La fixation du visage stéréotypé
C'est seulement une théorie, d'accord ?
N'avez-vous pas remarqué la façon dont avec l'âge le caractère se marque sur le visage, suite à leurs expressions répétées ? Par exemple, ici le regard acquiert une pesanteur stupide, là le sourcil prend un certain arrêt qu'il poursuit sans cesse, ailleurs une moue imprime à la bouche une forme qu'elle avait moins naguère, là le front reçoit une certaine ride à cause d'une émotion récurrente, et chez un autre c'est le nez ou le menton qui fléchit d'une manière qui correspond à l'humeur fréquente où son propriétaire se laisse emporter. Or, toutes ces poses se figent plutôt en relation avec une pensée omniprésente, avec un tempérament, avec un paradigme mental, que selon le strict vieillissement des os et des chairs ; en somme, ce ne sont pas les dents qui se sont déchaussées, mais c'est bien quelqu'un de perpétuellement sceptique qui a pris l'habitude d'avancer une lèvre molle qui reste à présent comme suspendue en avant. Je crois qu'on finit même par deviner l'attitude majoritaire des gens, celle qu'on lit sur leur mine sans les connaître et qui sert d'indice à les comprendre : cette mine ne constitue-t-elle pas un premier abord auquel on se fie, car il s'agit non d'attributs innés comme la taille et la couleur de cheveux mais bien de marques de caractère, creusées sur le visage comme l'eau du fleuve trace son impétuosité sur ses berges et son lit ? Ce semble bien les effets des réactions stéréotypées qu'ils ont l'usage d'arborer. S'ils deviennent prévisibles, c'est que leurs passions se sont imprimées sur leur face à force de servir. On mesure ainsi l'imbécillité, l'ouverture, la méfiance, le conformisme, la mollesse, et maintes autres émotions fixées à une multiplicité de signes aisément observables et peu démentis, sur les traits majoritaires du visage : cette assertion ne relève pas de quelque phrénologie, d'un symbolisme de proverbe ni du comportementalisme, c'est uniquement que, par exemple, quand vous savez que les gens sont confus et brouillons, d'emblée vous plissez les yeux d'impatience en les écoutant, avant même de deviner ce qu'ils ont à dire. Ou quand vous savez qu'en général vous ne comprenez pas bien les propos des autres, vous soulignez leur vue d'un sourire pour éviter de passer pour idiot et afin qu'ils daignent expliquer avec plus d'obligeance. Et caetera. Ces expressions signalent un certain rapport au monde ; elles sont l'équivalent de tics, de manies verbales, mais leur signification est plus ostensible, au point que chacun, regardant la mine de l'autre, anticipe sa façon de réagir non seulement à ce qui change sur ce visage, mais à ce qui est établi et durable. Faire l'expérience : on ne s'adresse jamais à deux inconnus de la même façon selon leur observation préliminaire : un visage « fermé » incite à être exact et bref, un visage « ouvert » autorise à plus de décontraction – et ce comportement, que je ne fais que dégrossir en large système psychologique, est encore excessivement général.
Or, si ma théorie est juste, je puis la mettre en pratique de la façon suivante :
On peut logiquement se demander ce que serait mentalement un homme qui aurait assez de distance pour s'inspecter régulièrement afin de s'empêcher d'exprimer ces airs stéréotypés, comme on annule un toc par vigilance ou thérapie. Il me semble qu'un tel homme serait capable de ne pas fausser sa pensée par l'automatisme de ses affichages, parce qu'on prend toujours par avance l'expression à laquelle on conforme son esprit, en sorte que ne pas arborer ces mines systématiques revient à retenir le machinal de la réflexion, comme on peut s'empêcher par soin d'utiliser des proverbes pour éviter d'être contaminé par le cliché. Je doute qu'on puisse porter ces airs d'imbécillité, d'ouverture, de méfiance, de conformisme, de mollesse et d'émotions fréquemment ressenties sans en être profondément atteint, et c'est par retournement logique que je m'interroge si en corrigeant leurs signes on ne peut pas aussi en faire disparaître l'origine, c'est-à-dire l'excès du sentiment lui-même. Si par exemple certains vieillards n'avaient pas pris l'usage d'avancer le menton et la lèvre inférieure pour signifier qu'ils sont décidés et obtus, et s'ils s'étaient méfiés de l'expression que cette lippe farouche leur donne, n'auraient-il pas lutté simultanément contre la vanité et l'entêtement ? En combattant les signes d'un mal c'est-à-dire ses symptômes, probablement combat-on au moins en partie le mal-même, le décèlement d'un vice étant étroitement associé à son enracinement du fait qu'on n'en chasse point l'expression, voire qu'on admire justement l'expression qu'il confère – dans mon exemple précédent : un air de décision ou d'autorité. On laisse prendre ce vice sur notre visage parce qu'on ne le considère pas tel, on lui ouvre un accès, bien que le plus souvent on en ait peu étudié l'inflexion. Le vice vient ainsi d'une conformation mentale, qui est similaire au moule expressif que prend le visage, parce qu'on néglige d'y prêter attention et qu'il finit par devenir un mode de pensée-expression. Or, se défendre de penser avec vice revient à se défendre d'exprimer ce vice : c'est la négligence du vice qu'on chasse alors, par conséquent le vice lui-même. Il y a donc beaucoup à parier que l'attention accordée aux signes faciaux corrige et prévient les postures mentales afférentes – le vice-même.
Je me regarde alors au miroir, et j'essaie d'observer par quelles expressions viendront les traductions de mes défauts, non pour les dissimuler mais de façon qu'en les supprimant dès à présent je puisse également annuler le vice qu'ils décèlent et qu'autrement je laisserais gagner graduellement par traces : la bouche particulièrement indique la peu résistible tendance de la pensée, la mienne aurait tendance à pincer avec le temps, je fais la moue circonspecte (mon nez aussi peut-être croche, si c'est possible). Je conserve cependant la mine assez neutre, uniforme, impassible, parce que je suis peu sentimental et me défie bien consciemment de la plupart des épanchements. J'ai eu assez longtemps les paupières semi closes faute de bien dormir, mais j'ai retrouvé, avec un sommeil plus fécond, l'ouverture de mes yeux, et je veille à présent à ne plus exprimer de ces airs endormis, indiquant une torpeur effective, qui me reprennent parfois avant le coucher. J'évite, en somme, d'avoir la mine d'un défaut, parce qu'en avoir la mine revient presque toujours à avoir le défaut-même.
Voici donc ma leçon pratique : prendre l'usage de se regarder, non pour s'admirer de l'extérieur, mais pour se méfier de ce qu'on exprime car c'est ce qu'on tend à être. Corriger au moins l'image de ses vices, et ne pas accepter leur installation sur ses traits, ce qui constitue toujours la preuve qu'ils ont totalement investi l'intérieur, qu'on les y tolère très bien, et qu'ainsi librement ils débordent.
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