L'orgueil du génie

Le génie est toujours orgueilleux : il n'existe pas une exception à cette règle, je vais le démontrer facilement. Ce n'est pas tant, comme on croit, que le génie a confiance en lui, c'est plutôt qu'il a confiance en l'erreur d'autrui. Celui qui est lucide, objectif, appliqué et laborieux, sans illusion sur la faculté de ses contemporains, ne présume jamais, après expérience, qu'en général un confrère est très bon : tout spécialiste d'un domaine sait que les hommes mentent, dissimulent leurs méconnaissances, et négligent leur travail ; ainsi n'a-t-il pas tort de supposer qu'en s'adonnant à un sujet, il parviendra au moins aussi loin que ce que la plupart prétendent y avoir découvert.

Si l'on ne me croit pas et qu'on suppose encore des génies modestes – on en suppose parce qu'à voir des photos de ceux qui tirent la langue, on croit qu'ils signifient leur besoin de simplicité –, qu'on considère ceci : qui, si humble qu'il admettrait que des inconnus ont abouti à des résultats dans la discipline où il fait ses recherches, proposerait d'exposer ses trouvailles ? Pour vouloir les divulguer, pour en sentir l'intérêt, il faut bien qu'il ait le sentiment d'être allé plus loin que les autres, sinon il se tairait ; même, pour avoir mené si avant ses investigations, ce n'est certainement pas dans l'unique perspective d'égaler des experts, mais de les dépasser quelque peu ! A-t-on déjà vu un génie qui ne faisait que se renseigner en posant des questions, et qui, chaque fois que « par hasard » il lui semblait avoir supplanté un confrère, pensait avoir passé les bornes et s'être forcément trompé en quelque chose ? C'est tout psychologiquement qu'un génie ne peut s'estimer médiocre ou commun, ou il n'aurait jamais entrepris ses travaux, ou il ne les aurait jamais révélés.

La bonté qu'il faut exiger du génie, selon moi, c'est la véracité, et nulle autre « qualité » qui le rapprocherait d'un homme qui se contente de ne pas savoir ou qui sait mal et l'avoue. Le peuple apprécie de se sentir proche des grands hommes, parce que quand ils lui ressemblent, il a l'impression d'en être sans effort, et cela le flatte : il croit qu'il suffit de chance pour faire une trouvaille. Je préfère l'artiste ou le scientifique qui, bien conscient que le monde est surtout fait d'imposteurs, ne masque pas ce qu'il ignore, ce qui lui donne légitimité à expliquer ce qu'il sait mieux que le monde. Je ne demande jamais à un génie de faire des sourires, de tendre des mains, d'être sociable ou d'arborer des empathies – je n'exige pas de lui qu'il présente les vertus d'un être banal, ce qui m'en ferait dégoûter un peu –, mais, pour toute bonté, je prétends qu'il soit excellent en son domaine et dise tout uniment ce qu'il sait aussi bien que ce qu'il ne sait pas – c'est cette « modestie » et pas une autre que je recommande. C'est d'ailleurs en quoi la plupart des génies, selon cette appréciation, ne sont pas bons, n'obéissant pas au principe médiocre de dissimuler ce qu'ils sont.

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