L'État profond
Ce qui rend notre pays si impropre aux changements vigoureux et nécessaires, et ce qui en fait sans nul doute l'un des plus inexact à entreprendre de vraies réformes d'ampleur, c'est ce qu'on pourrait appeler l'enracinement diffus de l'État profond.
Ce que je désigne sous ce nom est le système hiérarchique d'une administration dont le pouvoir et l'autorité sont ramifiés avec disproportion et où aucun cadre ni fonctionnaire n'a de véritable responsabilité légale. C'est ce qu'on constate à chaque commission parlementaire où l'on interroge un représentant de l'État sur ses manquements patents, comme on le fit il y a peu avec M. Le Maire : malgré non seulement la médiocrité mais la nullité de leurs résultats (on peut concevoir sans mal qu'en leur absence rien n'aurait été pire), ils ont toujours « fait ce qu'il fallait » et personne ne peut les poursuivre. Il n'est pas étonnant que leur compétence consiste surtout en rhétorique, que la rhétorique soit presque tout ce sur quoi on les choisit, puisqu'on n'a pas seulement le droit de les attaquer pour leur inefficacité : ils ne sont spécialisés que pour se défendre de ce qu'ils n'ont pas réalisé, encore leur rhétorique est-elle de pure forme (et c'est pourquoi elle est si mauvaise), leur défense n'étant d'aucune conséquence puisqu'ils ne risquent rien. Si l'on ajoute à cela la dépense considérable qu'ils occasionnent et le régime de corruption morale qu'ils facilitent, on voit combien ils servent la paralysie générale en faveur de puissances financières qui les influencent et qui les paient ou leur offrent la garantie qu'après ce « service » ils continueront malgré tout à bien vivre.
Et si les membres de l'État-profond s'allient si aisément avec les fortunes privées, outre le prestige qu'ils en tirent ainsi que des témoignages de gratitude qui en résultent parfois et qui, compte tenu de leur innocuité sur le peuple, ne peuvent venir que de partenaires privés, c'est qu'ils sont mus par deux « valeurs » identiques : les avantages et la stabilité – et je dirais même, tant ils appartiennent à la classe qui a un intérêt primordial à la continuation de ses privilèges, les avantages de leur stabilité. Ce point est évident et n'impose pas une longue explication : quand on a enfin accédé à une place privilégiée, l'effort individuel ne consiste qu'à la conserver en perpétuant son estime-de-soi. Ainsi, lorsqu'un propriétaire de champ de coton américain de la première moitié du XIXe siècle atteignait à un confort inédit, il ne prétendait pas tirer sa force d'une main d'œuvre gratuite, il disait que les esclaves avaient besoin de travailler pour ne pas dégénérer et qu'il agissait pour le bien de ses propres enfants.
C'est en particulier ce qui rend si délétère l'État-profond, qui n'a d'intérêt que pour la conservation durable d'avantages particuliers : il ne veut ni ne peut véritablement organiser des modifications importantes. Ce que l'Administration réclame de ses fonctionnaires ne consiste pas en actions-de-performance mais en postures-d'activité, caractéristique essentielle d'un État-profond. Un cadre du public n'est guère destiné à améliorer une structure, il n'a pour mission, souvent involontaire, que d'établir sa fixation en enracinant ses préjugés – et tous ceux qui ont travaillé sous ce titre vont se souvenir. Il s'agit pour lui de remplir un barème de réussite : on lui fournit une grille critériée, souvent sous la forme d'un tableau à double entrée, et l'on attend qu'il ait « coché les cases », y compris par des « actions faibles » c'est-à-dire par des formalités voire par des allégations, de façon qu'il n'ait « rien à se reprocher » ; il doit contraindre par des réunions ses subordonnés à exécuter des ordres souvent injustifiés et manifestement destinés à être sans effets. Son rôle n'est pas de légitimer mais de faire appliquer : son tableau et ses cases ne dénotent rien du perfectionnement d'un système, ce sont des concepts arbitraires dont les principes théoriques et péremptoires ne sont pas remis en question et qui débouchent souvent sur des affectations de service également appelées « procédures », car c'est encore la valeur de stabilité qui préside à leur sélection.
Voilà pourquoi les « réformes » en France se multiplient sans aucune conséquence : ce sont des changements apparents, faits pour occuper des gens sans modifier les lois intrinsèques d'une Administration. On ne tient pas à un résultat en termes d'effets mais en termes de nombres d'obéissance : on a « fait »... beaucoup d'actions dénuées d'importance, actions symboliques, actions statistiques. Il n'existe pas un secteur du public qui parle un langage de performance au-delà de chiffres liés à des quantités dématérialisées et à des valeurs scripturales : on y a pris l'habitude de répondre à des objectifs qui n'entraînent pas d'amélioration notable pour l'usager, on « fonctionne », c'est pourquoi les Français sont intrinsèquement accoutumés aux discussions politiques qui, malgré les promulgations, ne débouchent sur aucune réalisation sensible. Il faut reconnaître qu'ici la moindre réforme concrète passe pour révolution : quand un gouvernement adopta le Mariage-pour-tous, qui est pourtant une loi « élémentaire » dont la nature « réelle » devrait être régulière (à quoi bon légiférer sans effet ?), le peuple français eut l'impression d'un bouleversement inouï. Or, ce n'était qu'une loi utile ; oui, mais il n'y en avait qu'une, et depuis longtemps il n'en avait pas connu.
Le principe psychologique de cette stagnation est aisé à comprendre : comme un haut- fonctionnaire doit sa place à la cooptation (cette cooptation peut être déguisée derrière quelque « concours » où l'épreuve principale, souvent dite « sur dossier », est le masque d'officialité de la cooptation), il estime de son devoir d'appliquer des normes même absurdes, parce qu'il doit son confort à des supérieurs qui l'ont favorisé sans qu'il s'en sache bien le mérite : c'est alors ce qu'on appelle, car il faut à tout homme des prétextes de bonne-conscience, « agir de manière éthique et avec loyauté ». C'est pour cela que tout règlement du public impose la Réserve et la Discrétion : cela signifie simplement qu'il est hors de question de dénoncer et contester quelque chose, même en y mettant les formes. Tout fonctionnaire – je fais exception du Ministère que j'occupe et que je n'ai pas le droit de critiquer – est rémunéré pour réfléchir à des moyens de mise en œuvre, presque jamais à des buts. On ne demande pas même à un cadre d'y déterminer des objectifs novateurs et utiles, car ces objectifs en un État-profond sont issus du petit nombre de personnes en accointance avec des entrepreneurs et leur lobby, mais il ne faut qu'augmenter le « score » de tel paramètre, peut-être insensé, qu'un ministre a décidé, c'est-à-dire qu'une entreprise ou qu'un groupe a « suggéré » à ce ministre.
Il est tout cohérent, sachant cela, que l'élection de M. Trump implique pour le pouvoir français une catastrophe : c'est un homme qui en parole a battu campagne contre l'État-profond dont il estime avoir été victime, contre son incompétence, ses trafics, sa tyrannie et ses effets de stagnation, et qui réclame le retour des responsabilités civiles et pénales. Il est plus déterminé que jamais à s'en prendre à ceux qui ont confisqué à la Démocratie son action collective et qui l'ont enferrée dans une paralysie profitant à des intérêts personnels trop nombreux, et dont la réalité-sue serait si scandaleuse chez nous qu'on préfère affecter de l'exagérer sans y regarder. L'influence de Trump, comme elle risque d'être concrète, peut s'étendre si les médias laissent transparaître sa résolution farouche et s'ils n'en communiquent pas l'illusion d'un entêtement brutal et obtus. Car il est tout logique que les médias servent l'État-profond ; seulement, par progrès le peuple ne les regarde ou ne s'y fie plus. Cela ne signifie pas que la révolution ici est proche, mais que les forces démocratiques de nations puissantes vont jouer bientôt contre les arrangements fonctionnaires et les privilèges de caste, et les conséquences positives de telles actions peuvent amener les peuples à prendre conscience à la fois de ce que peut être une réelle efficacité politique et du divorce opéré entre eux et des gouvernements qui ne se cachent même plus de les mépriser et qui rejettent une à une chaque proposition proprement républicaine que les Assemblées représentatives leur font. On risque de s'apercevoir de mensonges et tripotages outre-Atlantique dans lesquels les dirigeants français ont trempé, et il se peut que cela resurgisse sur la politique de France et d'Europe, du moins sur l'image des politiciens, bien que l'immunité demeure un principe établi et que je ne devine pas comment les Français, qui forment bien un des peuples les plus veulement installés dans leurs habitudes de confort, pourraient avoir l'idée soudaine et impromptue – proprement intempestive – de se révolter.
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