Lame de fond de l'évolution intérieure

Le progrès de nos facultés n'est jamais instant ni ponctuel – on devrait faire ce constat avec plus de publicité et de science. Si je quitte plusieurs jours l'effort d'écrire, longtemps je ne suis pas dégradé et conserve mes ressources mentales ; inversement, si sur une brève période je me concentre à produire des réflexions ou à exercer ma mémoire, le bienfait du travail tarde à venir, et je puis ne le sentir que des semaines après et ne pas alors établir de lien entre mon progrès neuf et cet ancien ouvrage.

Tout ce que nous faisons avec application et qui dépasse un peu nos forces quotidiennes semble s'accumuler en nous comme une réserve qui doit encore mûrir, qu'on garde un certain temps inconséquent, inactif et inaccessible, et qui ne s'exprimera qu'en décalage avec l'époque de cet effort : le gain pour soi d'un travail ne se fait que rarement au moment prévu de l'examen, et la vendange la plus foncière est tardive. On s'en aperçoit quand, après s'être abruti des mois à apprendre des notions et des termes, on les conserve difficilement jusqu'où il faut les répéter, et, tandis qu'ils disparaissent, à présent inutiles, de la pensée, sans parfois qu'on s'en souvienne faute de pouvoir s'en servir, nous nous sentons, trois mois plus tard ou bien six, incroyablement disposés à retenir toutes sortes d'informations sans nul rapport avec celles qu'on a sues. Notre disposition à apprendre s'est développée, mais cette évolution ne s'est manifestée qu'ensuite, après nombre de nuits et de rêves où nous n'y pensions plus.

Ce progrès est ce qu'il faut viser et priser de supérieur dans tout apprentissage : non pas ce qu'on acquiert, là, de savoirs et de compétences immédiates, et qui n'est utile que dans les circonstances souvent rares où l'on peut s'en servir, mais la méthode universelle et applicable à d'autres domaines par laquelle on est en mesure de s'accroître de savoirs et de compétences nouveaux. C'est la lame de fond de l'esprit humain, cette déferlante qui gonfle lentement depuis les tréfonds de soi, ignorée, et qui, à par un mouvement long d'inertie, fait en quelque sorte le niveau et la direction de la mer : on peut désespérer de demeurer si bête, si inapte, si défaillant, tant qu'on est au moment d'apprendre où rien ne semble « s'accrocher » en soi, et un jour, sans qu'on ait cessé d'apprendre, on découvre avec surprise un progrès soudain sous la forme d'une aisance, on se rappelle le temps des lenteurs et des lourdeurs, et on se figure à tort que c'est ce qu'on vient d'apprendre qui fit la différence, une sorte de déclic ; or, on ne sait ce que ce dernier apprentissage aurait de hiérarchique ni en quoi il dirigerait tous les autres, on y ajoute donc en général une superstition ou une foi, et l'on fait de la notion un symbole : mais c'est plutôt, selon moi, que le sourd courant intérieur émané de semaines et de mois antérieurs vous a rejoint, et qu'il se superpose enfin aux petits détails que vous continuez d'apprendre en ce moment et qui paraissent seulement vous avoir élevé l'esprit. Vous apprenez mieux, vous comprenez mieux, vous êtes plus performant, et vous n'avez plus de crainte parce que ces forces vous rattrapent et qu'ainsi vos complexes, quoique toujours un peu justifiés, s'atténuent.

Une profondeur ne doit jamais se mesurer dans l'instant où l'on tâche de l'acquérir ou d'y atteindre ; on est toujours en retard de quelque durée sur la profondeur à laquelle on aspire, le gouffre nous rattrape tard, sa puissance comme gravitationnelle s'exprime à travers de longs temps et espaces. C'est pourquoi on se sent toujours insuffisant par rapport à ce qu'on vise, et pourquoi le sentiment d'insuffisance est précisément le gage d'un progrès : le désir d'atteinte conditionne l'élan avec lequel on commence à mouvoir cette vague sous-marine, et un tel désir implique, pour agiter de larges pans d'eau, la violence d'une grande frustration pour conduire au progrès et pousser les facultés plus petites et actuelles. Oui, mais c'est un progrès à venir, et la vague géante ne déferle que bien plus tard ; par conséquent, il ne faut pas cesser de travailler même dans l'échec, le fruit du travail n'accompagnant jamais ponctuellement le travail en cours – c'est-à-dire qu'insensiblement le travail qu'on croit seulement « en cours » est lui-même le fruit de longs travaux antérieurs et qui commencent tout juste à remuer.

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