Le déclin actuel est continuation

On m'aura mal compris si l'on pense que, quand j'accuse la médiocrité de la plus jeune génération d'adultes actuelle, c'est pour indiquer combien elle relève d'un écart à la précédente ou d'une accélération particulière de l'imbécillité. On aura tort de supposer que mon effarement, produit par le constat d'un crétinisme qui paraît perpétuellement arrivé à son comble, signale la réprobation d'un état imputable seulement à certains groupes : cette dégénérescence est pour moi le fruit progressif d'une évolution générale commencée il y a longtemps. Il serait trop facile de dégager sa responsabilité, par « contraste », de ce qu'on tient à passer pour des différences essentielles mais qui, à bien examiner, ne consistent qu'en variétés nouvelles d'une vilénie déjà installée. Ce Contemporain-ci est la conséquence du presque-Contemporain de naguère, et ainsi de suite. De pareilles propriétés ne sautent pas si subitement une génération.

Comment comprendre alors mes assertions quand on croit constater une opposition ?

La société du Confort, après avoir produit des êtres incréatifs et célébrant l'ostentatoire sans mérite, tout disposés à fuir la difficulté de l'Individu et à quérir la paix dans des simulacres – siècle des boomers, pour le dire sans ambages –, est arrivée au point de dégradation où l'effort, logiquement, apparaît un vice, et où l'homme ne tient plus à savoir en propre une chose c'est-à-dire à vérifier un fait, ce qui réclamerait un certain travail – siècle des écrans, pour le dire sans nuance – : il n'y a donc pas discontinuité. On ne peut pas blâmer en particulier les dernières générations pour des défauts qui existaient déjà en potentiel chez leurs aînés : refus de la raison, de la constance, de la fatigue, de la performance, et poursuite assidue de l'aisance, du jeu et des privilèges. Simplement, l'absence de frustration que ces tendances ont rencontrée et favorisée a permis de prolonger l'abrutissement sous-humain : la morale antérieure s'est affermie en une société plus technologique, elle a eu le temps de se diffuser et de prendre, au point qu'on devrait admettre que notre conception assumée de l'existence est celle que nos parents n'osaient pas poursuivre, par crainte d'oppositions sociales. Il est ainsi fort probable qu'on vit toujours en la réalisation morale d'une génération avant soi, et que l'état des mœurs actuelles représente l'état des pensées tues d'il y a une vingtaine d'années, ce qui est fort cohérent en une civilisation de gens convenus et perclus de réputations, gens de trop peu d'audace pour risquer la manifestation de leurs envies spontanées. Pour moi, je ne distingue aucune rupture entre ces générations, rien qu'une échelle un peu plus coupable de délassement, je ne vois qu'un long progrès déclinant en abandon de plus en plus complet des facultés d'initiative et de volonté : l'individu poursuit sans heurt sa tranquille extinction de décennie en décennie. Je ne sais pourquoi il faudrait blâmer les plus-Contemporains au prétexte qu'ils pensent seulement encore un peu moins à entretenir leur être, l'intégrité de leur dureté, la conscience du refus des faiblesses et des faibles : leurs parents n'avaient après tout que l'avantage d'être maintenus au travail par davantage de menaces issues de nos grands-parents, et toute leur résolution ne consista, autant qu'ils purent, qu'à s'y opposer veulement par leurs incitations à développer encore leur confort. On pourrait arguer, en somme, que la seule expression de leur personnalité se résuma à obtenir de moins agir : certes, ceci est à présent acquis chez les jeunes gens qui n'ont plus à réclamer, pour ultime motif d'actions, de devenir sots, puisqu'ils le sont déjà avec la permission de tous (leurs réclamations ne sont que des « perfectionnements » en ce domaine, encore que plutôt légers en comparaison). Pour le dire uniment : nos jeunes gens n'ont pas aussi fort et contre autant d'oppositions que leur aînés réclamé atteindre l'idiotie.

Ceux qui s'étonnent du point de stupidité que la société a atteint cherchent surtout à se scandaliser, à s'écarter, à se dédouaner de cet état des mentalités en feignant seulement de le découvrir comme s'ils n'y avaient pas contribué. Je ne souscris pas à cette lâcheté, la surprise étant en soi déjà l'indice d'un défaut de la réflexion. Je ne suis pas, je ne suis jamais, consterné par ce que je constate de l'ersatz d'homme présent : c'est logique pour moi, après l'analyse de sa généalogie, de le trouver tel qu'il est ; je n'entends pas où se dessinerait une anomalie. Vos indignations vous ridiculisent et vous font apparaître vous-mêmes des crétins de vous offusquer du crétinisme ambiant qui s'inscrit dans l'ordre des successions – car c'est votre héritage aussi. Comme vous le dénoncez avec force, il vous semble tout à coup que vous n'en faites pas partie, que vous pouvez témoignez extérieurement de cette déchéance, cela vous soulage, vous extrait, vos éreintements passionnés vous délivrent, vous vous purgez de tout lien avec l'objet que vous dénoncez ; or, par exemple, depuis quand n'avez-vous pas lu ? les statistiques, pour le moins, ne font pas en ce domaine étalage de votre supériorité... Il vous arrive de critiquer même ceux qui sont au-dessus de vous pour vous consoler d'être restés si en-deçà, et l'on comprend que la place parfaite vous paraît précisément toujours la vôtre, sise exactement entre les deux : il faut un « juste milieu de travail et de plaisirs », n'est-ce pas ? et chacun en dit autant, même les plus jeunes que vous conspuez, cycle sempiternel des excuses – ils seront tôt ou tard à leur tour les parents de ceux qu'ils brocarderont. Il n'y a même pas, que je sache, une évidente accélération de stupidité : c'est plutôt régulier, cohérent, homogène, cela avait débuté avant vous, depuis plus de cent ans, s'est continué avec vous, et touche à présent vos fils – et certains d'eux, comme moi, ont déjà mesuré combien ils vous ont assez facilement dépassés. Ne prenez donc point ces airs affectés de retraités du monde, de sages reculés, d'ermites ascétiques, au prétexte que vous aspirez à ne pas vous inclure dans ce lot de décrépitudes, car le signe même de la décrépitude, c'est de largement considérer, sans réfléchir, que chacun est affecté d'un mal qu'on ne se sent pas et qu'on se nie, cependant que, précisément, ses forces mentales sont déjà si affaiblies qu'on ne s'aperçoit plus de ce que devrait être, en un monde moins compromis que celui où l'on a pris l'habitude de vivre, la pleine et digne force d'un individu normal.

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