aussi lui conseillé-je : peut-être vaudra-t-il mieux ne pas insister.
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