Le Contemporain n'a jamais perdu une guerre

Le Contemporain n'a pas peur de la guerre, parce qu'il arrive toujours si tard dans la succession des siècles que, existant aujourd'hui sans peine, il a l'impression de l'avoir toujours gagnée. Un Français d'après le désastre de 1870, d'après la chance de 1918 et d'après la débâcle de 1940, croira encore, puisque la France est toujours « riche », qu'il a remporté chacun de ces conflits, mais au même titre sans doute qu'un Allemand. Le fait même d'être né après la guerre suppose qu'on lui a survécu, et comme on se trouve au temps confortable de la paix, c'est qu'on n'a assurément pas à subir soi-même les douleurs et les remords d'une défaite. Celui qui vit en état de contentement suppose a priori qu'il a triomphé des difficultés : n'ayant guère à supporter d'inconvénients, il faut que sa situation témoigne de ce qu'il est victorieux, en quoi il se fiera au témoignage de sa société qui a décidément traversé les obstacles envers et contre tous, fût-ce contre les mauvais rejetons issus d'elle-même qui heureusement ne sont plus.

Mais quel est donc le pays qui n'a pas « traversé les obstacles envers et contre tous » ? La persistance même d'un pays est la démonstration que le pays continue d'exister : est-ce bien une raison pour se croire important et immortel ?

Il est étonnant qu'une nation aussi perpétuellement défaite que la France n'ait pas cessé d'entretenir un optimisme aveugle de vainqueurs : le citoyen s'y sent fort et imprenable, mais ses ancêtres ont presque toujours échoué, et son État a depuis longtemps démontré sa faiblesse, de sorte qu'il ne doit sa conservation environ qu'à la chance. Ce doit être ce qu'on appelle sa résilience : se croire sans cesse puissant quand on n'a pas le souvenir d'une grandeur. Mais cela conduit à trop de légèreté, sensation d'invincibilité sans combattre, vanité vraiment absurde, et arrogance insouciante : même quand il aura perdu tout pouvoir et la moindre parcelle de ce qui justifie un orgueil, le Français continuera de penser : « Nous nous sommes toujours remis des batailles avec supériorité, c'est ce qui ne peut manquer encore une fois d'advenir. » Depuis cent cinquante ans au moins, son pays n'a rien vaincu : De Gaulle entretenait aussi la légende d'une certaine « idée de la France », et il a fini par comprendre la réalité française, la passivité avec le « veau » morne et têtu. L'habitant est content sur la foi de livres d'histoire et de géographie qui sont des propagandes nationalistes. C'est un benêt satisfait qui ne rechignera pas à envoyer son compatriote à l'armée ou à la guerre en la créance que sa nation a toujours, sous l'effet de sa destinée et grâce à son excellent esprit, surmonté les défis et les adversités.

Cette pensée est surtout telle que, pour la perpétuer, il faut intensément ne rien examiner. Si l'on s'en tient aux préjugés et aux proverbes, à l'imagerie de Gaulois et de Résistants, alors tout va bien, et chacun se croit dans le monde un potentiel considérable. La France est ainsi un pays de gens qui ont intérêt, pour le sentiment de leur assurance et de leur sécurité, à ne jamais étudier ni se réveiller.

Post-Scriptum

Une réflexion supplémentaire m'incite, plus de deux mois après l'écriture de cet article, à y produire un addendum si étroitement lié que je ne veux le publier à part (addendum qui sera peut-être plus long que l'article initial). Il s'agit de signifier qu'au terme d'une guerre, non pas immédiatement mais quinze ou vingt ans après, les survivants ont non seulement l'impression de l'avoir concrètement gagnée, mais d'avoir gagné en vertu. Voici pourquoi :

Quand un pays est désigné victorieux, en dépit même de l'inefficacité de son armée et de l'attitude douteuse de son peuple comme ce fut le cas en France au moins lors de la Seconde guerre mondiale, il va de soi que toute la nation se trouve augmentée d'une aura de gloire qui resurgit à la fois sur ses survivants et sur ses générations futures. Le statut même conféré par les textes juridiques établissant le triomphe attribue une fierté et un honneur à ses habitants qui, même sans avoir pris part aux événements, les dispensent de réfléchir aux faibles justifications pour y prétendre. En somme, on n'a jamais honte d'être officiellement reconnu vainqueur, et la désignation suffit à effacer tous faits déshonorants, ou presque tous, qu'on pourrait se reprocher, puisque le résultat est tel que les actions ou inactions de l'époque belliqueuse sont légitimées : l'important est que le pays, c'est-à-dire par raccourci « on », a gagné. Or, une telle satisfaction rebondit par transmission et propagande sur les enfants et sur leurs successeurs qui se figurent, faute de vouloir remettre en cause des mœurs et des égrégores valorisants, que l'enseignement-du-fait reçu est exact et tolère peu de corrections, en sorte que, d'évidence, la victoire d'un pays dans une guerre induit toujours en sa population le sentiment de la grandeur triomphante.

Or, à bien examiner, il en est de même pour un pays vaincu. La défaite solennelle instruit toujours une façon d'injustice qui conforte le peuple défait dans la conviction de sa vertu plutôt qu'elle ne l'en corrige. Les Allemands de la Première guerre mondiale n'ont généralement pas jugé qu'ils avaient eu tort comme les Français se le représentent, ils ont estimé qu'ils avaient été trahis, si bien qu'ils ont souvent déterminé que la défaite n'était point imputable au manque de valeur, au contraire, et c'est précisément ce qui incita Hitler à représenter l'idée que la défaite était liée à des influences intérieures qu'il fallait chasser du pays. Par ce prétexte commode, la vertu allemande restait sans tache, et la victoire française se changeait, selon l'image allemande, en simple conjoncture mêlée de compromissions. On ne vit donc pas que le peuple allemand se sentit corrigé d'avoir perdu la guerre : il avait encore gagné, au sens où, selon lui, il aurait « dû gagner » si l'on s'était fié uniquement à sa grandeur morale.

On me rétorquera que, pour la Seconde guerre mondiale, il en va autrement : c'est qu'il est incontestable que beaucoup d'Allemands reconnurent ensuite la dimension abominable des crimes commis par les nazis. Peut-être ; il faudrait encore vérifier si la plupart des nazis restants ne trouvèrent pas eux-aussi des prétextes d'injustice à leur défaite, et si la part de la population qui avait été gagnée aux idées nazies ne se contenta pas de feindre le repentir ou d'oublier leurs adhésions passées : dans ces cas, il faudrait admettre la persistance du sentiment personnel de la vertu. Mais si l'on argue que le peuple allemand présent, quatre-vingts ans après Hitler, est généralement opposée aux pensées de dictature et d'antisémitisme, je veux certes en convenir volontiers, mais c'est alors pour signifier autre chose que l'admission par lui de ses erreurs et de ses vices : non que le peuple allemand se soit repenti par la reconnaissance de son tort, mais qu'il a conservé tout au contraire le sentiment de sa louabilité. Pourquoi ? Parce que le peuple qui reconnaît l'horreur nazie n'est plus le peuple nazi : cette nation qui sait aujourd'hui qu'elle a légitimement perdu la guerre n'appartient plus à ceux qui l'ont effectivement perdue, de sorte que le peuple allemand qui aujourd'hui déplore et dénonce l'hitlérisme, plutôt que de ressentir l'impression de défaite, triomphe encore et s'exalte de ses vertus exposées. On confond trop un pays en diachronie et en synchronie, au sens où si c'est l'Allemagne « longue » et « durable » qui a perdu cette guerre, je veux dire le nom de l'Allemagne conservé tel qu'il figure dans les manuels, ce n'est en aucun cas l'Allemand d'aujourd'hui, qui, au lieu d'éprouver désolation et honte plus qu'en superficie, a l'impression d'avoir lui-aussi triomphé de l'Allemagne nazie : l'Allemand du présent se sent également victorieux de l'Allemagne de Hitler – et il en va ainsi probablement de toute population renouvelée d'anciennes dictatures.

C'est en quoi un régime fautif n'induit nullement, au-delà de ses acteurs immédiats (qui seront bientôt unanimement conspués, par opportunisme psychologique), une sensation de perte de valeurs : ce sont en somme toujours les « vertueux » qui remportent la guerre avec gloire, et la guerre, quelle qu'en soit l'issue, induit au-delà d'un certain délai l'impression de valeur chez les peuples vainqueurs aussi bien que vaincus : on a gagné par sa valeur, ou l'on a perdu parce que le gagnant a manqué de valeur (il a « trahi » par exemple ou il a commis pour l'emporter des actions immorales), ou, quoique compatriote, le pays a certes perdu, mais une circonstance distanciée incite à assumer la victoire quand même. C'est justement une raison universelle qui fait que le Contemporain ne craint jamais la guerreparce qu'il considère que la guerre triomphe toujours en faveur des Justes, et il ne s'estime injuste en aucune façon ; pour le dire autrement, il a l'impression que toutes les guerres ont été remportées par le camp de la vertu, ou parce qu'il s'associe aux vainqueurs, ou parce qu'ils se détache des vaincus, et l'on n'a jamais connu un homme qui se repentît sans opportunisme d'une défaite à titre personnel ; c'est bien ainsi que l'histoire présente ses fins et perpétue ses représentations, étant écrite par des générations qui ont intérêt à entériner des victoires comme leurs. On ne voit pas, pour l'exprimer sans ambages, d'historien-de-la-défaite, d'historien durable qui ait fait d'un échec méticuleusement décrit une condition temporaire, d'historien célèbre et reconnu qui n'ait pas donné aux réalités passées une valeur définitive et juste, une assise selon l'ancienneté-qui-valide, il n'existe pas en somme d'historien-du-provisoire c'est-à-dire d'historien se contentant de présenter une situation sans l'admettre une direction-témoignage vers une certaine forme de progrès – la foi dans le progrès est quasiment une condition de l'historien. Or, comme le Contemporain se croit perpétuellement vertueux, héritier lui-même des vertus conquérantes de sa nation ou des vertus contraires à l'état de sa nation prise à une « mauvaise » époque de son passé dont il a « tiré des leçons », il suppose d'emblée qu'il ne peut pas perdre une guerre avec de si bonnes intentions, l'histoire selon lui n'en ayant pas donné l'exemple, il n'hésite donc pas à se lancer en des entreprises belliqueuses et hardies avec la certitude d'un succès qui s'interprète presque comme une Providence, comme la créance, étayée par les faits historiques c'est-à-dire par des historiens qui comme lui sont tout de « bonne conscience » et « d'estime de soi », que jamais un peuple aux pensées légitimes ne perdit un conflit dont la rétrospective est toujours faite et narrée par les gagnants-en-vertu, qu'ils appartinssent officiellement aux vainqueurs ou aux vaincus – l'histoire est, quoi qu'on dise, une perpétuelle légende. On croit ainsi toujours que la pureté des intentions est ce qui détermine le plus l'issue favorable d'une guerre, mais c'est parce qu'on n'a pas connu une guerre qui ait été rapportée comme le triomphe définitif du mal, en dépit de ce qui est : à la fin de la relation des historiens, il faut toujours que le Bien ait tôt ou tard rétabli une offense, ainsi les générations successives conservent-elles la croyance en leur force et en leur destinée, donc la certitude de leur triomphe futur.

Voici ce qu'on peut dire en somme : la guerre procède, de tous les camps, du sentiment d'avoir raison et du sentiment que la raison l'emporte toujours, cependant qu'il n'existe pas une seule défaite pour donner, en synchronie c'est-à-dire au particulier qui se juge, le sentiment d'avoir ou d'avoir-eu tort.

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